Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/45

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Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 434-442).

QUARANTE-CINQUIÈME RUNO

sommaire.
Louhi apprend que, par la vertu du Sampo, la prospérité règne dans les régions de Kalevala. — Elle en conçoit une grande jalousie. — Ses invocations à Ukko. — Loviatar, la fille de Tuoni, met au monde neuf enfants, neuf monstres, principes d’affreuses maladies. — Louhi les déchaîne contre les fils de Kaleva. — Wäinämöinen multiplie les conjurations et les moyens magiques pour se soustraire à leur rage. — Il sauve son peuple de la mort et de la perdition.


Louhi, la mère de famille de Pohjola, apprit, par la renommée, que Wäinolä[1] florissait, que Kalevala prospérait, par la vertu des débris du Sampo, des fragments du beau couvercle.

Elle en conçut une jalousie immense, et elle se demanda, dans sa pensée, quelle malédiction, quelle mort elle pourrait faire tomber sur le peuple de Wäinölä, sur la race des fils de Kaleva.

Elle commença par invoquer Ukko, elle supplia le dieu tonnant : « Ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, écrase le peuple de Kaleva sous une grêle de fer, sous des aiguilles d’acier, ou bien tue, extermine par la maladie cette engeance misérable : les hommes dans l’enclos des grandes habitations, les femmes sur le plancher des étables ! »

Il était dans Tuonela[2] une vieille aveugle, Loviatar. C’était la plus méprisable des filles de Tuoni[3], la plus dégradée des filles de Manu[4] ; source de tout mal, principe de mille fléaux ; son visage était noir, sa peau d’un aspect horrible.

Cette hideuse fille de Tuoni, cette vierge aveugle d’Ulappala[5], dressa son lit sur la route, son grabat sur la terre nue ; et elle se coucha le dos contre le vent, le flanc contre l’air dur et froid, vis-à-vis le lever du soleil[6].

Survint un ouragan terrible, une grande tempête du côté de l’orient ; et le vent féconda la femme monstrueuse, sur le champ dépouillé d’arbres, sur la terre vide de gazon.

Elle porta un sein dur, un ventre lourdement chargé ; elle le porta deux et trois mois ; elle le porta quatre et cinq mois, sept et huit mois ; elle le porta neuf mois entiers, suivant l’antique mesure des femmes, et jusqu’à la moitié du dixième.

Alors, le fardeau devint fatigant et douloureux ; mais la délivrance n’arriva point, bien que le terme fût arrivé.

La femme changea de place ; la prostituée se rendit pour accoucher entre deux montagnes, dans l’écartement de cinq rochers ; mais, là encore, la délivrance n’arriva point, bien que le terme fût arrivé.

La prostituée chercha une autre place ; elle se transporta près des sources bondissantes, au sein des ruisseaux murmurants, mais, là encore, elle ne put déposer son fardeau.

Elle gagna la chute mugissante d’une cataracte de feu, elle plongea au milieu du vaste tourbillon, sous trois torrents déchaînés, sous neuf rochers escarpés ; mais, là encore, la misérable ne fut point délivrée.

Alors, la femme abominable se mit à pleurer, la créature hideuse se mit à crier ; elle ne savait plus où aller, où porter ses pas, pour alléger son sein, pour donner le jour à ses petits.

Jumala lui parla du haut des nuages, le Créateur lui dit du haut du ciel :« Tu as là-bas, sur le bord de la mer, dans la sombre Pohjola, dans la nébuleuse Sariola, une maison à trois angles. C’est là que tu dois te rendre pour accoucher, pour alléger ton sein ; on y a besoin de toi, on y attend les enfants que tu dois engendrer. »

La fille noire de Tuoni, la vierge dégradée de Manala se dirigea vers les habitations de Pohjola, vers la maison de bain[7] de Sariola pour y accoucher, pour y alléger son sein.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, la vieille édentée de Pohja l’introduisit en secret dans la maison de bain, et sans que le peuple du village l’entendît, sans que la nouvelle en arrivât jusqu’à ses oreilles.

Elle fit aussi mystérieusement et en toute hâte chauffer l’étuve ; puis elle en frotta les portes avec de la bière, les gonds avec de la kalja[8], afin d’empêcher les portes de crier, les gonds de grincer.

Ensuite, elle éleva la voix et elle dit : « Ô vénérable Kave[9], fille de la nature, ô femme d’or, belle femme, toi, la plus ancienne parmi les épouses, la première des mères parmi celles qui sont nées d’elles-mêmes, jette-toi dans la mer jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille au milieu des vagues ; et là, prends le suc de la perche, le suc de la lotte, enduis-en le corps de la femme, et délivre-la de ses atroces tortures, des cruelles douleurs de ses entrailles[10] !

« Si cela ne suffit pas, ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, viens ici, car on a besoin de toi, viens ici, car on t’appelle ! Tu trouveras dans la maison de bain, au milieu de la vapeur, une fille en détresse, une femme en travail d’enfantement.

« Prends ta massue d’or de la main droite, brise les barrières, force les portes, ouvre la serrure du créateur, abats les verrous intérieurs, en sorte que les grands et les petits puissent sortir, que le faible puisse s’élancer en avant[11] ! »

Alors, la fille maudite, la vierge aveugle de Tuoni, allégea son sein ; elle engendra sa race dépravée, sous le toit garni de cuivre, sous la voûte de vapeur.

Elle mit au monde neuf enfants, pendant le cours d’une seule nuit d’été, pendant la durée d’un seul bain, et d’un seul effort de ses entrailles.

Elle les soigna tous avec la même tendresse, comme étant tous également sortis de son sein, et elle leur donna des noms. Elle appela le premier Pleurésie, le second Colique, le troisième Goutte, le quatrième Phthisie, le cinquième Ulcère, le sixième Gale, le septième Chancre, le huitième Peste[12].

Un seul, le plus jeune, ne reçut point de nom ; Loviatar en fit un génie fatal, un être dévoré d’envie, et elle l’envoya dans la mer, dans les vallées profondes, dans tous les lieux de l’univers.

Louhi, la mère de famille de Pohiola, exhorta la sinistre famille à gagner la pointe du promontoire nébuleux, l’île riche d’ombrages. Elle déchaîna l’odieuse engeance, les effroyables maladies, contre les habitants de Wäinölä, contre le peuple de Kaleva.

Les fils de Wäinölä, les rejetons de Kaleva sont cloués sur leur lit, en proie à des maladies étranges, des maladies dont le nom est inconnu : le plancher se pourrit au-dessous d’eux, le toit se moisit au-dessus de leur tête.

Alors, le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, songea à sauver sa tête, à délivrer sa vie ; il voulut combattre les êtres malfaisants, engager la lutte contre Tuoni[13].

Et, il se rendit dans la maison de bain ; il fit chauffer les pierres de l’étuve[14] avec des branches immaculées, des troncs d’arbre flottés ; puis il apporta de l’eau, il apporta des paquets de verges[15], et il les amollit sous l’action de la chaleur.

Ensuite, il jeta l’eau, l’eau douce comme le miel, à travers les pierres brûlantes, les cailloux enflammés, et il éleva la voix, et il dit : « Viens, maintenant, ô Jumala, dans le bain, viens, ô père suprême, au sein de l’ardente atmosphère, afin de rappeler la santé, de rétablir la paix[16] ; dissipe les saintes étincelles, éteins les scories

sacrée[17], répands sur la terre l’onde superflue, chasse l’onde nuisible, afin qu’elle ne brûle point tes fils, qu’elle ne détruise point tes enfants !

« Je jette l’eau sur les pierres brûlantes, et cette eau se changera en miel, en suave vapeur. Oui, qu’il en jaillisse un fleuve de miel, qu’il en coule un lac de miel, à travers les dalles du rocher, la maison de bain calfatée avec de la mousse[18] !

« Nous ne serons point exterminés sans raison, nous ne succomberons point sous les coups d’une maladie inconnue, sans la permission du grand Jumala, sans un arrêt fatal du créateur. Que celui qui voudrait nous exterminer sans raison voie ses propres paroles lui rentrer dans la bouche, ses propres machinations lui retomber sur la tête, ses desseins perfides se retourner contre lui-même[19] !

« Si l’homme n’est point en moi, si le héros n’est point dans le fils de mon vieux père, qui puisse chasser ces maladies, conjurer ces machinations funestes, Ukko sera cet homme, Ukko qui réside aux régions de la pluie, qui règne sur l’empire des nuages.

« Ô Ukko, Dieu suprême entre tous les dieux, toi qui trônes au-dessus des nuages, viens ici, car on a besoin de ton secours, viens ici, car on t’appelle, apprends à connaître ces maladies ; détourne de nos têtes ces jours sinistres, chasse ces horribles fléaux, ces épouvantables douleurs !

« Apporte-moi un glaive de feu[20], une lame étincelante, dont je puisse armer mon bras, pour dominer cette engeance funeste, pour calmer ces effroyables tortures, pour les disperser à travers les routes du vent, les chasser au milieu des forêts défrichées !

« Je pousserai les maladies, j’enfoncerai les douleurs dans une caverne de pierre, sous un tas de cailloux de fer, pour qu’elles s’attachent aux pierres, qu’elles étreignent les rochers. Les pierres ne souffrent pas, les rochers demeurent insensibles, lors même que l’on accumulerait sur eux des maux innombrables[21].

« Ô déesse des maladies, fille de Tuoni[22], toi qui siéges sur la pierre des maladies, cette pierre d’où s’échappent trois fleuves, trois torrents, et qui la fais tourner sans cesse comme une meule de moulin, pousse les maladies dans la gueule de la roche bleue, ou bien jette-les dans les eaux profondes de la mer, là où le vent est inconnu, où le soleil ne brille jamais !

« Et si cela était insuffisant, ô Kivutar[23], douce hôtesse, ô Vammatar[23], femme majestueuse, hâte-toi d’accourir, viens avec moi, pour ramener la santé, pour rétablir le calme et la paix ; dissipe les cruelles douleurs, brise leur force et leur puissance, en sorte que le malade jouisse du repos et goûte un tranquille sommeil, qu’il conserve sa clarté d’esprit et se sente véritablement soulagé !

« Rassemble les douleurs dans un coffre de cuivre, et porte-les dans les entrailles de Kipumäki[24], au plus haut sommet de Kipuvuori[25], et là, fais-les cuire dans une petite chaudière, une chaudière que le doigt, que le pouce suffisent à remplir[26] !

« Il est sur la montagne[27] une pierre, et, au milieu de cette pierre, un trou percé avec une tarière, avec un outil de fer : précipite dans ce trou les atroces maladies, les cuisantes douleurs, les mortelles tortures, en sorte qu’elles ne puissent s’en échapper, ni pendant les nuits, ni pendant les jours ! »

Alors, le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, frotta les endroits malades, les plaies douloureuses, avec neuf espèces de baume, et il reprit la parole, et il dit : « Ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, ô céleste vieillard, fais surgir un nuage à l’orient, un autre nuage à l’occident, un troisième nuage au nord-ouest, fais pleuvoir l’eau salutaire, le suave miel, pour adoucir les douleurs, pour guérir les maladies !

« Je ne puis rien par ma propre puissance si mon créateur ne vient à mon aide. Que Jumala accoure donc me seconder, maintenant que j’ai vu ces maladies de mes yeux, que je les ai touchées de mes mains, que je les ai conjurées avec ma bouche, que j’ai soufflé sur elles toute la vertu de mon esprit[28] !

« Que tout ce que ma main n a point touché, la main de Jumala le touche ! Que tout ce que mes doigts n’ont pu atteindre, les doigts du créateur l’atteignent ! Les doigts du créateur sont meilleurs que les miens, les mains de Jumala sont plus légères.

« Viens donc, ô Créateur, dérouler les grandes formules, viens, ô Dieu, appliquer les paroles saintes, viens, ô Tout-Puissant, déployer la force merveilleuse de ton regard[29] ! Ramène la santé pendant la nuit, ramène-la pendant le jour, de sorte que la douleur ne se fasse plus sentir à la surface, qu’elle ne déchire plus à l’intérieur, que le cœur soit délivré de ses angoisses, que le plus petit sentiment de souffrance disparaisse, durant toute cette vie, et aussi longtemps que la lune répandra sa lumière ! »

Ainsi, le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, conjura les maladies, détruisit les douleurs, les maladies, les douleurs envoyées par une vengeance étrangère, ainsi, il sauva son peuple de la mort, la race de Kaleva de la perdition.


  1. Voir Troisième Runo, note 1.
  2. Voir Dix-neuvième Runo, note 8.
  3. Voir Quatorzième Runo, note 13.
  4. Pour Mana, même personnification que Tuoni.
  5. Ulappa, lieu vaste, régions lointaines.
  6. « Kohin päivän koittehesen. »

  7. Les femmes des Finnois accouchent généralement dans le bain. Voir Dixième Runo, note 6, et Vingt-troisième Runo, note 25.
  8. Voir Vingtième Runo, note 20.
  9. Voir Dix-septième Runo, note 11.
  10. « Kave eukko, luonnon tyttö,
    « Kave kultainen korea,
    « Jok’olet vanhin vaimoloita,
    « Ensin emä itselöitä !

    « Juokse palvesta merehen,
    « Vyö — lapasta lainehesen,
    « Ota kiiskilta kinoa,
    « Matehelta nuljaskata,
    « Jolla voiat luun lomia,
    « Sivelet sivuja myöten,
    « Päastat piian pintehistä,
    « Vaimon vatsan vääntehistä,
    « Tastä tuskasta kovasta,
    « Vatsan työstan vaikeasta ! »

  11. Cette partie de la runo forme ce que les Finnois appellent le chant ou les paroles de l’accouchement, Lapsensaajasen sanat.
  12. « Nimitteli poikiansa,
    « Laaitleli lapsiansa,
    « Kun kuki tekemiansä
    « Itse ilmi luomiansa :
    « Minka pisti pistokseksi,
    « Kunka ankasi ähyksi,
    « Minkä laati luuvaloksi,
    « Kunka riieksi risasi,

    « Minkä painoi paiseheksi
    « Kunka ruohutti ruveksi,
    « Minkä syojäksi sysäsi,
    « Kunka ruhtosi rutoksi. »

  13. Voir Douzième Runo, note 7 et Quatorzième Runo, note 13.
  14. Dans les bains finnois, le fourneau est couvert de pierres et de cailloux, sur lesquels on jette de l’eau pour produire la vapeur. Voir Dix-huitième Runo, note 7.
  15. Voir Quatrième Runo, note 1.
  16. Le bain de vapeur était jadis et est encore aujourd’hui, chez les Finnois, de même que chez les Russes, regardé comme un remède à tous les maux.
  17. Les Finnois attachaient au bain de vapeur une idée sainte ; ils allaient même jusqu’à le personnifier et à l’honorer d’une sorte de culte.
  18. Voir Douzième Runo, note 16.

    Cette partie de la runo, y compris l’invocation à Jumala, forme le chant dit chant du bain, kylpysanat. Du reste, cette runo presque tout entière n’est qu’une longue formule appelée discours ou chant de la guérison, paranlajan luku. Voir Troisième Runo, note 20.

  19. « Suuhunsa omat sanansa,
    « Päahänsä pahat panonsa,
    « Ajatukset itsehensä ! »

  20. Voir Deuxième Runo, note 14.
  21. « Ei kivi kipuja itke,
    « Paasi ei vaivoja valita,
    « Vaikka paljo pantahisi,
    « Määrättä matettähisi. »

    Avec ces vers commence un chant destiné à conjurer les maladies, kipusanat.

  22. La fille ou déesse des maladies Kipu-tyttö a pour père le dieu de la mort ; elle règne sur les esprits des malades qu’elle s’efforce de retenir et de broyer sous une pierre fixée au milieu du fleuve de Tuoni. Voir Neuvième Runo, notes 10 et 11.
  23. a et b Kivutar et Wammatar désignent une seule et même personne, qui, de même que Kipu-tyttö, préside aux maladies. Mais, bien que fille de Tuoni, elle joue néanmoins un rôle essentiellement bienfaisant, ce qui n’est pas le cas avec Kipu-tyttö.
  24. Voir Neuvième Runo, note 10.
  25. Voir Neuvième Runo, note 11.
  26. « Ota kivu kippasehen
    « Vaivat vaski — vakkasehen,
    « Kivut tuonne vieaksesi,
    « Vammat vaivutellaksesi,
    « Keskelle Kipumakeä,
    « Kipuvuoren kukkulata ;
    « Siella keittäös kipuja,
    « Pikkuisessa kattilassa,
    « Yhen sormen mentavassä,
    « Peukalon mahuttavassa ! »

  27. La montagne des maladies.
  28. « Avun luoja antakohon,
    « Avun tuokohon Jumala

    « Minun sikmin nähtyäni,
    « Käsin päällä käytyäni,
    « Sun sulin puheltuani,
    « Hengin henkäeltyäni ! »

  29. Voir Troisième Runo, note 18.