Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/47

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Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 458-465).

QUARANTE-SEPTIÈME RUNO

sommaire.
Louhi s’empare de la lune et du soleil et les cache au sein d’un rocher. — Une nuit éternelle s’étend sur le peuple de Pohjola. — Ukko, le dieu suprême, va à la recherche des deux astres perdus. — Ne les trouvant pas, il fait jaillir de son glaive une étincelle qui tombe sur la terre et y produit d’effroyables ravages. — Wäinämöinen et Ilmarinen s’informent auprès de la vierge de l’air de ce qu’est devenue cette étincelle. — La vierge de l’air leur apprend qu’elle se trouve dans le ventre d’un brochet. — Les deux héros fabriquent aussitôt une nasse afin de prendre ce brochet. — Mais, malgré les efforts des hommes et des femmes, leur tentative demeure sans résultat.


Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, joua pendant longtemps du kantele ; il jouait, et il s’accompagnait en chantant, et il faisait éclater une grande joie.

Les mélodieux accords s’élevèrent jusqu’à la demeure de la lune, jusqu’au palais du soleil[1] ; et la lune vint se poser à la cime d’un bouleau, le soleil dans la couronne d’un sapin, pour écouter le kantele, pour admirer la joie.

Alors, Louhi, la mère de famille de Pohjola, la vieille édentée de Pohja, s’empara de la lune, elle prit le soleil dans ses mains et les emporta dans son brumeux pays.

Là, elle cacha la lune, pour l’empêcher d’éclairer, dans le sein d’un rocher aux flancs tachetés ; elle cacha[2] le soleil, pour l’empêcher de rayonner, dans les entrailles d’une montagne de cuivre ; puis elle éleva la voix et elle dit : « Ô lune, ô soleil, vous ne pourrez sortir d’ici pour répandre, de nouveau, votre lumière, qu’autant que je viendrai moi-même vous délivrer, que je viendrai vous chercher avec neuf étalons nés d’une seule cavale ! »

Et quand elle eut ainsi enfoui la lune, quand elle eut enseveli le soleil dans le rocher de pierre, dans la montagne de fer de Pohjola, elle alla dérober le feu, éteindre les lumières dans les tupas[3] de Wäinolä, dans les piirtet[4] de Kalevala.

Alors, une nuit sans fin, une nuit ténébreuse et impénétrable s’étendit sur ces régions désolées ; elle s’étendit même jusqu’à travers le ciel, jusqu’aux sphères éthérées où trône Ukko.

Il est cruel d’être privé de feu, il est douloureux d’être privé de lumière ; les hommes en périssaient d’ennui, Ukko lui-même en souffrait tristement.

Ukko, le dieu suprême, le grand créateur de l’air, se mit à méditer sur cet événement sinistre ; il se demanda quel voile étrange couvrait la lune, quelle ombre mystérieuse masquait le soleil, puisque la lune avait cessé de briller, le soleil de rayonner.

Il explora la région des nuages, il longea les frontières du ciel, les jambes couvertes de bas bleus, les pieds de chaussures bigarrées, cherchant les astres perdus ; mais il ne trouva point la lune, il ne rencontra point le soleil.

Alors, le dieu de l’air frappa son glaive flamboyant contre son ongle, sa lame aiguë contre son genou, et il en fit jaillir une étincelle dans les hauteurs du ciel, au milieu des étoiles.

Et il renferma cette étincelle dans sa bourse d’or, dans son sac d’argent, et il chargea une des vierges de l’air de la bercer, de la soigner, pour en faire une autre lune, un autre soleil.

La jeune vierge assise sur un long nuage, sur le bord de la voûte éthérée, berça l’étincelle, balança l’atome de feu dans un berceau d’or suspendu à des sangles d’argent.

Et tandis qu’elle berçait l’étincelle, qu’elle balançait l’atome de feu, les nuages se soulevaient, le couvercle de l’air oscillait, les sphères célestes poussaient des hurlements.

La jeune vierge prit l’étincelle dans ses mains, l’atome de feu dans ses doigts, et elle l’entoura des soins les plus tendres. Mais, voici que tout à coup elle devint oublieuse et négligente, et l’étincelle tomba de ses mains, l’atome de feu s’échappa de ses doigts.

Les cieux se fendirent, l’azur s’ouvrit largement ; et la rouge étincelle se précipita, l’atome de feu roula à travers les nuages, à travers les neuf voûtes, les six couvercles de l’air.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron Ilmarinen, mon frère, allons voir, allons examiner quel est ce feu éclatant, quelle est cette flamme inconnue qui vient de tomber du haut du ciel sur la terre. Serait-ce le disque de la lune ou le globe du soleil ? »

Les deux héros se mirent en route ; et, tout en marchant, ils se demandaient comment ils trouveraient l’endroit où le feu était tombé, où la flamme s’était répandue.

Un fleuve se présenta devant eux, un fleuve presque aussi grand qu’une mer. Wäinämöinen se hâta de se construire un bateau, au milieu d’une forêt déserte ; Ilmarinen en fabriqua le gouvernail avec une tige de sapin.

Et quand le bateau fut prêt, quand ses ais et ses rames furent terminés, ils le lancèrent à l’eau et le poussèrent vigoureusement en avant, à travers le fleuve de la Néva[5], tout autour de son promontoire.

Ilmatar[6], la belle vierge, la plus ancienne des filles de la nature vint à leur rencontre, et elle leur adressa la parole, et elle leur dit : « Qui êtes-vous, ô hommes, quel est votre nom ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Nous sommes des navigateurs ; je me nomme Wäinämöinen et mon compagnon Ilmarinen ; mais, dis-nous, de ton côté quelle est ta famille et comment l’on t’appelle. »

La femme répondit : « Je suis la plus ancienne des femmes, la plus ancienne des filles de l’air ; je suis la première mère des humains ; j’ai été cinq fois épouse, six fois promise comme fiancée. Où allez-vous, ô hommes, où dirigez-vous votre course, ô héros ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Le feu nous a été ravi, la flamme s’est éteinte dans nos foyers, et depuis longtemps de lugubres ténèbres nous environnent. Nous avons conçu le dessein d’aller chercher le nouveau feu qui est venu du haut du ciel, qui est tombé du haut des nuages. »

La femme dit : « Il est difficile de trouver le feu, de savoir où est l’étincelle. Le feu a causé d’affreux désastres, la flamme a engendré de grands malheurs : une étincelle est tombée, un globe ardent a roulé du haut des régions que le Créateur a créées, du haut des foyers de la foudre, à travers les plaines du ciel, les espaces de l’air ; et par le conduit noir de suie, par les fentes de la poutre célèbre, l’étincelle s’est glissée, le globe ardent a pénétré dans la nouvelle maison de Tuuri[7], dans l’habitation découverte de Palvoinen

« Et là, le feu s’est livré à des œuvres sinistres, à des actions perverses ; il a brûlé la poitrine des jeunes filles, il a dévoré le sein des jeunes vierges, il a calciné les genoux des garçons, il a consumé la barbe du père de famille.

« Lorsqu’il arriva près de la mère, il la trouva allaitant son enfant couché dans un pauvre petit berceau. Il n’en donna pas moins carrière à sa rage, et il commit le plus hideux de ses forfaits. Il brûla l’enfant dans son berceau, il brûla les mamelles de la mère ; et l’enfant descendit dans Manala, dans les demeures de Tuoni, car il avait été créé pour mourir, il avait été destiné à succomber sous l’horrible étreinte du feu, au milieu des cruelles douleurs de la flamme.

« Cependant, la mère ne le suivit point dans Manala ; elle sut conjurer la puissance du feu. Elle énerva sa flamme rayonnante, en la chassant à travers le trou d’une petite aiguille, la douille d’une hache, d’un ciseau à glace, sur la lisière d’un champ[8]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se hâta de demander : « Où le feu est-il allé, où les étincelles se sont-elles dirigées, en quittant la lisière du champ de Tuuri ? Est-ce dans les bois ou dans la mer ? »

La femme répondit : « Quand le feu eut continué sa course, il brûla d’abord beaucoup de pays, il incendia une foule de terres et de marais ; enfin, il se précipita dans l’eau, il tomba au milieu du lac d’Alue[9], qui fut sur le point de s’enflammer, de rouler des étincelles.

« Trois fois pendant une nuit d’été, neuf fois pendant une nuit d’automne, il déborda en frémissant sur toutes ses rives, il souleva ses ondes jusqu’à la cime des sapins, sous les coups terribles du feu, sous les douleurs de la flamme[10].

« Et il rejeta les poissons de son lit, il poussa sur la grève aride une légion de perches ; et les poissons et les perches se demandèrent comment ils feraient désormais pour exister, pour vivre ; ils pleuraient leur ancien séjour, ils regrettaient leur château de pierre.

« Les perches à la nuque crochue se mirent à la poursuite de l’étincelle, mais elles ne purent la saisir ; la truite bleue accourut, et elle avala d’un seul coup le feu brillant, elle engloutit la flamme rayonnante.

« Alors, le lac reprit les eaux qu’il avait versées sur ses rives ; et, dans l’espace d’une nuit d’été, il rentra dans son lit.

« Un instant, un court instant s’écoula : la truite gloutonne, celle qui avait avalé le feu, se sentit en proie à d’atroces douleurs.

« Tantôt elle nage, tantôt elle s’arrête ; elle nage un jour, elle nage deux jours ; elle longe les îles fréquentées par les truites, elle parcourt les baies fréquentées par les saumons ; elle double les pointes de mille promontoires, elle traverse cent golfes ; et de chaque promontoire et de chaque île retentit ce cri : Nul ne se trouve, ni dans les ondes calmes, ni dans les torrents orageux qui pourrait avaler, qui pourrait engloutir la malheureuse truite, au milieu de ces effroyables tortures issues du feu brûlant, de la flamme dévorante.

« Le saumon rouge entendit ce cri, et il avala la truite bleue.

« Un instant, un court instant s’écoula : le saumon vorace, celui qui avait englouti la truite, se sentit en proie à d’atroces douleurs.

« Tantôt il nage, tantôt il s’arrête ; il nage un jour, il nage deux jours ; il longe les baies fréquentées par les saumons, il parcourt les vastes espaces fréquentés par les brochets ; il double les pointes de mille promontoires, il traverse cent golfes, et de chaque promontoire, et de chaque île retentit ce cri : Nul ne se trouve, ni dans les ondes calmes, ni dans les torrents orageux qui pourrait avaler, qui pourrait engloutir le malheureux saumon, au milieu de ces effroyables tortures issues du feu brûlant, de la flamme dévorante.

« Le brochet gris entendit ce cri, et il avala le saumon rouge.

« Un instant, un court instant s’écoula : le brochet vorace, celui qui avait englouti le saumon, se sentit en proie à d’atroces douleurs.

« Tantôt il nage, tantôt il s’arrête ; il longe les baies fréquentées par les saumons, les rochers fréquentés par les mouettes, il double les pointes de mille promontoires, il traverse cent golfes ; et de chaque promontoire, et de chaque île retentit ce cri : Nul ne se trouve ni dans les ondes calmes, ni dans les torrents orageux, qui pourrait avaler, qui pourrait engloutir le malheureux brochet, au milieu de ces effroyables tortures issues du feu brûlant, de la flamme dévorante. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen et le forgeron Ilmarinen fabriquèrent une nasse avec des tilles de genévrier et d’osier.

Et le vieux Wäinämöinen chargea les femmes de manœuvrer la nasse. Les femmes la plongèrent dans la mer, les sœurs la traînèrent doucement de promontoire en promontoire, d’île en île, longeant les golfes des saumons, les baies des truites, sondant le gazon et la vase noire.

On travailla, on pêcha, on jeta la nasse, on la releva ; mais on manqua d’adresse, car on ne prit point le poisson désiré.

Les hommes succédèrent aux femmes ; les frères lancèrent la nasse, ils travaillèrent, ils battirent l’eau, à l’embouchure des golfes, au détour des promontoires, le long des écueils de Kaleva ; mais ils ne prirent point le poisson désiré ; le brochet gris ne sortit point des ondes du lac : les poissons étaient petits, les tresses de la nasse trop larges.

Les poissons se mirent à jaser ; le brochet dit au brochet, la truite à la truite, le saumon au saumon : « Ils sont donc morts les héros fameux, ils ont disparu ces fils de Kaleva qui tressaient des nasses avec du fil de lin, du fil de chanvre, qui battaient l’eau avec de grands battoirs, de longues perches ! »

Le vieux Wäinämöinen entendit ces paroles, et il dit : « Non, les héros ne sont pas morts, non, la race de Kaleva n’est point éteinte ; s’il en meurt un, il en naît deux, deux qui sont armés de meilleurs battoirs, de perches plus longues, de nasses plus larges[11]. »

  1. Le texte dit : Jusqu’aux fenêtres du soleil, püivan ikkunoille.
  2. Le texte dit : chanta lauloi, c’est-à-dire cacha par la vertu de ses chants magiques. Il s’agit ici, en effet, d’un exploit de magie peu ordinaire.
  3. Voir Quatrième Runo, note 13.
  4. Voir Troisième Runo, note 29.
  5. Fleuve actuel de la Russie, qui arrosait jadis le pays des Finnois.
  6. La file d’Ilma ou de l’Air. Voir Première Runo, note 17. Un érudit finnois, M. Europaeus, veut voir dans Ilma, le lac Ilmen que le Wolchow joint au lac Ladoga.
  7. Personnage inconnu. Voir Quinzième Runo, note 10.
  8. « Niin emo enemmän tiesi,
    « Ei emo Manalle mennyt,
    « Se tunsi tulen manata,
    « Valkeaisen vaivutella,
    « Lapi pienen neulan silmän
    « Halki kirvehen hamaran,
    « Puhki kuuman tuuran putken,
    « Pitkin pellon pientaretta. »

    La runo voudrait-elle dire, par ces expressions étranges, que la mère a fait la part du feu, à coups de hache et de ciseau, et qu’après l’avoir ainsi amoindri, elle ne lui a plus laissé d’autre proie à dévorer que les arbres plantés sur la lisière d’un champ ?

  9. Probablement le lac Ladoga.
  10. Il y a ici évidemment une allusion à quelque grand cataclysme naturel.
  11. Cette runo est consacrée presque tout entière à raconter l’origine du feu Tulen synty. L’aventure qui en fournit l’occasion a été inspirée sans doute par une de ces périodes de l’hiver polaire où le soleil semble avoir été détaché de la voûte céleste pour faire place à une nuit éternelle. Quant au rôle que la runo fait jouer ici à la truite et au brochet, ne pourrait-il pas s’expliquer par l’observation de ces phénomènes d’électricité et de phosphorescence dont certains poissons donnent le spectacle au milieu de l’obscurité ?