Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/48

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Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 466-472).

QUARANTE-HUITIÈME RUNO

sommaire.
Le vieux Wäinämöinen fabrique une nasse gigantesque, afin de prendre le brochet qui a dévoré le feu. — Pêche extraordinaire. — Invocations et conjurations. — Le brochet est pris, et le fils du soleil lui ouvre le ventre. — Il y trouve l’étincelle de feu, qui s’échappe aussitôt et produit d’horribles ravages. — Wäinämöinen et surtout Ilmarinen en subissent les atteintes. — Wäinämöinen se précipite à la poursuite du feu dont il réussit à s’emparer, et il ramène ainsi la chaleur et la lumière dans Wäinölä. — Ilmarinen guérit ses brûlures grâce au concours des frimas et de la glace, et recouvre sa santé d’autrefois.


Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, conçut la pensée, forma le dessein de fabriquer une nasse en fil de lin, de préparer une pêche magnifique.

Il prit la parole et il dit : « Est-il quelqu’un qui puisse semer le lin, et l’enfouir dans la terre ? Je voudrais, maintenant, fabriquer une nasse, une grande nasse à cent mailles, pour prendre le pauvre poisson, pour mettre à mort l’infortuné brochet. »

Il était un lambeau de terre en friche, au milieu d’un vaste marais, entre deux troncs d’arbre.

On creusa au pied des troncs, et l’on y trouva de la graine de lin, dans la réserve d’un ver de terre, dans les provisions du ver de Tuoni[1].

Il était un petit tas de cendres, un amas de suie aride, reste d’un navire incendié, d’un bateau détruit. On sema la graine de lin dans la cendre, on l’enfouit dans la suie, sur les bords du lac d’Alue.

La graine germa et poussa des tiges d’une hauteur gigantesque, dans une seule nuit d’été.

Et le lin semé pendant la nuit, enfoui au clair de lune[2], fut sarclé et émondé, nettoyé et écalé, trié et peigné avec un soin diligent et sévère ; puis, on se hâta de le baigner, de l’amollir, de le sécher, et on l’apporta dans la maison. Là, il fut promptement ébarbé, roui à grand bruit et tillé, enfin, en moins de deux jours, on l’eut mis en étoupe et roulé sur le fuseau.

Alors, les sœurs le filèrent, les belles-sœurs le passèrent dans l’aiguille, les frères le nouèrent, les beaux-frères le fixèrent aux cordes ; et bientôt, on en fit une nasse superbe, une nasse profonde de cent brasses, large de sept cent brasses ; et quand elle fut armée de tous ses engins, les jeunes la lancèrent à l’eau ; et les vieux, du fond de leur demeure, se demandèrent : « Va-t-on faire une bonne pêche ? Quel est le poisson que l’on poursuit avec un si grand appareil ? »

Et l’on traîna la nasse avec ardeur, on la promena dans l’eau en long et en large, on prit un peu de poisson : de petites perches, race maudite, de grandes perches aux fortes arêtes, des roses gonflées de fiel, mais on ne prit pas le poisson pour lequel la nasse avait été préparée.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron Ilmarinen, allons lancer nous-mêmes la nasse dans le lac ! »

Et les deux héros allèrent lancer la nasse dans le lac ; ils la lancèrent d’un côté contre une île, de l’autre contre la pointe d’un promontoire, et ils la tirèrent dans la direction du port de Wainölä[3].

Ils travaillèrent avec un zèle infatigable ; ils prirent une quantité énorme de poissons : de grandes et de petites perches, des saumons rouges, des brêmes, des truites superbes, des poissons de toute espèce, mais ils ne prirent point celui pour lequel la nasse avait été préparée.

Le vieux Wäinämöinen fixa à la nasse une nouvelle corde de cinq cents brasses, un nouveau câble de sept cents brasses, et il éleva la voix, et il dit : « Lançons maintenant la nasse beaucoup plus loin, faisons-la couler jusqu’au fond du golfe ; tentons un second effort ! »

Et ils lancèrent la nasse beaucoup plus loin, ils la firent couler jusqu’au fond du golfe, ils tentèrent un second effort ; puis, le vieux Wäinämöinen dit :

« Ô Wellamo, reine et mère des ondes, à la poitrine couverte de roseaux, viens ici changer de vêtements ! Tu portes une chemise de saules, un manteau d’écume façonné par la fille du vent, donné par la fille de la vague, je te donnerai une chemise de toile, un manteau de lin tissé par la fille de la lune, brodé par la fille du soleil[4].

« Ô Ahto, dominateur des vagues, toi qui règnes sur les gouffres de la mer, prends une perche longue de cinq brasses, une gaule longue de sept brasses, et avec elle parcours les vastes golfes, bats l’eau jusque dans ses profondeurs, afin d’éveiller les poissons dans leurs sombres retraites et de les chasser vers la nasse tendue par nos mains ! »

Un petit homme[5] surgit du fond de la mer, un héros surgit du fond des flots ; il se dressa sur la surface du golfe et il dit : « A-t-on besoin ici de quelqu’un pour battre l’eau avec une longue perche ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Certainement on a besoin ici de quelqu’un pour battre l’eau avec une longue perche. »

Le petit homme, le frêle héros arracha un long sapin dans le bois qui bordait le rivage, il l’arma d’un bouton de pierre dure et il dit : « Faut-il battre l’eau de toutes mes forces, de toute ma vigueur d’homme, ou seulement autant qu’il est nécessaire ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Bats l’eau autant qu’il est nécessaire ; tu as là sur les bras un grand ouvrage. »

Le petit homme, le frêle héros se mit à battre l’eau, il la battit autant qu’il était nécessaire, il chassa devant lui une foule de poissons, il les poussa vers l’endroit où l’on devait lever la nasse.

Le forgeron Ilmarinen donnait ses soins au bateau, le vieux Wäinämöinen s’occupait de la pêche ; il prit la parole, et il dit : « Maintenant, les poissons accourent en foule à l’endroit où nous devons lever la nasse. »

Et la nasse fut levée, et on la vida dans le bateau de Wäinämöinen ; et parmi les poissons qui la remplissaient on reconnut enfin celui pour lequel elle avait été préparée.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se hâta de diriger son bateau vers le rivage, il l’y amarra solidement ; puis, il recueillit les poissons qu’il contenait, et sur le point de saisir le brochet gris, il se dit à lui-même : « Le prendrai-je avec la main nue, sans gants de fer, sans gants de pierre, sans mouffles de cuivre ? »

Le fils du soleil entendit ces paroles et il dit : « Je dépècerais volontiers le brochet si j’avais le couteau de mon père, le couteau qui appartient à mon père. »

Un couteau tomba du haut du ciel, roula du haut des nuages, un couteau au manche d’or, à la lame d’argent, et vint se suspendre à la ceinture du fils du soleil.

Le fils du soleil le prit aussitôt dans sa main puissante, et il dépeça le brochet gris, il lui élargit la bouche, et trouva dans son ventre le saumon rouge ; et dans le ventre du saumon rouge la truite bleue.

Il ouvrit le ventre de la truite, et, sous le troisième anneau de ses intestins, il trouva une perche bleue.

Il ouvrit la perche bleue, et il en sortit une boule rouge. et, dans la boule ronge, se trouva l’étincelle qui était tombée du haut du ciel, qui avait roulé du haut des nuages, à travers les huit voûtes, les neuf sphères de l’air.

Alors, le vieux Wäinämöinen se demanda comment il transporterait l’étincelle dans les maisons vides de feu, dans les tupas livrées aux ténèbres. Mais, soudain, elle s’échappa des mains du fils du soleil ; et elle brûla la barbe du héros ; elle traita encore plus cruellement le forgeron Ilmarinen ; elle lui brûla les joues et les bras.

Puis, elle s’élança le long du lac d’Alue jusqu’à travers les bois de pins et de sapins, les champs de genévriers, semant partout d’affreux ravages ; elle alla plus loin encore, elle incendia la moitié du pays de Pohjola, une partie des frontières de Savo[6] et la Karjala[7] presque tout entière.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se précipita lui-même à la poursuite de l’étincelle sauvage, et il la saisit sous les racines de deux troncs d’aulne pourris.

Et il éleva la voix et il dit : « Ô feu splendide créé par Jumala, ô flamme envoyée par le Créateur, tu t’es jeté sans raison dans les profondeurs des eaux, tu as erré au loin sans aucun motif ; il serait mieux pour toi de revenir à ton foyer de pierre, de t’enchaîner dans tes pétillements, de te cacher dans tes charbons, afin de consumer pendant le jour les bûches de bouleau, de rester enseveli, pendant la nuit, au sein des dalles d’or. »

Et Wäinämöinen tira un atome de feu des détritus enflammés de la racine de l’aulne, de la souche moisie du bouleau, et il le mit dans un vase de cuivre ; puis, il le transporta à la pointe du promontoire nébuleux, à l’extrémité de l’île riche d’ombrage ; et ainsi, le feu reparut dans les maisons vides de feu, la lumière brilla de nouveau dans les tupas livrées aux ténèbres.

Le forgeron Ilmarinen se précipita dans la mer, il s’assit sur un rocher fixé dans l’eau, pour amortir les douleurs du feu, les tortures de la flamme dévorante.

Et, tandis qu’il cherchait un soulagement à ses souffrances, il prit la parole, et il dit : « Ô feu splendide créé par Jumala, ô Panu[8], fils du glorieux soleil, qui donc t’a inspiré une telle cruauté ? Qui t’a poussé à me brûler les joues, à me brûler les membres, à sévir si furieusement tout autour de mon corps ?

« Comment éteindrai-je tes ardeurs ? Comment dompterai-je ta force, briserai-je ta puissance, pour me soustraire aux douleurs qui me déchirent ?

« Ô fille de Turja[9], fille de Laponie, aux bas et aux chaussures entourés de frimas, aux vêtements roidis par le froid, viens avec un vase plein de glace dans la main, avec une cuiller de glace, et jette de l’eau glacée sur mes brûlures, sur toutes les parties de mon corps ravagées par le feu !

« Si cela ne suffit point, viens, ô garcon de Pohjola, enfant de l’aride Laponie, viens, ô homme grand de Pimentola, grand comme un pin du désert, comme un sapin du marais, viens avec des gants hérissés de frimas aux mains, des chaussures hérissées de frimas aux pieds, un bonnet hérissé de frimas sur la tête, une ceinture hérissée de frimas autour de la taille !

« Apporte des frimas de Pohjola, de la glace du froid village ! Les frimas abondent dans Pohjola, la glace dans le froid village : il en est dans les fleuves, il en est dans les lacs, les plaines de l’air elles-mêmes sont glissantes ; les lièvres courent vêtus de glaçons, au milieu des montagnes couvertes de neige, près du château de la neige ; les cygnes chantent vêtus de glaçons, les oies nagent vêtues de glaçons, au milieu des fleuves couverts de neige, près de la cataracte chargée de glace.

« Apporte des frimas sur le chemin glissant, apporte de la glace dans un traîneau, du haut du roc sauvage, des cimes de la grande montagne ! Rafraîchis, ensuite, avec cette écume de neige, avec cette froide glace, les parties de mon corps que le feu a ravagées, que Panu a brûlées !

« Si cela ne suffit pas encore, ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, souverain dominateur des nuages, toi qui règnes sur les sphères du ciel, lance un nuage à l’orient, un autre nuage à l’occident ; puis joins-les ensemble, et fais-en tomber une pluie de glace et de frimas, un baume doux et rafraîchissant, sur les plaies creusées par le feu ! »

Et le forgeron Ilmarinen éteignit la flamme rouge, la flamme éclatante qui le dévorait ; il pansa, il guérit ses brûlures, et recouvra sa santé d’autrefois.

  1. Voir Douzième Runo, note 7.
  2. La runo semble oublier ici que la lune a déjà été dérobée et cachée dans les entrailles d’un rocher par la mère de famille de Pohjola. Nous avons déjà vu plus d’un exemple de pareilles contradictions.
  3. Voir Troisième Runo, note 1.
  4. Wäinämöinen cherche à se rendre la déesse des ondes favorable en lui promettant des présents.
  5. Ce petit homme, ce nain (pikku mies) est un génie bienfaisant qui séjourne dans les profondeurs de la mer. Nous l’avons déjà vu apparaître, à la deuxième runo, pour abattre le chêne dont le feuillage gênait le rayonnement du soleil. Voir Deuxième Runo.
  6. Savolax, province de Finlande.
  7. Voir Troisième Runo, note 13.
  8. Voir Deuxième Runo, note 12.
  9. Voir Neuvième Runo, note 7.