Kama Soutra (trad. Lamairesse)/Titre I/Chapitre 1

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Kama Soutra, règles de l’amour de Vatsyayana.
Traduction par Pierre-Eugène Lamairesse.
(p. 1-7).

TITRE I
GÉNÉRALITÉS




CHAPITRE I
Invocation.


Au commencement, le Seigneur des créatures[1] donna aux hommes et aux femmes, dans cent mille chapitres, les règles à suivre pour leur existence, en ce qui concerne :

Le Dharma ou devoir religieux[2] ;

L’Artha ou la richesse ;

Le Kama ou l’amour.

La durée de la vie humaine, quand elle n’est point abrégée par des accidents, est d’un siècle.

On doit la partager entre le Dharma, l’Artha et le Kama, de telle sorte qu’ils n’empiètent point l’un sur l’autre ; l’enfance doit être consacrée à l’étude ; la jeunesse et l’âge mûr, à l’Artha et au Kama ; la vieillesse, au Dharma qui procure à l’homme la délivrance finale, c’est-à-dire la fin des transmigrations.

Le Dharma est l’accomplissement de certains actes, comme les sacrifices qu’on omet parce qu’on n’en aperçoit pas le résultat dans ce monde, et l’abstention de certains autres, comme de manger de la viande, que l’on accomplit parce qu’on en éprouve un bon effet.

L’Artha comprend l’industrie, l’agriculture, le commerce, les relations sociales et de famille ; c’est l’économie politique que doivent apprendre les fonctionnaires et les négociants.

Le Kama est la jouissance, au moyen des cinq sens ; il est enseigné par le Kama Soutra et la pratique.

Quand le Dharma, l’Artha et le Kama se présentent en concurrence, le Dharma est généralement préféré à l’Artha et l’Artha au Kama. Mais pour le roi, l’Artha occupe le premier rang, parce qu’il assure les moyens de subsistance.

Toute une école, très nombreuse, fait passer l’Artha avant tout, parce que, avant tout, il faut assurer les besoins de la vie.

En pratique, toutes les classes qui vivent de leur travail, et tous les hommes qui convoitent la richesse, suivent le sentiment de cette école.

Les Lokayatikas prétendent qu’il n’y a pas lieu d’observer le Dharma, parce qu’il n’a en vue que la vie future dans laquelle on ignore s’il portera ou non son fruit.

Selon eux, c’est sottise que de remettre en d’autres mains ce que l’on tient. En outre, il vaut mieux avoir un pigeon aujourd’hui qu’un coq de paon demain, et une pièce de cuivre que l’on donne vaut mieux qu’une pièce d’or que l’on promet. »

Réponse à l’objection :

« 1° Le livre saint qui prescrit les pratiques du Dharma ne laisse place à aucun doute.

2° Nous voyons par expérience que les sacrifices offerts pour obtenir la destruction de nos ennemis ou la chute de la pluie portent leur fruit.

3° Le soleil, la lune, les étoiles et les autres corps célestes paraissent travailler avec intérêt pour le bien du monde.

4° Le monde ne se maintient que par l’observance des règles concernant les quatre castes et les quatre périodes de la vie.

5° On sème dans l’espérance de récolter. »

On ne doit point sacrifier le Kama à l’Artha parce que le plaisir est aussi nécessaire que la nourriture. Modéré et prudent, il s’associe au Dharma et à l’Artha. Celui qui pratique les trois est heureux dans cette vie et dans la vie future. Tout acte qui se lie à la fois aux trois ou seulement à deux ou même à un seul des trois peut être accompli. Tout acte qui, pour satisfaire l’un des trois, sacrifie les deux autres, doit être évité (par exemple, un homme qui se ruine par la dévotion ou le libertinage est insensé et coupable)[3].

Une partie des cent mille commandements, particulièrement ceux qui se rapportent au Dharma, forment la loi de Svayambha. Ceux relatifs à l’Artha ont été compilés par Brihaspati, et ceux qui concernent le Kama ou l’amour ont été exposés dans mille chapitres par Nandi, de la secte de Mahadéva ou Civa[4].

Les Kama Shastras (codes de l’amour) de Nandi furent successivement abrégés par divers auteurs, puis répartis entre six traités composés par des auteurs différents, dont l’un, Dattaka, écrivit le sien à la requête des femmes publiques de Patalipoutra ; c’est le Shastra ou Catéchisme des courtisanes[5].

Après avoir lu et médité les écrits de Babhravya et d’autres auteurs anciens, et avoir étudié les motifs des règles qu’ils ont tracées, Vatsyayana, pendant qu’il était étudiant en religion (comme en Europe étudiant en théologie), entièrement livré à la contemplation de la divinité, a composé le Kama-Sutra, résumé des six Shastra susdits, conformément aux préceptes du saint Livre, pour le bien du monde. Cet écrit n’est point destiné uniquement à servir nos désirs charnels. Celui qui possède les principes de la science du Kama et qui, en même temps, observe le Dharma et l’Artha, est sûr de maîtriser ses sens.




APPENDICE AU CHAPITRE I


Si, au lieu d’être simplement un casuiste, Vatsyayana avait eu le génie lyrique, il aurait commencé par un hymne au dieu Kama, tel que celui ci-après (traduction de M. Chezy).


HYMNE À KAMA

Quelle est cette divinité puissante qui, des bocages situés à l’Orient d’Agra, s’élance dans les airs où se répand la lumière la plus pure, tandis que de toute part les tiges languissantes des fleurs, ranimées aux premiers rayons du soleil, s’entrelacent en berceaux, doux asiles de l’harmonie, et que les zéphirs légers leur dérobent, en se jouant, les plus ravissants parfums ?

Salut, puissance inconnue !... Car au seul signe de ta tête gracieuse, les vallées et les bois s’empressent de parer leurs seins odorants, et chaque fleur épanouie suspend, en souriant, à ses tresses de musc, les perles éclatantes de la rosée.

Je sens, oui, je sens ton feu divin pénétrer mon cœur, je t’adore et je baise, avec transport, tes autels.

Et pourrais-tu me méconnaître ?

Non, fils de Maya, non, je connais tes flèches armées de fleurs, la canne redoutable qui compose ton arc, ton étendard où brillent les écailles nacrées, tes armes mystérieuses.

J’ai ressenti toutes tes peines, j’ai savouré tous tes plaisirs.

Tout-puissant Kâmâ, ou, si tu le préfères, éclatant Smara, Ananya majestueux !

Quel que soit le siège de ta gloire, sous tel nom que l’on t’invoque, les mers, la terre et l’air proclament ta puissance ; tous t’apportent leur tribut, tous reconnaissent en toi le roi de l’Univers.

Ta jeune compagne, la Volupté, sourit à ton côté. Elle est à peine voilée de sa robe éclatante.

À sa suite, douze jeunes filles, à la taille charmante, élancée, s’avancent avec grâce ; leurs doigts délicats se promènent avec légèreté sur des cordes d’or, et leurs bras arrondis s’entrelacent dans une danse voluptueuse.

Sur leurs cous élégants, elles disposent des perles plus brillantes que les pleurs de l’aurore.

Ton étendard de pourpre, ondoyant devant elles, fait étinceler dans la voûte azurée des cieux des astres nouveaux[6].

Dieu aux flèches fleuries, à l’arc plein de douceur, délices de la terre et des cieux ! Ton compagnon inséparable, nommé Vasanta chez les Dieux, aimable printemps sur la terre, étend sous tes pieds délicats un doux et tendre tapis de verdure, élève sur ta tête enfantine des arceaux impénétrables aux feux brûlants du midi. C’est lui qui, pour te rafraîchir, fait descendre des nuages une rosée de parfums, qui remplit de flèches nouvelles ton carquois rendu plus redoutable, présent bien cher d’un ami plus cher encore.

À son ordre, doux et caressant, mille oiseaux amoureux, par le charme ravissant de leurs tendres modulations, arrachent à ses liens la fleur encore captive.

Sa main amicale courbe avec adresse la canne savoureuse, y dispose, pour corde, une guirlande d’abeilles dont le miel parfumé est si doux, mais dont l’aiguillon, hélas ! cause de si vives douleurs.

C’est encore lui qui arme la pointe acérée de tes traits qui jamais ne reposent et blessent par tous les sens le cœur et y portent le délire de cinq fleurs :

Le Tchampaca pénétrant, semblable à l’or parfumé ;

Le chaud Arma rempli d’une ambroisie céleste ;

Le desséchant Késsara au feuillage argenté ;

Le brûlant Kétaça qui jette le trouble dans les sens ;

L’éclatant Bilva qui verse dans les veines une ardeur dévorante.

Quel mortel, Dieu puissant, pourrait résister à ton pouvoir, lorsque Krischna lui-même est ton esclave ? Krischna qui, sans cesse énivré de délices dans les plaines fortunées de Mathoura, fait résonner sous ses doigts divins la flûte pastorale, et aux accords mélodieux d’une céleste harmonie, forme avec le chœur des Gopis éprises de ses charmes, des danses voluptueuses à la douce clarté de Lunus, le mystérieux flambeau des nuits.

Ô toi, Dieu charmant ! dont la naissance a précédé la création et dont la jeunesse est éternelle ! Que le chant de ton brahmane asservi à les lois puisse, à jamais, retentir sur les bords sacrés du Gange ! Et à l’heure où ton oiseau favori, déployant ses ailes d’émeraude, te fait franchir l’espace dans son vol rapide, lorsqu’au milieu de la nuit silencieuse, les rayons tremblants de Ma (la lune) glissent sur la retraite mystérieuse des amants favorisés ou malheureux, que la plus douce influence soit le partage de ton chantre dévoué, et que, sans le consumer, ton feu divin échauffe voluptueusement son cœur !


Il est intéressant de rapprocher de cette invocation celle de Lucrèce à Vénus.

INVOCATION


Douce et sainte Vénus, mère de nos Romains,
Suprême volupté des Dieux et des humains
Qui, sous la voûte immense où dorment les étoiles,
Peuples les champs féconds, l’onde où courent les voiles ;
Par toi tout vit, respire, éclos sous ton amour
Et monte, heureux de naître, aux rivages du jour.
Aussi, devant tes pas, le vent fuit ; les nuages,
À ta divine approche, emportent les orages ;
Pour loi, la terre épand ses parfums et ses fleurs g
Le ciel s’épanouit et se fond en lumière.
Car sitôt qu’il revêt sa splendeur printanière,
Et que, par les hivers, le zéphir arrêté
Reprend enfin sa course et sa fécondité,
Les oiseaux, les premiers frappés par ta puissance,
Ô charmante Déesse, annoncent ta présence ;
Le lourd troupeau bondit dans les prés renaissants,
Et, plein de toi, se jette à travers les torrents :
Sensibles à les feux, séduites par tes grâces
Ainsi des animaux les innombrables races,
Dans le transport errant des amoureux ébats,
Où tu veux les mener s’élancent sur tes pas.
Enfin, au fond des mers, sur les rudes montagnes,
Dans les fleuves fougueux, dans les jeunes campagnes,
Dans les nids des oiseaux et leurs asiles verts,
Soumis à ton pouvoir, tous les êtres divers,
Le cœur blessé d’amour, frissonnants de caresses,
Brûlent de propager leur race et leurs espèces.


L’invocation qui nous paraît avoir le plus de charme est celle de l’Art d’aimer d’Ovide.

Romains, s’il est quelqu’un parmi vous à qui l’art d’aimer soit inconnu, qu’il lise mes vers, qu’il n’instruise et qu’il aime ! N’est-ce pas l’art qui fait voguer les vaisseaux rapides à l’aide de la voile et de la rame ? qui guide dans la course les chars légers ? L’art doit aussi gouverner l’amour.

Loin d’ici, bandelettes légères, ornement de la pudeur et vous longues robes qui descendez jusqu’aux pieds ! Je chanterai les ruses et les larcins innocents d’un amour qui ne craint rien, et mes vers n’offriront rien de répréhensible.

L’auteur de la Callipédie, poème latin du moyen âge, s’est inspiré d’Ovide dans l’invocation qui suit :

Ô vous, Grâces, modèles divins, et toi, Vénus, mère des amours et de tout ce qui nous charme, toi que Paris, sur le mont Ida, a justement proclamée la plus belle, inspirez moi des chants dignes des sanctuaires d’Idalie, afin que ma muse ne dépare point un si beau sujet et apprenne à tout le genre humain un art sans prix.

  1. Le Seigneur des créatures est une qualification souvent donnée à Siva. Vatsyayana était donc Sivaïste comme tous les brahmes de son temps.
  2. Pour les Brahmes, le Dharma est le rite religieux, le sacrifice, l’offrande, le culte, l’obéissance à la coutume.

    Pour les Bouddhistes, c’est la règle morale, le devoir philosophique.

  3. Au temps de Vatsyayana, la philosophie Sankia et le Bouddhisme avaient complètement discrédité, au moins dans les hautes castes, les pratiques du Dharma brahmanique ; ce n’était plus guère qu’une superstition populaire. On s’en aperçoit à la pauvreté des arguments que Vatsyayana oppose aux Lokayatikas.

    On voit que le Dharma, l’Artha et le Kama avaient chacun des partisans exclusifs dont les préférences dépendaient de leur situation : quelques-uns choisissaient seulement deux de ces trois termes. Barthriari dit (Amour, stance 53) : « Les hommes ont à choisir ici-bas entre deux cultes : celui des belles qui n’aspirent qu’à jeux et plaisirs toujours renouvelés, ou celui qu’on rend dans la forêt à l’Être absolu. »

  4. Vatsyayana, on le voit par les mots en italique, prétend qu’il se borne à reproduire des préceptes édictés par la divinité depuis l’origine des choses et par conséquent obligatoires.
  5. De même que le Shastra des courtisanes de l’Inde a été écrit à leur requête, le 3e livre de l’Art d’aimer a été composé par Ovide, à la demande des femmes galantes de Rome : « Voici que les jeunes beautés, à leur tour, me prient de leur donner des leçons. Je vais apprendre aux femmes comment elles se feront aimer. L’homme trompe souvent, la femme est bien moins trompeuse. La déesse de Cythère m’a apparu et m’a dit : « Qu’ont donc fait les malheureuses femmes pour être livrées sans défense comme de faibles troupeaux à des hommes bien armés. Deux chants de tes poésies ont rendu ceux-ci habiles aux combats de l’amour. Il faut aussi que tu donnes des leçons à l’autre sexe. Tes belles écolières, comme leurs jeunes amants, inscriront sur leurs trophées : « Ovide fut notre maître. »
  6. Allusion aux écailles brillantes du poisson qui couronne l’étendard de l’amour indien.