Kaschmir, jardin du bonheur/1

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Les Éditions Henry-Parville (p. 18-25).


I

PÉRIPLES


Douze années, j’ai vécu sur une terre barbare, redoutée, secrète et magnifique. Elle garde avec âpreté le mystère des civilisations originelles. Toutes les races occidentales ambitionnent d’y détenir l’Imperium. Mais le climat, une montagne féroce et guerrière, des peuples ardents à se défendre et une étrange pureté morale qui n’interdit point la débauche, gardent ce sol myriadaire. Son Eden est la Vallée de Kaschmir.

Vous avez tous plus ou moins entendu parler du Kaschmir. C’est un pays de nom universellement connu, mais que néanmoins seuls les géographes sauraient situer sur la carte.

À l’ouest du Thibet, dit chinois, qui est également russe et anglais, mais, en fait, demeurera toujours indépendant parce que presque inexplorable, il y a un massif montagneux moins hostile qui s’étend sur quelque mille kilomètres. L’Angleterre y est maîtresse en nom comme elle possède, au sud de cet extraordinaire bloc alpestre, les fameuses plaines du Punjab et le puissant Himalaya. Au nord sont des terres quasi inviolées, où de tous temps le Russe et l’Anglais ont lutté. Celui-ci plus puissant et tenace, celui-là mieux chez lui. Là-haut, dans le Badakshan, qui voisine la fameuse Boukharie, vivent des tribus qui ont gardé des usages d’il y a dix mille ans, sans y rien changer. Pillards nobles et dignes, héroï-bandits, hommes d’une résistance au mal, à la misère, à la fatigue qui défie nos corps civilisés, ils sont sans doute l’ancestralité humaine restée au stade qui précéda la civilisation de Halstadt ou celle de la Têne.

C’est donc au sud du Badakshan, que commence la véritable mainmise britannique sur cette partie de l’Inde. Il y a là le gouvernement de Gilgit, qui est, comme ils disent, lointain (outlying) puis le Baltestan, et enfin le Kaschmir, au-dessous duquel se trouve le Jummoo, lequel, avec la capitale de ce nom, commande à tout l’ouest du Thibet.

Les Anglais, il faut le dire, ne sont pas très accueillants pour les explorateurs Français, en ces terres qu’ils détiennent assez mal d’ailleurs. C’est pour cela qu’en France nous connaissons si médiocrement les Thibets. Il y a aussi peu d’Hindous en cette Inde, car presque tout y est musulman. À cause de cela la prédication de Mahatma Gandhi n’y a pas eu jusqu’ici de répercussion dangereuse pour les « britons ». Mais, précisément, peut-être vaudrait-il mieux que Gandhi y fît des prosélytes, plutôt que le nationalisme Koranique, lequel est le plus effrayant fanatisme terrestre. Or, je l’y vis prodigieusement foisonner.

Les circonstances m’avaient en effet attaché en 1920, en qualité d’ingénieur, aux sondages pétroliers effectués sur les bords de la Chandra. J’étais en relations avec Rufus Isaacs. Je l’avais connu tel à Londres et il gouvernait maintenant les Indes en sa nouvelle qualité de Lord Reading. Cela me valut un tas de facilités dont nul de ma race n’a jamais profité. En 1922, les sondages n’ayant pas abouti autour de la Chandra, on les reprit à l’est, entre l’Indus et la Tsaka, près du lac Nyak-Tso où gisent sans nul doute de prodigieuses fortunes minières. Je pris alors un congé d’un an pour aller voir, avec une autre mission secrète, s’il y avait de la houille dans le Gilgit. J’en ai d’ailleurs trouvé, entre Gor et le Nanga-Parbat, mais inexploitable, et toujours au bord de ce diable d’Indus qui décrit dans ce chaos montagneux les méandres les plus imprévus.

Je partis de Lahore en janvier, avec quelques gaillards robustes, audacieux et dévoués que j’avais recrutés au Thibet deux ans plus tôt et qui ne m’avaient pas quitté.

Jummoo est au bord du gigantesque massif qui compte des pics presque aussi élevés que l’Everest du Nepal. Le titan en est ce mont du Karakoran qui parvient juste à deux cents mètres au-dessous de l’Everest. Le Nanga-Parbat reste à quatre ou cinq cents mètres au-dessous de l’autre. D’ailleurs, quoique les méthodes scientifiques grâce auxquelles on a mesuré ces montagnes soient précises ; il faut bien admettre que l’attraction propre de tels géants, en quelque façon indépendante de l’attraction terrestre, n’a pas encore été calculée avec une netteté suffisante pour assurer la rigueur des observations. C’est-à-dire que la théorique tangente à la surface marine qui sert de point zéro aux calculs de hauteurs s’est trouvée plusieurs fois, on l’a observé, devenue sécante, parce qu’elle tendait à devenir tangentielle au massif montagneux lui-même. Celui-ci jouant donc ainsi le rôle d’un satellite…

Mais quittons ces problèmes. Je vis à Jummoo le maharadja descendant de Gulab Singh, pauvre diable de sikh qui constitua par chance et crimes un vaste empire sous la domination anglaise au XIXe siècle. Mais, comme le premier ministre de cette ombre de rajah était un colonel anglais rogue et prétentieux, je quittai Jummoo sans retard pour gagner le nord avec, comme compagnon de mon pays, le fameux livre du français Bernier qui découvrit au Grand siècle le royaume de Kaschmir. Il y était venu en effet avec le redoutable Aureng Zeb en 1664. Je remontai le cours des rivières, la Dawak sacrée comme le Gange et la Chinab. Il n’y a malheureusement pas de route carrossable pour aller par ce chemin jusqu’à la vallée de Kaschmir. Les cols y sont trop élevés et peu accessibles. Ils restent même, malgré de récents travaux, toujours pénibles pour les chevaux. L’automobile passe toutefois là où le cheval souffre. Aussi désormais, fait-on simplement des routes larges et planes sans s’occuper de la dureté des pentes, mais ces travaux restent tardifs et lents. La vallée Kaschmirienne en effet n’offre que des ressources esthétiques. Or, il faut, pour payer le coût des belles voies, qu’elles mènent à des lieux où l’industrie s’enrichit.

Ce chemin que suivit Bernier en 1664, par Rajaori, existe encore, mais il ne coincidait pas avec le trajet que j’avais prévu. C’est que mon voyage possédait aussi une valeur d’exploration géologique. Je suivais par conséquent un tracé sur lequel j’avais diverses raisons d’espérer découvrir du fer. Je ne trouvai d’ailleurs rien, sauf une mine d’émeraudes. Mais ce n’est pas une histoire minéralogique ni industrielle que je vous raconte…