Kaschmir, jardin du bonheur/2

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Les Éditions Henry-Parville (p. 26-36).


II

SIRINAGAR


Je laisse donc de côté les péripéties de mon lent déplacement au long des montagnes de l’État de Jummoo et mon passage dans le Kaschmir. Voilà le plus étonnant voyage du monde. À six heures du matin, vous êtes près du ciel. C’est alors la végétation alpestre. Vous descendez dans une vallée, c’est exactement la flore de France, vous entrez ensuite dans une plaine, vous voilà sous les tropiques. Le lendemain, vous êtes dans la neige, le surlendemain, vous traversez une forêt de cèdres comme il en est au Liban…

Nous arrivâmes à Sirinagar, capitale du Kaschmir, en vingt cinq jours. J’étais d’une humeur de dogue. Je n’avais rien trouvé d’intéressant sur près de trois cents kilomètres, dans un pays d’une richesse minière incommensurable, et j’avais perdu un de mes compagnons thibétains, mordu par un serpent à Kischtvar. Mais l’arrivée à Sirinagar est une féérie qui consolerait des gehennes de la vieille Inquisition. Elle porte autant à l’admiration étonnée que le voyage pour Venise par mer en venant de la côte Dalmate. L’État de Kaschmir, comme tous, peut s’agrandir ou diminuer. Les circonstances, les dirigeants et le plus ou moins d’impérialisme national jouent seuls ici. Mais la vallée Kaschmirienne est une chose limitée, qu’il faut venir admirer sur place, dans l’étonnante capitale du pays : la fascinante Sirinagar, Venise des Indes.

Qu’on se la figure au centre d’une vallée ayant moins de cent kilomètres en largeur et le double de long. C’est le Paradis terrestre. L’été, un été méditerranéen, mais tendre et doux, y règne sans arrêt. Toutes les fleurs du monde s’y sont donné rendez-vous, et toute la volupté terrestre s’y étale avec une délicate ingénuité. Autour de la vallée, c’est un cirque de montagnes démesurées, effarantes, absurdes, sur les pentes desquelles, par une douce journée de soleil, assis au centre de cet immense jardin, sous un cèdre, et entouré de roses, on peut, à l’ail nu, suivre le dégradé des saisons et des climats, jusqu’aux neiges péronnelles des sommets. On distingue nettement, à partir des cimes, les pâturages, puis les champs de blé, les vignes et enfin les immenses plantations florales qui produisent tant de subtiles essences, joie de l’asiate et même de l’européen, dont les plus délicats alambics ne produisent d’ailleurs point de parfums plus délicats que les ustensiles grossiers des Kaschmiriens.

Sirinagar, reine d’Asie, fut comme bien l’on pense, disputée férocement pendant plus d’un millénaire, entre les tyrans mongols. Elle fut cent fois capitale et autant de fois brûlée par des envahisseurs. Cette « Vallée Heureuse » est donc aussi un dépôt de toutes les architectures monumentales des Indes : dix siècles y ont laissé des édifices ou des ruines, des palais, des mosquées, des jardins et des terrasses aussi admirables que le Ca d’Oro, ou le Palais des Doges vénitiens.

C’est une sorte de ville aquatique faite surtout de délicieux chalets sculptés, uniformément construits en bois de cèdre et grimpés jusqu’au cinquième étage, parfois. La rivière, le Jhetam, coupe la ville en deux parties réunies par sept ponts, et autour d’elle, des lacs, petits ou grands, avec des îles innombrables, forment le décor le plus original du monde. Sirinagar a cent cinquante mille habitants. Dans un pays aussi bien arrosé, où tout Kaschmirien riche possède son île transformée en habitation de plaisance avec jardin, les bateliers, comme à Venise, ont une importance considérable. Ce sont des Hindous qui cultivent la gaîté chantante du barcarolle.

Et maintenant voici mon aventure :

Dès l’arrivée à Sirinagar, je cherchai, émerveillé de ce pays admirable, à en goûter la grâce sans me mélanger aux Européens. J’évitai donc les hôtels anglais et les boarding-house qu’on y trouve en abondance à l’usage des fonctionnaires britanniques en congé. Je parvins enfin, par l’entremise d’un de mes compagnons tibétains, qui déjà avait habité la vallée, à inspirer confiance à un guèbre, propriétaire d’un délicieux pavillon, au bord du plus grand des lacs : le lac Dahal, et j’y vins demeurer.

Je me trouvais loin de la colonie blanche et fort isolé, mais quel délicieux spectacle, celui de ces îlots odorants, sur lesquels s’élevaient de sveltes chalets, avec d’exquis appartements aux garde-fous incruvés : Cela se nommait de noms ravissants et poétiques : « Nasim bagh », le jardin des brises, ou « Nishat bagh », le jardin du bonheur. Des terrasses, des jets d’eau, des encorbellements fleuris bornaient partout mes regards, lorsque je rêvais dans mon bungalow. L’eau claire illimitait tout cela en un jeu subtil de lumières et de perspectives, jusqu’au fond où s’élevait la ville même, et tout au loin jusqu’aux montagnes crêtées de neige. Je ne me lassai pas de regarder cet horizon calme, liquide et luminescent.

J’étais là depuis huit jours et j’avais même acheté de très curieux parchemins écrits en vieux gujarati, que je m’efforçais de déchiffrer dans la paix coite d’une vie sans heurts.

Un soir, vers neuf heures, tandis que le silence était absolu, et que j’en goûtais la tiédeur, appuyé sur mon balcon, l’aventure s’annonça ainsi : je vis entre deux îlots, dans la douce et tremblante clarté lunaire, apparaître et venir sans doute à moi, seul habitant de cette rive, une barque légère, étroite comme une périssoire, où une forme blanche ramait sans faire aucun bruit.

Cela accosta face à mon chalet. J’aperçus alors, sautant à terre une silhouette fine, presque nue, hormis une sorte de sarong comme en portent les Malais. L’ombre s’approcha d’un pas vif. À cette heure-là, et à l’époque où nous étions, le printemps, les îles du lac Dahal ne sont point très vivantes. Les après-midi, on y voit s’affairer seulement quelques femmes, des servantes et des hommes hargneux aux gestes hiératiques : jardiniers ou domestiques. C’est seulement de mai à octobre que les Kaschmiriens cossus viennent habiter dans leurs jardins. À ce moment aussi, anglais et anglaises arrivent pratiquer le tennis. Je me réjouissais d’ailleurs de cette solitude sans laquelle je me fusse installé ailleurs. Pour cela l’étrange et élégant visiteur peu vêtu m’intrigua prodigieusement et m’apparut aussi mystérieux qu’un djinn.

Un parfum violent et aphrodisiaque, croisé de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles, qui poussent à Kaschmir comme en France l’ortie, me venait par bouffées régulières. Je regardais dans la lueur lunaire cette forme agile qui venait me trouver, j’en étais convaincu.

De fait, l’être svelte sauta sans façon par dessus la barrière séparant mon jardin des propriétés voisines et s’approcha à pas plus lents.

Quand il fut à dix pas, je dis à haute voix en dialecte dogra que je parle bien et qui ressemble presque parfaitement au langage de Kaschmir dont les souplesses ne me sont toutefois pas aussi familières :

— Bonsoir !

La forme s’arrêta, je me penchais pour la mieux distinguer. Enfin j’entendis la formule en Kaschmirien :

— Certes, le soir est bon !

Je repris :

— Tu viens me trouver, mon ami ?

J’entendis rire. On me questionnait ironiquement.

— Ne parles-tu pas ma langue ?

— Non, pas pour te faire honneur.

— Parles-tu chibhali ?

— Non !

— Tu es Anglais ?

— Non !

Ce dialogue m’agaçait. J’affirmai :

— Je descends, nous parlerons au même niveau. Ne sera-ce pas préférable ? Attends-moi.

J’entendis : oui, je t’en prie, étranger !

Trois minutes après, j’étais dans le jardin et me trouvai en face d’un adolescent grâcieux, extrêmement féminin et vêtu, comme il m’avait semblé, d’une simple étoffe malaise. Je lui dis avec politesse :

— Loué sois-tu !

Il répondit :

— Certes, et Dieu.

— Et Dieu ! repris-je en écho.

— Viens maintenant avec moi, continua sans transition, en langue dogra, l’adolescent. Il s’exprimait avec élégance mais semblait parler ce dialecte avec déplaisir.

Je connais les usages et les procédés de conversation de ces races d’Asie et je répondis :

— Tu me fais un grand plaisir, mais me permettras-tu de te demander où tu veux me mener en ton désir de me rendre heureux.

Il rit encore :

— Viens ! Moi je ne suis ici que pour te chercher. Il y aura quelqu’un pour t’expliquer. À chacun son office, selon la Loi.

La grâce étrange de cet être aux formes graciles, le sans-gêne européen de sa conversation, sa gaîté souriante et je ne sais quoi en lui de plaisant et d’audacieux, sans rien de louche ni de trouble, me furent comme un alcool. Presque malgré moi, je répondis :

— Je te suis :