Kaschmir, jardin du bonheur/11

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Les Éditions Henry-Parville (p. 108-114).


XI

LES EAUX DE KASCHMIR


Il est certes difficile de restituer avec exactitude l’état d’âme d’un Latude évadé de la Bastille ou de Casanova, fuyant les Plombs Vénitiens. Seulement lorsqu’on revit une aventure semblable à la leur, on en perçoit la prodigieuse richesse en orgueil, en courage, et, bien entendu, en félicité.

Je nage dans les ténèbres, attentif à tant de choses que j’en deviens inconscient, quand, en face, je reconnais une clarté légère, un jour mince et gris qui filtre sur l’eau… Je vois cela… mon cœur saute et la vie semble se multiplier en moi. J’ai pourtant, comme profonde qualité, une grande maîtrise d’actes. Je crains surtout les mouvements de premier jet. En sortant de mon trou, la vue du jour devait me pousser à agir fortement, à me précipiter avec violence vers cette lumière que, dix minutes plus tôt, je craignais bien de ne jamais revoir. Mais j’eus un sentiment tout opposé. Je me dis : Maintenant, tu peux te croire sauf ou presque. C’est le moment de ne pas tout compromettre sans réflexion. Je continuai donc de nager très doucement, évitant le bruit, attentif à tout. Je me rapprochais de la dernière courbe. Lorsque je la franchis, je vis enfin, à cinq pas, l’entrée du souterrain, une voûte de deux mètres, fort large, ce qui lui donnait l’air étrangement écrasé. Mais mon étonnement fut grand de connaître que devant l’orifice, à trois mètres, un vaste fouillis végétal s’étalait. Je sortis à l’air et parvins à ce « buisson » aussitôt. M’accrochant à une branche pendante, je me mis à mieux examiner tout. Alors je compris de quelle habile façon cet étrange canal avait été soigneusement dissimulé par des chicanes. Sans doute ne pourrais-je pas en sortir facilement.

Je commençais à sentir la fatigue, mais me reposer ici eût été absurde. Je m’enfonçai donc dans la lagune ouverte à l’air. Cinq mètres plus loin, cela parut n’avoir plus d’issue, mais je perçus un rideau feuillu qui pendait sur une autre ouverture encastrée entre deux murs épais. Je passai sous ce rideau et me trouvai cette fois dans un petit lac. Près de moi, en un éboulis terreux, sur un îlot de quelques mètres, une végétation confuse et dense s’agglomérait. Je m’y hissai, certain de n’être pas vu. Tout se referma en effet sur moi. Essoufflé, dans l’herbe épaisse, je tentai de reprendre mes forces.

 

Le bonheur cependant me possède et une ardeur secrète, quoique tardive, pour Zenahab. Aux ombres portées, je crois lire qu’il est cinq ou six heures du soir.

Un quart d’heure passe. La tiédeur de l’atmosphère me caresse. Je suis remis, mais j’ai faim.

Et voilà que rentre avec rapidité, entre les deux colonnes qui ferment ce lac et dont l’intervalle doit se clore à volonté, une barque que dirige le jeune homme au sarong, par qui je fus requis chez moi de venir ici. Une femme invisible est couchée en paquet blanc dans sa périssoire. Il frôle le fouillis herbeux qui me dissimule et disparaît.

Si l’on ferme l’entre-colonnement, là-bas, durant les nuits, je ne pourrai plus m’évader ce soir, mais si je sors en ce moment, où aller ? et comment rester invisible ?

J’attends encore.

Le crépuscule tombe lentement. Une inquiétude me poigne. Ne pouvant y résister, je me remets à l’eau et gagne nerveusment la « sortie ». Cette fois, je suis libre vraiment.

J’ai contourné, pour n’être pas vu, d’où qu’on regarde, le bord de l’île et je le suis avec précaution. Pas une âme à l’horizon. Devant moi, des îlots se dressent, petits ou grands, aucun n’est très proche et aucun n’est bâti. « Ma femme » d’un soir, Zenahab, sait éviter les regards indiscrets. Je cherche une cachette ou une protection. Un énorme cèdre s’étend au bord de l’eau et ses branches couvrent plus d’un hectare. Il a poussé sur un îlot feuillu qui paraît abordable. Allons-y !

Trois minutes passent, je suis couché parmi les fleurs et j’inspecte l’horizon. Je reconnais enfin la demeure de Zenahab. Aucune fenêtre n’y paraît de ce côté. Je cherche ensuite l’emplacement de mon chalet. Repérant les distances et les directions, je m’aperçois qu’il est à cinq cents mètres au plus. Le guide, pour me tromper, avait accompli avant-hier bien des détours inutiles.

Le soir descend. L’ombre couvre le lac Dahal. À l’horizon, Sirinagar s’éclaire. Cette fois, il me faut agir vite et fortement. Lorsqu’on saura mon évasion, la poursuite sera rude. Décidé, je me lance à l’eau pour rentrer chez moi. Je songe en nageant qu’il devient utile de quitter sur-le-champ la vallée de Kaschmir. Cette Zenahab est certainement dangereuse et m’apparaît puissante. La race est d’ailleurs vindicative. Elle possède mille secrets de poisons, de guet-apens incompréhensibles, de trucs mortels. Il me faut donc partir. Ma vie désormais appartient au passant, au berger que je rencontre, au commerçant qui me parle, à tout le monde qui me côtoie. Je viens de faire beaucoup de choses pour vivre, il faut maintenant compléter l’orgueil de ma fuite par une totale mise en

sûreté. J’aborde, épuisé, près de chez moi.
Pas une ombre : je me glisse jusqu’à ma demeure, j’ouvre. Tout est vide. Mes hommes ont été achetés ou assassinés. Je monte vite dans ma chambre. On a emporté mes malles, mais laissé une valise en peau de porc, animal maudit, et qui parut ne rien contenir d’important. Elle détient pourtant un costume, deux revolvers et des papiers. Je me vêts et je m’arme. J’ai les pieds écorchés et mes derbys me font mal. Qu’importe, maintenant je puis batailler. Je mange toute une boîte de corned-beef oubliée. Je descends enfin dans le jardin et m’éloigne en suivant le lac. La nuit est douce. Je me suis nanti d’une couverture prise au lit. Dans un fourré, au sommet d’une roche, je m’installe et dors