Kaschmir, jardin du bonheur/4

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Les Éditions Henry-Parville (p. 46-57).


IV

SÉQUESTRÉ


Je traversai des chambres voûtées et d’ailleurs semblables à des prisons. Ensuite on me fit gravir trois étages ; j’étais évidemment dans une vaste demeure. Dès le premier palier, au-dessus, sans doute, des voûtes souterraines, un luxe effarant apparut, qui s’exagéra aux étages supérieurs.

Tapis, armes, meubles incrustés, bronzes et ivoires étaient jetés partout en tas sans ordre aucun. J’avais adopté la seule attitude qui convint, une impassibilité stricte, avec beaucoup d’attention et de méfiance. Je ne parus donc rien voir. Au troisième étage, ma conviction était faite. J’étais chez des hindous riches, en relations avec l’Europe, et composant très bien avec leur religion, car à côté des sourates arabes, le Bouddha, Ganesa et surtout Siva se trouvaient figurés en maint bibelot précieux, placés en lieux rituels. Le batelier, lorsque je fus dans une pièce meublée quasi à l’européenne, avec, ma foi, des fauteuils, me fit signe de m’asseoir et sortit.

Cette fois je pouvais attendre plus plaisamment qu’en bas. D’évidence, au surplus, dans un tel lieu, on était en mesure, très facilement, de m’assassiner ; mais en ce cas, il n’était en rien besoin de me faire monter si haut. On voulait donc quelque chose d’autre que ma vie. Quoi ? Les asiates ont une conception machiavélique de la simplicité. Peut-être ma qualité connue d’ingénieur amènerait-elle un capitaliste kaschmirien à me dévoiler, contre garanties, des trésors réels et exploitables. Savait-on ?

Comme je songeais ainsi, assis dans un fauteuil, la porte par laquelle j’étais entré fut entr’ouverte. Un homme apparut. Il regarda en silence. Pauvre, pieds nus, l’air d’un ascète, il avait une magnifique dignité, avec son nez busqué et sa barbe annelée. Il se retira aussitôt sans rien dire.

Soudain, à travers quelque chose, tout près de moi pourtant, et bien que je fusse seul, j’entendis une sorte de froissement. Je regardai. Le mur à cet endroit, sur un espace d’un mètre carré, avait été remplacé par un treillis métallique comme on en trouve en Europe dans les couvents contemplatifs de femmes, pour isoler les religieuses. On s’agitait de l’autre côté. Et j’entendis, en anglais, prononcés, sans aucun accent, ces mots invraisemblables :

— N’avez-vous pas eu peur, mon adoré ?

Je goûtai la parole cristalline, voix de femme évidemment, avec une joie profonde, mais je répondis avec une prudence arabe ou normande, en dogra, pour essayer d’identifier l’inconnue :

— La peur ne saurait entrer dans une âme possédée par toi, lumière de mon regard.

J’employais le tutoiement asiatique afin de voir ce qui s’en suivrait.

La voix reprit, douce et égale, aussi liquide et harmonieuse, mais en dogra :

— De quel pays es-tu ?

— De la France.

— Ah ! ah ! j’ai déjà épousé un français

Je repartis lentement, selon une formule religieuse :

— Loué en soit le Rétributeur.

La femme reprit délicatement avec une sorte d’ironie charmante :

— Je l’ai donné à manger aux tigres.

Je me tus, sans lumières pour résoudre l’énigme que posait cette étrange conversation. Je sais qu’avec les êtres d’Asie et d’Afrique, il faut méditer chaque mot et ne parler qu’à bon escient, hors le formulaire des compliments et des politesses. Il a précisément été inventé aux fins de décevoir le curieux, le hâtif et l’intéressé.

La femme reprit :

— Je t’ai vu ces trois jours errer dans Sirinagar. On m’a dit que tu étais un maître.

Je répondis avec gravité :

— Je suis bien plutôt ton esclave, ô Déesse !

Il y eut un court silence, puis l’inconnue affirma :

— Tu es beau, je t’épouserai.

Je parlai alors comme un Kaschmirien galant de haute classe :

— Prunelle de mes yeux, délices de ma destinée, puisses-tu ne pas renoncer à ce désir et me donner à réaliser l’œuvre de te rendre heureuse.

J’entendis alors le froissement se multiplier. On se levait. Ensuite il décrut. La femme s’éloignait. Cette inconnue autoritaire qui voulait m’épouser s’était retirée sans plus de politesse. Je m’installai alors commodément et j’attendis la suite des événements. Une heure après, dans le silence, je m’endormis.

Je m’éveillai à neuf heures du matin. Sans y songer, poussé par le désir de me trouver à l’aise, je m’étais étendu sur les tapis épais et j’avais pris un repos parfait. Comme un silence total régnait autour de moi, je me mis à étudier le mystérieux logis.

Il n’avait aucune vue apparente sur le dehors. J’étais éclairé par une lampe primitive, sise au plafond même, et dont on avait déjà dû renouveler l’huile pendant mon sommeil. Les murs étaient solides. Je me trouvais évidemment, du fait de ma venue en barque, dans une île du lac Dahal. Mais existait-il en ce lieu des fenêtres ? Il me fallait vérifier tout avec précaution et prestesse. J’avais l’œil et l’oreille sans cesse au guet, car l’homme de Kaschmirie passe pour très vétilleux et s’encolère puissamment lorsqu’on manque avec lui de confiance et de politesse. D’ailleurs, en principe, les actes les plus normaux de notre existence européenne peuvent profondément blesser un témoin oriental. Il est vrai que je paraissais être entre les mains d’une femme. Mais quelle apparence y avait-il d’une femme seule maîtresse en cette somptueuse demeure ?

Sans doute était-ce plutôt le début d’une intrigue comme Pierre Loti en connut et comme en content les écrivains de Perse, d’Arabie ou des Indes. Une femme dont le mari était en voyage se permettait d’enlever un homme blanc vu au passage et épié ensuite.

Pourvu, pensais-je, que le mari ne reparaisse pas avant mon départ de ce palais ! Car, dépourvu de défenses, je ne pouvais vraiment pas faire face, avec quelques chances de vivre, à la colère d’un époux jaloux et outragé. L’idée que j’appartinsse à une femme polygame ne me vint point, je croyais la polyandrie réservée au bas peuple. Je cherchais cependant une arme dans la chambre où le caprice d’une Nourmahal du XXe siècle m’avait installé. Il n’y avait rien qui pût servir à combattre. C’était voulu :

On m’apporta peu après à manger. Il n’existait encore, évidemment, aucune raison de m’empoisonner. Je n’avais donc pas à me méfier jusqu’ici et fis honneur à la complexe cuisine du pays.

Comme je terminai mon repas, on vint en chercher les reliefs.

Le serviteur, un sikh robuste, me dit ensuite en anglais, comme un tenancier de fumerie ou de café, dans le Strand :

— Wisky, pavot, chanvre ?

Je fis non de la tête.

— Dormir alors, car maîtresse ne reviendra que ce soir. Jusque là, rien :

Je fais un signe d’approbation. Ne pas questionner et trouver le maximum d’avis utiles dans les paroles prononcées devant moi, telle était la règle à suivre. Mais au lieu de dormir, j’enquêtai sur mon domicile.

La porte, de chêne massif, s’ouvrait du dehors. Les cloisons étaient liées par une sorte de béton très solide. J’étais au fond très bien prisonnier. Le plancher sous les tapis apparut mosaïqué, ce qui interdisait de songer à une percée, chose que d’ailleurs je n’avais nulle raison de tenter. J’allais alors, ceci vu, me remettre sur un fauteuil. Une heure de recherches et d’examen méthodique me laissaient aussi ignorant que naguère, quand je crus entendre un peu de bruit à travers le mur de gauche que j’avais considéré jusque-là comme intérieur.

Je m’approchai, vérifiai la surface en large, puis montant sur un fauteuil, je la sondai en hauteur.

Enfin, je découvris quelque chose. À vingt centimètres du plafond, il y avait un orifice quadrangulaire large d’une main. C’était le reliquat d’une fenêtre maçonnée. Un petit volet de bois en épousait exactement la forme et prolongeait la surface du mur. Je retirai difficilement ce volet et j’eus devant moi la révélation du décor. J’admirai le paysage au milieu duquel j’avais été transporté.

La maison appartenait à un des îlots du lac Dahal, bien entendu, comme je n’en avais pu douter, mais c’était assez loin de mon chalet et je ne pus m’orienter d’abord. Je touchais aux faubourgs de Sirinagar. Devant moi, baignant dans une eau limpide et lumineuse, s’étalaient des jardins et une série de maisons noyées dans cette végétation polychrome qui caractérise le pays Kaschmirien. De toutes les demeures les fondations de pierre solide plongeaient dans le lac, et là-dessus, une variété infinie de toits aigus ou plans régnait jusqu’à l’horizon avec cette herbe d’un vert très clair qui les recouvre souvent dans le pays. Immédiatement au-dessous des toits et des terrasses, bâillaient d’innombrables fenêtres, des baies ogivales prolongées par des balcons ou des encorbellements semblables aux hourds des châteaux médiévaux d’Europe. Partout des fleurs, des bois ajourés et des ouvertures généreusement ouvertes, me permettaient de tout voir au cœur des maisons.

Je pouvais admirer ainsi des tisseuses de châles et des ouvriers ciselant le cuivre, des lamas en prières, des scribes à pinceaux, des joailliers. Combien d’autres !… des rêveurs même et aussi des amants. Tout cela se trouvait devant moi, exposé dans une lumière claire et délicate. Aux lointains les plus reculés, cela n’atténuait même pas le moindre détail. Et l’émotion d’un tel paysage, pareil à une subtile et délicate estampe japonaise, me fut comme une révélation de grâce, de quiétude, de beauté, de félicité.