Kaschmir, jardin du bonheur/8

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Les Éditions Henry-Parville (p. 82-91).


VIII

CONCILE D’ÉPOUX


… J’eus beau me travailler le « pensoir » je ne trouvai aucune solution simple, pratique, « industrielle » à mettre en œuvre. Je me méfiais de tout, et surtout des actes mal engrenés qui ne pouvaient aboutir qu’à des catastrophes. L’esprit toujours tendu, je décidai donc d’attendre, c’est-à-dire que je ne décidai rien. Le temps s’écoula encore…

Il était dix heures du soir quand mes deux infatigables gardiens (Ils ne dormaient donc jamais ?) vinrent encore me quérir et me menèrent dans la chambre où j’avais eu un entretien avec la belle Kaschmirienne. La baie donnant sur le dehors avait été close de vastes tentures drapées sur le garde-fou de la terrasse. Je m’assis au même lieu que le matin.

Ce qui me frappa, dès l’abord, ce fut une table ronde, placée au centre. Sur elle, une mousseline était dressée, couvrant des bibelots quasi sphériques, me parut-il, mais peu visibles. Quand je fus accroupi, malgré la lumière médiocre d’une lampe haut située, je reconnus ces objets. Il y avait là six têtes coupées et embaumées. Je perçus en moi, avec la peine cuisante de l’homme sans armes sur lequel pèse un danger, un sentiment de crainte irritée contre lequel je luttai difficilement.

Brusquement, la porte s’ouvrit. Un homme entra et s’assit loin de moi sans me regarder. Il était athlétique et portait un masque de statue grecque. Une robe tibétaine blanche le vêtait, avec des bottes de feutre à pointes relevées. La porte grinça à nouveau. Ce fut un européen, italien ou espagnol, petit, trapu, très vif, l’œil aigu et les dents luisantes, qui entra, pour s’installer à ma gauche, avec, me sembla-t-il une inquiétude sourde sur la face. Je compris enfin :

« C’est le concile des époux ! »

Il y eut un long intervalle, puis le dernier fit son entrée, majestueusement. Dans l’intérêt que, malgré moi faisait naître en ma pensée cette aventure peu vraisemblable, je ne pus me retenir d’admirer ce tard venu. Il devait être conscient de l’effet à produire, car il resta debout une minute, puis, félin et sournois comme un fauve, s’allongea nerveusement sur le tapis, presque à mes pieds. C’était un homme d’Afrique, berbère ou métis d’européen et de femme arabe. Il portait un turban extravagant de soie à carreaux rouges et noirs.

À droite et à gauche du front, sur les tempes mêmes, pendaient des œillets tigrés, plus rouges à gauche, plus blancs à droite. Et, entre ces fleurs, un masque étonnant s’inscrivait. La peau, couleur de café au lait, luisait, pareille à un brugnon. Les paupières étaient baissées sur des yeux invisibles, mais le nez avait la finesse aquiline d’un dessin d’architecte. La bouche, un peu fardée, je crois, offrait une lèvre supérieure haut levée et fendue comme un fruit avec je ne sus quoi de sexuellement féminin. Au centre de la muqueuse une ligne rose pâle en partageait la tumescence écarlate. La lèvre inférieure gonflée à éclater semblait découpée dans une orange sanguine. Aux commissures, à l’inverse de nos masques européens, un léger renflement cambrait encore la limite des chairs humides et cette bouche close, ainsi étalée outrageusement, avait je ne savais quoi de lubriquement évocateur. Le jeune homme était sérieux, peut-être même y avait-il une tristesse dans l’étirement du derme sous les pommettes.

Sa gandourah s’était défaite pendant qu’il s’étendait, peut-être d’ailleurs était-ce coquetterie volontaire. On voyait donc maintenant l’épaule renflée, avec le méplat qui l’isole. Les muscles, partant de la clavicule, semblaient exhausser le pectoral tendu, attirant et ovoïde, semblable vraiment à un sein de vierge, avec une large médaille violâtre au bout, sommée d’un mamelon couleur d’acajou.

Le temps passa. Pas un des quatre hommes réunis ici ne prononçait un mot. Une servante très vieille et édentée entra servir du café dans des tasses infimes, et enleva la gaze qui couvrait les têtes coupées. Un indicible embarras me possédait. Je songeais sans rien regarder, analysant en moi mille impressions : souci, crainte et ennui. Je me sentais peu propre à tirer plaisir de ce genre d’aventures à plusieurs mâles. Je trouvais même tout grotesque un peu, malgré le tragique qu’il restait obligatoire d’y incorporer.

Brusquement, une voix sonna dans la pièce. Zenahab était entrée…

 

Le méridional d’Europe et le persan tournèrent la tête vers elle. Ni l’arabe ni moi ne bougeâmes.

Elle passa à mon côté. Elle était vêtue comme au matin, d’une multitude de soies légères et flottantes. En frôlant la table, avec un rire aigu, elle donna un coup de pied dans le tas des têtes coupées. Toutes roulèrent à terre. L’une, d’un anglais, blonde, longue, quadragénaire, vint se placer sous ma main. Je vis qu’on avait tué cet homme d’une balle dans la nuque.

Zenahab s’étendit près de la baie qui continuait la pièce en une façon de terrasse, présentement close.

Elle fut au tapis une longue forme blanche, dont émergeaient juste les pieds nus, la tête et les mains. Elle riait artificiellement. Elle dit enfin des vers en Kaschmirien, sans paraître nous voir. Cela est difficile à traduire, mais pourrait s’exprimer ainsi :

J’ai quatre heureux époux
Ils réjouissent mon corps et mon âme,
Mais je voudrais n’en préférer aucun
Car il faut faire mourir le préféré.

C’est que la préférence dégénère en amour
Et l’amour est un esclavage.
Le jour où je serai esclave,
Je serai bonne à faire un simple mâle.

La femme est supérieure à l’homme.
L’amour ne l’épuise pas,
Mais le sentiment l’épuise
Quand elle a un amant aimé.

Je ne veux pas d’amant aimé.
Mais je veux l’amour lui-même
Ceux que je désire s’ils ne sont pas aimés
Sont toutefois des amants pour Zenahab.


J’ai quatre amants et époux
Car Dieu commande qu’on épouse
Et qu’on n’appartienne qu’à un maître
Un maître qu’on doit parfois faire mourir.


Elle se cambra soudain, torse convexe, jambes repliées et nous regarda tous.

— Qui veut aimer le premier Zenahab ?

Le méridional répondit :

— Moi.

Elle rit et articula avec une cautèle ironique :

— Il n’y a de premier qu’entre plusieurs. Tu es le seul. Donc tu ne saurais te dire le premier.

— Moi !

Le Persan ou Caspien s’était levé, puissant et tendu comme un tigre.

Zenahab dit :

— Non !

Elle me regarda.

Sa voix se fit caressante pour me parler :

— Tu es le dernier venu. Ne te plaît-il pas de connaître en leurs secrets les joies que dispense Zenahab.

Je répondis comme toujours lorsqu’une question est redoutable :

— S’il plaît à Dieu !

Elle dit :

— Ferme les yeux.

Je les fermai, attentif.

J’entendis la femme se lever et venir devant moi. Elle devait être nue. J’ouvris imperceptiblement mes paupières. Je ne me trompais pas. Elle me baissa la tête et la prit entre ses genoux.

— Regarde avec tes mains !

Docile, je « regardai », mais mes doigts ne cherchèrent qu’à satisfaire son ordre sans témoigner d’aucune ardeur. Je devinais en cette extraordinaire femelle un sadisme féroce, toujours prêt à réaliser l’inattendu qu’il me fallait redoutablement prévoir. Enfin, elle se retira et s’étendit à nouveau. Elle gisait maintenant sur un flot de mousselines. Je la regardai âprement. Ah ! la tenir seule à seul et lui faire oublier, au fouet, s’il était nécessaire, cette prétention européenne, mélangée d’orgueil asiatique. Elle cultivait sa méprisante hauteur seulement parce qu’autour de nous, dans les pièces voisines, sur la terrasse et partout, il devait y avoir des hommes armés dévoués et barbares, prêts à tuer !

Zenahab soudain donna un coup de pied au bel Arabe.

— Ali ben Dhyian, viens !

Le jeune homme se leva.

— Dévêts-toi.

Il laissa tomber sa gandourah, d’un de ces gestes nobles que les sémites ont gardé, et qui font invinciblement penser aux beaux mouvements décrits par Homère. Je sentis venir la péripétie dangereuse et devinai la rotation des dés sur lesquels était marqué mon destin.