Kaschmir, jardin du bonheur/9

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Les Éditions Henry-Parville (p. 92-100).


IX

DRAME


Quel instinct me fit donc alors chercher je ne sus quelle mise en scène en la mystérieuse comédie commencée et y prévoir un drame proche ? Le certain c’est qu’à ce moment-là, mon regard attaché sur l’étonnante femme vit sa main close sur quelque objet. Et je compris qu’elle tenait un fin poignard sous elle, pour… Savait-on ?

Elle appela en me regardant :

— Admi Singh, sois debout !

J’avais compris et me levai, car Singh, c’est le mal anoblissant, et Admi, en dogra, c’est « homme », tout simplement. (À remarquer qu’en Kaschmirien, homme se dit Manyu, ce qui est bien une racine européenne.)

Elle me fit alors signe d’approcher et articula :

— Assieds-toi à toucher Zenahab, ô heureux époux !

Je m’assis près d’elle son genou droit touchant ma jambe gauche. Alors elle commanda quelque chose, tête levée, en un langage inconnu, d’un ton méchant. Cela ne s’dressait à aucun des « époux » et devait seulement concerner la mystérieuse surveillance qui rôdait certainement partout autour de nous, mais j’eus un petit frisson au long de l’échine.

Alors elle se donna au bel Arabe.

 

Un dégoût somptueux me tenait tandis que la mystérieuse femme gémissait, les yeux fixés sur mon visage. Ses pupilles dures et cruelles cherchaient une marque d’émotion dans les miennes, vainement d’ailleurs. Enfin, sans rejeter Ali ben Dhyian, elle me dit à mon tour :

— Dévêts-toi, Admi Singh !

Je ne pouvais reculer ni hésiter. Je lui obéis, résigné à subir tout, mais non point à faire aucune avance, dont il me semblait d’ailleurs que je dusse — comme tous — me repentir, et à quoi, au surplus, mon corps se fut refusé. Et lorsque je fus nu, lorsqu’il apparut bien à cette lubrique kachmirienne que j’étais aussi peu ému que possible du spectacle qu’elle m’avait offert, elle cria deux mots sifflants comme des flèches. Quatre hommes sortirent de je ne sais où, me sautèrent dessus et me ligotèrent avant que je pusse me défendre. Je fus emporté rapidement. Une main lourde sur mes yeux fit de sorte que je ne visse rien. Deux minutes plus tard, j’étais en un cul-de-basse-fosse, jeté comme un paquet dans l’obscurité et ligoté ainsi qu’on pratique d’un tigre mené au dentiste. Je ne vis même pas comment repartaient mes agresseurs. Il me fallut quelques minutes pour reprendre mes esprits. L’aventure était en voie de mal finir. Tous mes efforts d’impassibilité n’avaient abouti à rien ou plutôt avaient suscité la haine de Zenahab. Il est vrai que si je m’étais montré passionné, ardent et viril, rien ne prouve qu’au beau milieu de mes démonstrations galantes, je n’eusse pas reçu un coup de poignard parfaitement placé et exactement mortel. J’étais même convaincu qu’il en eût été ainsi. Cette femme tuait qui manquait à la satisfaire, et qui la satisfaisait mal. C’étaient là deus injures. Qui l’eût réjouie au maximum ne pouvait manquer de lui inspirer le désir d’immobiliser un si doux moment. Mort encore ! Il me semblait même qu’elle dût goûter surtout l’âpre désir des regrets et connaître une jouissance aiguë à supprimer celui qu’elle aimait. En toutes voies, la mort apprêtait sa faux.

Pour moi d’ailleurs, Zenahab devait, en réalité, manquer de cette ardeur qu’elle affichait. Était-elle anesthésiée par la débauche, par le haschich ou l’opium ? Cela ne pouvait se deviner, car elle paraissait robuste et saine. Mais en tout cas je gardais la certitude de mon impuissance — l’eussé-je tenté — à satisfaire aussi bien ses sens s’ils étaient exigeants que sa pensée, si son ardeur mentale seule était en question. Les morts dont elle nous offrait les têtes avaient sans doute été semblablement incapables de la réjouir. Peut-être l’athlète persan ou le méridional, coutumiers des exploits excessifs, pouvaient-ils réussir à créer en elle un délire convenable !

Mais moi, parisien calme, pour qui l’esprit est un meilleur aphrodisiaque que la matière, je n’étais certes pas l’amant rêvé. Allait-on maintenant m’égorger comme une chèvre sacrifiée à Siva, et confire ma tête ?…

Il faisait chaud dans ce caveau, par chance. Sans quoi, nu, j’aurais souffert. Comme le temps passait sans que j’entendisse rien, je songeai qu’il était sans doute utile de voir si mes liens tenaient bien. Ils avaient été faits si vite !

Je m’efforçai de comprendre leur entre-lac et, au bout d’une heure, la vérité, ma foi, magnifique, m’apparut. J’avais été lié selon un curieux principe chinois. Tout effort resserrait les cordes, par la seule tension du corps, mais si je penchais la nuque en avant, si je m’efforçais à joindre les coudes en arrière et de laisser relâcher les cordelles, mes poignets se libéraient seuls. Il me fallut longtemps pour comprendre cela et tenter de me délier. Attaché, on a en effet un besoin instinctif de tirer sur ses liens. Je me reposais donc sans tendre aucun muscle et j’allais parvenir à me libérer lorsque du plafond on leva une trappe et on descendit deux choses tournoyantes. Je compris, et j’eus une émotion neuve. C’était d’abord une lampe. Au-dessous d’elle pendait la tête même du jeune Arabe qui venait de posséder Zenahab. C’était le début des vengeances. On referma la trappe en prenant sous elle sans doute l’extrémité de la corde, car lampe et tête restèrent suspendues au centre du caveau, et je m’aperçus, avec étonnement que la moitié de cette cellule était constituée par une mare d’eau. Le silence revint. Il me fallait encore tenter d’échapper patiemment à ce fouillis de cordes. Je repris mes efforts. Hop ! Soudain, ma main droite fut libre. Je me tournai de côté. La gauche se libéra. Je cherchai le moyen de me desserrer les jambes. Ce fut vite fait. Dix minutes après, un peu ankylosé, mais agile, je me trouvai debout.

Et maintenant ?

Il devient vraiment urgent, s’il est possible, de fuir ce caveau voûté. Par la trappe d’en haut, quand on voudra, on me fusillera sans erreur. Cela ne va peut-être pas tarder ? Réfléchissons toutefois, afin de ne point gaffer ! D’abord, pourquoi fait-il si chaud ici, malgré cette mare. Je tâte le mur. Il y a sans doute derrière un four. La pierre brûle. C’est dire par conséquent qu’à travers cette maçonnerie il ne subsiste aucune chance d’évasion. En face, d’ailleurs, c’est un invincible rocher. De l’autre côté, il est impossible d’approcher puisqu’un lac me sépare du mur. Un lac, une baignoire, une citerne ? Où espérer fuir ? C’est cette nappe d’eau qu’il est désormais bon d’explorer. Sur elle repose, si j’ose ainsi penser, mon destin.

Comme je passe sous la lampe, une goutte de sang me tombe sur l’épaule, de cette tête qui voici une heure appartenait à un amant heureux. Je me frotte avec dégoût. Toujours méditative, ma marche cependant va de long en large. Le temps coule. Je ne sais s’il va vite ou doucement. Il va…

Me voit-on de là-haut ? Si oui, je suis perdu. J’écoute avec soin, mais n’entends pas un bruit. Du temps passe… du temps encore… dont je ne sais s’il couvre quelques heures, quelques années, ou s’il entrebâille la fatale éternité.