Kazan/1

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 1-7).


I

L’ENSORCELLEMENT

Dans la confortable maison où il se trouvait à cette heure, Kazan était couché, muet et immobile, son museau gris reposant entre les griffes de ses deux pattes de devant, et les yeux mi-clos.

Il semblait pétrifié comme un bloc de rocher. Pas un muscle de son corps ne bougeait, pas un de ses poils ne remuait, ses paupières n’avaient pas un clignotement.

Et cependant, sous cette apparente immobilité, chaque goutte du sang sauvage qui coulait dans les veines de son corps splendide frémissait en une émotion intense, inconnue de lui jusque-là. Chaque fibre de ses muscles puissants était tendue comme un fil d’acier.

Les quatre ans d’existence que comptait Kazan, chez qui il y avait un quart de loup et trois quarts de chien husky[1], s’étaient entièrement écoulées dans les immenses et blanches solitudes de la Terre du Nord. Là il avait connu les affres de la faim, là il avait subi le gel et le froid. Il avait écouté le gémissement des vents sur les Barrens[2] et s’était aplati, sous le craquement terrible de la tempête, au bruit du tonnerre des torrents et des cataractes. Sa gorge et ses flancs portaient les cicatrices des batailles qu’il avait livrées et, sous la morsure de la neige, ses yeux s’étaient injectés de sang.

On l’appelait « Kazan », le chien sauvage. Il était un géant parmi ses frères de race et son indomptable endurance ne le cédait en rien à celle des hommes qui le conduisaient, attelé à un traîneau, à travers les mille périls d’un monde glacé.

Toujours Kazan avait ignoré la peur. Jamais il n’avait éprouvé le désir de fuir. Pas même en ce jour tragique où, dans la forêt de sapins, il avait combattu contre un gros lynx gris, que finalement il avait tué.

Ici, dans cette maison, il ne savait pas ce qui l’effrayait. Et pourtant il avait peur. Il se rendait compte seulement qu’il se trouvait transplanté dans un univers totalement différent de celui où il avait toujours vécu, et où des tas de choses inconnues le faisaient frémir et l’alarmaient.

C’était son premier contact avec la civilisation. Et il attendait, anxieux, que son maître revint dans la pièce étrange où il l’avait laissé.

La chambre en question était remplie d’objets singulièrement troublants. Il y avait surtout, accrochées aux murs, dans des cadres dorés, de grandes faces humaines, qui ne remuaient ni ne parlaient, mais qui le fixaient du regard comme personne encore ne l’avait jamais fait. Il se souvenait bien d’un de ses anciens maîtres, qu’il avait vu gisant sur la neige, immobile et froid comme ces mêmes figures. Et, après l’avoir longtemps flairé, il s’était rassis sur son derrière, en lançant au loin son lugubre chant de la mort. Mais les gens appendus au mur, qui l’entouraient, avaient le regard d’êtres vivants. Cependant ils ne bougeaient pas plus que s’ils étaient morts.

Kazan, soudain, dressa légèrement les oreilles. Il entendit des pas, puis des voix qui parlaient bas. L’une des deux voix était celle de son maître. Quant à l’autre… Un frémissement avait couru dans son corps en l’écoutant.

C’était une voix de femme, une voix rieuse. Et il lui semblait se ressouvenir, comme dans un rêve, d’une voix semblable, qui portait en elle douceur et bonheur, et qui avait, au temps lointain de son enfance, résonné ainsi à son oreille.

Il souleva la tête, tandis qu’entraient son maître et celle qui l’accompagnait. Et il les fixa tous deux, de ses yeux rougeâtres.

Il connut ainsi que la jeune femme était chère au maître, car celui-ci l’enlaçait de son bras. À la lumière des flammes du foyer, il vit que la chevelure de la jolie créature était blonde et dorée, que son visage était rose comme la vigne d’automne et que ses yeux brillants étaient pareils à deux fleurs bleues.

Lorsqu’elle l’aperçut, elle poussa un petit cri et s’élança vers lui.

— Arrête chère amie ! jeta vivement le maître, et sois prudente. La bête est dangereuse…

Mais, déjà, le jeune femme s’était agenouillée près de Kazan, fine et mignonne comme un oiseau, et si jolie, avec ses yeux qui s’illuminaient merveilleusement et ses petites mains prêtes à se poser sur le gros chien.

Kazan, tout perplexe, se demandait ce qu’il lui convenait de faire. Devait-il contracter ses muscles, prêt à s’élancer et à mordre ? La femme était-elle de la nature des choses menaçantes appendues au mur, et son ennemie ? Fallait-il, sans tarder, bondir vers sa gorge blanche et l’étrangler ?

Il vit le maître qui se précipitait, pâle comme la mort…

Sans s’effrayer cependant, la jeune femme avait descendu sa main sur la tête de Kazan, dont tous les nerfs du corps avaient frémi à cet attouchement. Dans ses deux mains elle prit la tête du chien-loup et la tourna vers elle. Puis, inclinant tout près son visage, elle murmura, en proie à une violente émotion :

— Alors, c’est toi qui es Kazan, mon cher, mon vieux Kazan, mon chien-héros. C’est toi, m’a-t-il dit, qui lui as sauvé la vie et qui me l’as ramené jusqu’ici, alors que tout le reste de l’attelage était mort ! Tu es mon héros…

Et, le visage s’approchant de lui, plus près, plus près encore, Kazan, ô miracle entre les miracles, sentit à travers sa fourrure, le contact doux et chaud. Il ne bougeait plus. C’était à peine s’il osait respirer.

Un long temps s’écoula avant que la jeune femme relevât son visage. Quand elle se redressa, il y avait des larmes dans ses yeux bleus et l’homme, au-dessus du groupe qu’elle formait avec Kazan, continuait à serrer les poings et les mâchoires.

— C’est de la folie ! disait-il. Jamais (et sa voix était saccadée et remplie d’étonnement) je ne l’ai vu permettre à quiconque de le toucher de sa main nue. Isabelle, recule-toi, je t’en prie !… Mais regarde-le, juste Ciel !

Kazan, maintenant, gémissait doucement. Ses yeux ardents étaient fixés sur le visage de la jeune femme. Il semblait implorer à nouveau la caresse de sa main, le frôlement de sa figure. Un désir s’était emparé de lui, de se dresser vers elle. S’il l’osait, songeait-il, serait-il reçu à coups de gourdin ? Nulle malveillance, pourtant, n’était en lui.

Pouce par pouce, il rampa vers la jeune femme et il entendit que le maître disait :

— Étrange, étrange… Isabelle, regarde-le !

Il frissonna, indécis. Mais aucun coup ne s’abattit sur lui, pour le faire reculer. Son museau froid toucha la robe légère, et la femme aux yeux humides le regardait.

— Vois, vois ! murmurait-elle.

Un demi-pouce, puis un pouce et deux pouces encore, et son énorme corps gris était tout contre la jeune femme. Maintenant son museau montait lentement, des pieds au genou, puis vers la petite main douillette, qui pendait. Et, durant ce temps, il ne quittait pas des yeux le visage d’Isabelle. Il vit un frisson courir sur la gorge blanche et nue, et les lèvres pourprées trembler légèrement.

Elle semblait elle-même tout étonnée de ce qui se passait. L’étonnement du maître n’était pas moindre. De son bras il enlaça de nouveau le corps de sa compagne, et, de sa main libre, il caressa Kazan sur la tête.

Kazan n’aimait pas le contact de l’homme, alors même que cet homme était son maître. Sa nature et l’expérience lui avaient appris à se défier des mains humaines. Il laissa faire pourtant, parce qu’il crut comprendre que cela plaisait à la jeune femme.

Et le maître lui parla à son tour. Sa voix s’était radoucie.

— Kazan, mon vieux boy, disait-il, tu ne veux point, n’est-ce pas, lui faire aucun mal ? Nous l’aimons bien, tous deux. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle est notre bien commun. Elle est à nous, rien qu’à nous. Et, s’il le fallait, pour la protéger, nous nous battrions pour elle comme deux vrais diables, n’est-ce pas, Kazan ?

Puis ils le laissèrent là, sur la couverture de voyage qu’on lui avait donné pour se coucher, et il les vit qui allaient et venaient dans la chambre. Il ne les perdait pas des yeux, il écoutait, sans comprendre, ce qu’ils disaient, et un désir intense remontait en lui de ramper à nouveau vers eux, d’aller toucher encore la main de la femme, sa robe ou son pied.

Il y eut un moment où l’homme dit quelque chose à la jeune femme. À la suite de quoi, celle-ci, sautant en l’air avec un petit rire argentin, courut vers une grande boîte carrée, qui était placée en travers, dans un des coins de la chambre.

Cette boîte bizarre possédait, sur une longueur qui dépassait celle du corps de Kazan, une rangée de dents blanches, alignées à plat, les unes à côté des autres. Lorsqu’il était entré dans la pièce, Kazan s’était demandé à quoi ces dents pouvaient bien servir. C’était sur elles que venaient de se poser les doigts de la jeune femme, et voilà que des sons mélodieux avaient retenti, que n’avaient jamais égalés, pour l’oreille du chien-loup, le doux murmure des vents dans les feuillées, ni l’harmonie de l’eau des cascades et des rapides, ni les trilles d’oiseaux à la saison printanière.

C’était la première fois que Kazan entendait de la musique de civilisés et, durant un moment, il eut grand’peur et trembla. Puis il sentit se dissiper son effroi et des résonances singulières tinter par tout son corps. Il s’assit sur son derrière et l’envie lui prit de hurler comme il faisait souvent, dans le grand Désert Blanc, aux myriades d’étoiles du ciel, pendant les froides nuits d’hiver.

Mais un autre sentiment le retenait, celui de la jeune femme qu’il avait devant lui. Muettement, il reprit sa reptation vers elle.

Il sentit sur lui les yeux de son maître et s’arrêta. Puis il recommença à s’avancer, tout son corps aplati sur le plancher. Il était à mi-chemin, lorsque les sons se firent plus doux et plus bas, comme s’ils allaient s’éteindre, et il entendit son maître qui disait vivement, à demi-voix :

— Continue, continue… Ne cesse pas !

La jeune femme tourna la tête. Elle vit Kazan à plat ventre contre le sol, et continua de jouer.

Le regard du maître était impuissant maintenant à retenir l’animal. Kazan ne s’arrêta plus avant que son museau n’eut touché aux volutes de la robe qui s’étalaient sur le plancher. Et un tremblement, derechef, le saisit. La femme avait commencé à chanter.

Kazan avait bien entendu déjà une jeune Peau-Rouge fredonner devant sa tente les airs de son pays. Il avait entendu aussi la sauvage Chanson du Caribou.[3]. Mais rien de ce qu’il avait ouï encore de la voix humaine ne pouvait se comparer au miel divin qui découlait des lèvres de la jeune femme.

Il se ratatina, en tâchant de se faire tout petit, de peur d’être battu, et leva les yeux vers elle. Elle le regarda, elle aussi, avec bienveillance, et il posa sa tête sur ses genoux. La main, une seconde fois, le caressa et il ferma béatement les yeux, avec un gros soupir.

Musique et chant s’étaient tus. Kazan entendit au-dessus de sa tête un bruissement léger, où il y avait à la fois du rire et de l’émotion, tandis que le maître grommelait :

— J’ai toujours aimé ce vieux coquin… Mais, tout de même, je ne l’aurais jamais cru capable d’une semblable comédie !

  1. Le husky est une variété de chiens de traîneau employés dans la partie septentrionale de l’Amérique du Nord, le « Northland » ou Terre du Nord, qui s’étend sur deux mille kilomètres environ, jusque vers le Cercle Arctique.
  2. Ce nom de Barrens s’applique aux étendue les plus sauvages et désertiques du Northland
  3. Le cariboo, ou caribou, est une sorte de renne qui vit dans le Northland américain.