Kazan/18

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 148-157).

XVIII

LE CARNAVAL DU WILD

Durant trois jours et trois nuits, Kazan et Louve Grise vécurent sur la chair gelée du vieil élan, montant la garde auprès de lui, en compagnie des quatre chiens qui avaient immédiatement reconnu Kazan pour leur chef.

Louve Grise ne se souciait guère de cette société. Elle aurait préféré être seule avec son compagnon et, plusieurs fois, elle tenta de l’attirer à sa suite, dans la forêt. Mais, chez les animaux comme chez les gens, l’orgueil est grand de dominer et ce n’était pas sans plaisir que Kazan avait retrouvé son ancienne dignité et le temps oublié où il commandait aux chiens de traîneau.

La température, cependant, s’adoucissait de plus en plus et la chasse coutumière allait redevenir possible.

Kazan la reprit durant la nuit du quatrième jour et la conduisit avec entrain, à la tête de la meute des quatre chiens. Pour la première fois, il avait laissé derrière lui sa compagne aveugle.

Un jeune daim fut levé et forcé. Kazan lui sauta à la gorge et le tua. Et pas avant qu’il ne se fût rassasié, les autres chiens ne se permirent de goûter à la proie commune. Il était le maître, le tsar tout-puissant, qui les faisait reculer par un simple grognement. Au seul aspect de ses crocs, ils se couchaient tremblants, sur leur ventre, dans la neige.

Louve Grise arriva, une demi-heure après, triste, les oreilles pendantes et la tête basse. C’est à peine si elle goûta au daim. Ses yeux aveugles semblaient supplier Kazan de ne pas l’abandonner, de se séparer de ces intrus, pour revivre avec elle la solitude passée.

Ses instances demeuraient sans force, car les trois quarts de chien qui étaient dans Kazan faisaient qu’il ne lui déplaisait point de se retrouver avec ces cousins consanguins, en société desquels il avait si longtemps vécu. Il avait appris à haïr l’homme, non les chiens. Une autre influence contre-balançait maintenant celle de Louve Grise.

Deux semaines s’écoulèrent ainsi. Sous la chaleur croissante du soleil, le thermomètre continuait à monter et la neige, sur le sol, commençait à fondre. Bientôt Louve Grise sentit, pour la deuxième fois, dans ses flancs une prochaine maternité.

Mais, en dépit de ses protestations, la petite troupe ne cessait de faire route vers l’est et le sud. Kazan et les chiens savaient que c’était de ce côté que se trouvait cette civilisation avec laquelle ils souhaitaient de reprendre contact. L’homme était dans cette direction. Et ils n’avaient pas vécu assez longtemps de la vie du Wijd pour que l’attirance du passé eût cessé complètement d’agir sur eux.

Les six bêtes arrivèrent ainsi à proximité d’un des Postes avancés de la Baie d’Hudson. Comme elles trottaient sur une longue crête, quelque chose les arrêta. C’était la voix perçante d’un homme, qui criait ce mot bien connu des quatre chiens et de Kazan : « Kouch ! Kouch ! Kouch ! » Au-dessous d’eux, en effet ils aperçurent, dans la plaine découverte, un attelage de six chiens qui tirait un traîneau. Un homme courait derrière, les excitant de ce cri répété : « Kouch ! Kouch ! Kouch ! »

Les quatre huskies et le chien-loup demeuraient tremblants et indécis, avec Louve Grise qui rampait derrière eux. Lorsque le traîneau eut disparu, ils descendirent vers la piste qu’il avait laissée et la reniflèrent brusquement, en grande agitation.

Pendant près d’un mille ils la suivirent, flanqués de Louve Grise, qui prudemment, et inquiète d’une telle témérité, se tenait un peu au large. L’odeur de l’homme la mettait en un inexprimable malaise et seul son attachement à Kazan l’empêchait de s’enfuir au loin.

Puis Kazan s’arrêta et, à la grande joie de Louve Grise, abandonna la piste. Le quart de loup qu’il avait en lui reprenait le dessus et lui disait de se défier. Au signal qu’il en donna, toute la compagnie regagna la plus proche forêt.

Partout la neige fondait et, avec le printemps, le Wilderness se vidait de tous les hommes qui y avaient vécu durant l’hiver. Sur une centaine de milles autour de la petite troupe, ce n’était que trappeurs et chasseurs, qui s’en revenaient vers la Factorerie, en apportant leur butin de fourrures. Leurs pistes multiples mettaient comme un filet autour de la bande errante, qui avait fini par se rapprocher à une trentaine de milles du Poste.

Et, tandis que la louve aveugle s’affolait, chaque jour davantage, de la menace de l’homme, Kazan finissait par n’y plus pouvoir tenir d’aller rejoindre ses anciens bourreaux.

Il saisissait dans l’air l’âcre odeur des feux de campements. Il percevait, durant la nuit, des bribes de chansons sauvages, suivies des glapissements et des abois de meutes de chiens. Tout près de lui, il entendit un jour le rire d’un homme blanc et l’aboiement joyeux de son attelage, auquel l’homme jetait la pâture quotidienne de poissons séchés.

Mille par mille, inéluctablement, Kazan se rapprochait du Poste et Louve Grise sentait approcher l’heure où l’appel final, plus fort que les autres, lui enlèverait son compagnon.

Dans la succursale de la Compagnie de la Baie d’Hudson, l’animation était grande. Jours de règlements de compte pour les trappeurs, jours de bénéfices et jours de plaisirs. Jours où le Wild apportait son trésor de fourrures, qui serait expédié ensuite vers Londres et vers Paris, et vers les autres capitales de l’Europe.

Et il y avait, cette année-ci, dans le rassemblement de tous les gens du Wild, un intérêt supplémentaire et plus palpitant que de coutume. La Mort Rouge avait passé et maintenant seulement on connaîtrait, en les voyant ou ne les voyant pas revenir, le nombre de ceux qui avaient survécu ou trépassé.

Les Indiens Chippewayans et les métis du Sud arrivèrent les premiers, avec leurs attelages de chiens hybrides, ramassés de long des frontières du monde civilisé.

Après eux apparurent les chasseurs des terres stériles de l’Ouest. Ils apportaient leurs charges de peaux de caribous et de renards blancs, halées par une armée de hounds du Mackenzie, aux grandes pattes et aux gros pieds, qui tiraient aussi dur que des chevaux et qui se mettaient à piailler comme des roquets qu’on fouette, lorsque les gros huskies et les chiens esquimaux leur couraient sus. Les chiens du Labrador, farouches et terribles entre tous, et que la mort seule pouvait vaincre, arrivaient des parages septentrionaux de la Baie d’Hudson. Les malemutes de l’Athabasca étaient énormes, avec une robe sombre, et les chiens esquimaux, jaunes ou gris, étaient aussi prestes de leurs crocs que leurs petits maîtres, noirauds et huileux, étaient agiles.[1]

Toutes ces meutes, à mesure qu’elles arrivaient, ne manquaient pas de se jeter les unes sur les autres, grognant, aboyant, happant et mordant. Il n’y avait pas de cesse dans la bataille des crocs.

Les combats commençaient à l’aube, avec les arrivées de traîneaux au Poste, se continuaient toute la journée et, le soir, autour des feux des campements. Ces antipathies canines n’avaient pas de fin. Partout la neige fondante était maculée de sang. Au cours de ces batailles diurnes et nocturnes, ceux qui écopaient le plus étaient les chiens hybrides du Sud, issus et mélangés de mâtins, de danois et de chiens de berger, et les hounds, lourds et lents, du Mackenzie.

Lorsque la neige liquéfiée fut devenue complètement impraticable aux traîneaux et qu’il n’y eut plus d’espoir de voir apparaître aucun nouvel arrivant, William, l’agent de la Factorerie, put établir la liste définitive des hommes qui manquaient. Ïl biffa leurs comptes de ses registres, car il savait bien que, ceux-là, la Mort Rouge les avait fauchés.

Une centaine de feux de campement élevaient leurs fumées autour du Poste et, des tentes à ces feux, allaient et venaient sans cesse les femmes et les enfants des chasseurs, qui, la plupart, les avaient amenés avec eux.

Mais où ce remue-ménage fut surtout considérable, ce fut pour la nuit du Grand Carnaval. Durant des semaines et des mois, hommes, femmes et enfants, de la forêt et de la plaine, hommes blancs et Peaux Rouges, jusqu’aux petits Esquimaux qui en rêvaient dans leurs huttes glacées, avaient attendu cette heure joyeuse, cette folle nuit de plaisir, qui allait redonner quelque attrait à la vie. C’était la Compagnie qui offrait la fête à tous ceux qu’elle employait ou avec qui elle commerçait.

Cette année plus que les autres, afin de dissiper les tristes souvenirs de la Mort Rouge, l’agent s’était mis en frais.

Il avait fait tuer par ses chasseurs quatre gros caribous et, dans la vaste clairière qui entourait la Factorerie, empiler d’énormes tas de bûches sèches. Sur des fourches de sapin, hautes de dix pieds, reposait, en guise de broche, un autre sapin, lisse et dépouillé de son écorce. Il y avait quatre de ces broches et sur chacune d’elles était enfilé un caribou tout entier, qui rôtissait au-dessus du feu.

Les flammes s’allumèrent à l’heure du crépuscule et l’agent lui-même entonna le Chant du Caribou, célèbre dans tout le Northland :

Oh ! le caribou-ou-ou, le caribou-ou-ou

Il rôtit en l’air, Haut sous le ciel clair,

Le gros et blanc caribou-ou-ou !

— À vous, maintenant ! hurla-t-il. À vous, et en chœur !

Et, se réveillant du long silence qui, si longtemps, avait pesé sur eux dans le Wild, hommes, femmes et enfants entonnèrent le chant à leur tour, avec une frénésie sauvage, qui éclata vers le ciel. En même temps, se prenant par les mains, ils mettaient en branle, autour des quatre broches enveloppées de flammes, la Grande Ronde.

À plusieurs milles au sud et au nord, à l’est et à l’ouest, se répercuta ce tonnerre formidable. Kazan et Louve Grise, et les outlaws sans maîtres qui étaient avec eux, l’entendirent. Et bientôt se mêlèrent aux voix humaines le hurlement lointain des chiens, qu’excitait la sarabande infernale.

Les compagnons de Louve Grise et de Kazan ne tenaient pas en place. Ils dressaient leurs oreilles dans la direction de l’immense rumeur et gémissaient plaintivement.

Kazan n’était pas moins troublé. Il commença son manège ordinaire avec Louve Grise, qui s’était reculée en montrant les dents, et qu’il tentait d’entraîner à sa suite. Toujours, d’ailleurs, aussi vainement.

Alors il revint vers les quatre huskies. À ce moment, une bouffée de vent apporta plus distinct l’écho sonore du Carnaval du Wild et ses ardentes résonances. Les quatre bêtes, oubliant l’autorité de Kazan, ne résistèrent pas davantage à l’appel de l’homme. Baissant la tête et les oreilles, et s’aplatissant sur le sol, elles filèrent comme des ombres, dans la direction du bruit.

Le chien-loup hésitait encore. De plus en plus, il pressait Louve Grise, tapie sous un buisson, de consentir à le suivre. Elle ne broncha pas. Elle aurait, aux côtés de son compagnon, affronté même le feu. Mais point l’homme.

La louve aveugle entendit sur les feuilles séchées un bruit rapide de pattes qui s’éloignaient. L’instant d’après, elle savait que Kazan était parti. Alors seulement, elle sortit de son buisson et se mit à pleurnicher tout haut.

Kazan entendit sa plainte, mais ne se retourna pas. L’autre appel était le plus fort. Les quatre huskies avaient sur lui une assez forte avance et il tentait, en une course folle, de les rattraper.

Puis il se calma un peu, prit le trot et bientôt s’arrêta. À moins d’un mille devant lui, il pouvait voir les flammes des grands feux qui empourpraient les ténèbres et se reflétaient dans le ciel. Il regarda derrière lui, comme s’il espérait que Louve Grise allait apparaître. Après avoir attendu quelques minutes, il se remit en route.

Il ne tarda pas à rencontrer une piste nettement tracée. C’était celle où l’un des quatre caribous, qui étaient en train de rôtir, avait été traîné, quelques jours auparavant. Il la suivit et gagna les arbres qui bordaient la vaste clairière où s’élevait la Factorerie.

La lueur des flammes était maintenant dans ses yeux. Devant lui, la Grande Ronde se déroulait échevelée.

On aurait pu se croire dans une maison de fous. Le vacarme était réellement satanique. Léchant en bassetaille des hommes, la voix plus perçante des femmes et des enfants, les trépignements et les éclats de rire de tous, le tout accompagné par les aboiements déchaînés d’une centaine de chiens. Kazan en avait les oreilles abasourdies. Mais il brûlait d’envie de se joindre au démoniaque concert. Caché dans l’ombre d’un sapin, il refrénait encore son élan, les narines dilatées vers le merveilleux arôme des caribous qui achevaient de rôtir. L’instinct de prudence du loup, que lui avait inculqué Louve Grise, livrait en lui un dernier combat.

Tout à coup la ronde s’arrêta, le chant se tut. Les hommes, à l’aide de longs pieux, décrochèrent des broches qui les portaient les énormes corps des caribous, qu’ils déposèrent, tout ruisselants de graisse, sur le sol.

Ce fut alors une ruée générale et joyeuse de tous les convives, qui avaient mis au clair leurs coutelas ou leurs couteaux. Et, derrière ce cercle, suivit celui des chiens, en une masse jappante et grognante. Kazan, cette fois, n’y tint plus. Abandonnant son sapin, il se précipita dans la clairière.

Comme il arrivait, rapide comme l’éclair, une douzaine d’hommes de l’agent de la Factorerie, armés de longs fouets, avaient commencé à faire reculer les bêtes. La lanière d’un des fouets s’abattit, redoutable et coupante, sur l’épaule d’un chien d’Esquimau, près duquel Kazan se trouvait justement. L’animal, furieux, lança un coup de gueule vers le fouet, et ce fut Kazan que ses crocs mordirent au croupion. Kazan rendit le coup et, en une seconde, les mâchoires des deux chiens béaient l’une vers l’autre. La seconde d’après, le chien Esquimau était par terre, avec Kazan qui le tenait à la gorge.

Les hommes se précipitèrent, pestant et jurant. Leurs fouets claquèrent, et s’abattirent comme des couteaux. Kazan, qui était sur son adversaire, sentit la douleur cuisante. Alors remonta soudain en lui le souvenir cruel des jours passés, qui avaient fait de l’homme son tyran. Il gronda et, lentement, desserra son emprise.

Comme il relevait la tête, il vit un autre homme qui surgissait de la mêlée — car, animés par l’exemple, tous les autres chiens s’étaient rués les uns contre les autres — et cet homme tenait à la main un gourdin ! Le gourdin s’abattit sur son dos et la force du coup l’envoya s’aplatir sur le sol. Puis le gourdin se leva à nouveau. Derrière l’énorme bâton était une face rude et féroce, éclairée par les reflets rouges des feux. C’était une telle face qui avait jadis poussé Kazan vers le Wild. Comme le gourdin s’abaissait, il fit un écart brusque pour l’éviter, et les couteaux d’ivoire de ses dents brillèrent.

Pour la troisième fois, le gourdin se leva. Kazan, bondissant, happa l’avant-bras de l’homme qui le portait et lacéra la chair jusqu’à la main.

— Tonnerre de Dieu ! hurla l’homme.

Et Kazan perçut dans la nuit la lueur d’un canon de fusil.

Mais il détalait déjà vers la forêt. Un coup de feu retentit. Quelque chose qui ressemblait à un charbon rouge frôla le flanc du fuyard.

Lorsqu’il fut assez loin pour être certain de n’être point poursuivi, le chien-loup s’arrêta de courir et lécha le sillon brûlant que la balle avait tracé, roussissant le poil et emportant un lambeau de peau.

Il retrouva Louve Grise qui l’attendait toujours à la même place. Toute joyeuse, elle bondit à sa rencontre. Une fois de plus, l’homme lui avait renvoyé son compagnon.

  1. Les hounds, les chiens du Labrador, les chiens esquimaux, les malemutes sont, comme les Iriskies, autant de variétés de chiens de traîneaux.