Kazan/8

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 59-65).

VIII

L’INTERSIGNE DE LA MORT

Pierre caressa Kazan sur la tête et lui donna un morceau de viande. Peu après, Jeanne parut à son tour, laissant l’enfant reposer encore. Elle courut embrasser son père, puis, s’agenouillant devant Kazan, elle se reprit à lui parler, de sa même voix avec laquelle elle avait parlé à Jeannette.

Lorsque, d’un bond gracieux, elle se remit ensuite sur ses pieds, afin de donner un coup de main à son père, Kazan la suivit et Jeanne, voyant qu’il était maintenant à peu près d’aplomb sur ses pattes, poussa un cri de joie.

Ce fut un singulier voyage que celui qui commença, ce jour-là. Pierre Radisson avait, tout d’abord, vidé le traîneau de tous les objets qu’il contenait, en n’y laissant que la tente repliée, les couvertures, les vivres et, pour Jeannette, le nid chaud de fourrures. Puis il endossa un des harnais et se mit à tirer le traîneau sur la neige. Toujours attaché, Kazan suivait.

Pierre n’arrêtait pas de tousser et crachait le sang. Jeanne s’inquiéta.

— C’est un gros rhume, dit Pierre, rien de plus. Une fois chez nous, je garderai la chambre durant une bonne semaine, et il n’y paraîtra plus.

Il mentait et, quand il toussait, détournait la tête, puis s’essuyait rapidement la bouche et la barbe, afin que Jeanne n’y vît point les rouges macules.

Jeanne ne savait trop que penser et se doutait bien qu’il lui cachait la vérité. Mais Kazan, avec cette étrange connaissance des bêtes que l’homme ne peut expliquer et dénomme instinct, aurait dit, s’il avait pu parler, ce que Pierre Radisson dissimulait. Il avait entendu d’autres hommes tousser de la sorte, ses ancêtres chiens en avaient ouï aussi, tandis qu’ils tiraient les traîneaux, et la certitude s’était formée, dans son cerveau, de ce qui s’ensuivrait fatalement.

Plus d’une fois déjà, il avait, sans y être entré, flairé la mort qui frappait sous les tentes indiennes et dans les cabanes des blancs. Bien des fois, de même qu’il devinait au loin la tempête et l’incendie, il l’avait reniflée, alors qu’elle ne faisait que rôder encore autour de ceux qu’elle frapperait bientôt. Et cet intersigne de là mort, qui planait dans l’air, semblait lui dire, tandis qu’il suivait le traîneau en arrière de Pierre, que celle-ci était proche, qu’il la frôlait à chaque pas,

Il en était dans une agitation étrange et anormale. Chaque fois que le traîneau faisait halte, il venait fébrilement renifler le petit bout d’humanité qui était enfoui dans la peau de lynx. Jeanne arrivait prestement, pour surveiller l’animal, et passait la main sur les poils grisâtres de sa tête. Alors il se calmait et la joie entrait secrètement en lui.

La seule chose essentielle que Kazan parvint nettement à comprendre, en cette première journée, c’est que la petite créature du traîneau était infiniment précieuse à la femme dont il recevait les caresses et qui si mélodieusement lui parlait. Et plus lui-même semblait prêter attention et s’intéresser à la petite créature, plus aussi la femme semblait contente et ravie. Le soir, le campement fut établi comme de coutume et Pierre Radîsson passa encore une partie de la nuit à veiller près du feu. Mais il ne fumait pas. Fixement il regardait les flammes. Quand, enfin, il se décida à rejoindre Jeanne sous la tente, il se pencha vers Kazan et examina ses blessures.

— Tu vas mieux, petit, lui dit-il, et les forces te sont revenues. Il faudra, demain, endosser le harnais et me donner un coup d’aide. Demain soir nous devrons avoir atteint le fleuve. Sinon…

Il n’acheva pas sa phrase et refoula la toux qui lui déchirait la poitrine, puis entra sous la tente. Kazan était demeuré vigilant et les oreilles raides, les yeux emplis d’anxiété. Il n’avait pas aimé que Pierre pénétrât sous la toile. Car, plus que jamais, la mort mystérieuse semblait voltiger autour de cet homme.

Trois fois, au cours de la nuit, il entendit Louve Grise réitérer ses appels, et il ne put se défendre de lui répondre. Comme la veille elle revint, à l’aube, jusqu’auprès du campement. Elle était dans le vent et Kazan flaira son odeur. Il tira sur son attache et pleura, espérant que sa compagne aurait pitié de lui et viendrait se coucher à son côté. Mais, à ce moment, Radisson ayant remué dans la tente et fait du bruit, Louve Grise, qui était prête à se risquer, prit la fuite.

Plus émaciée était, ce matin-là, la figure de l’homme, et plus sanguinolents étaient ses yeux. La toux était devenue moins violente. C’était comme un sifflement intérieur, qui indiquait une désagrégation de l’organisme. Et, à tous moments, Pierre portait les mains à sa poitrine.

Lorsque Jeanne aperçut son père, dans le petit jour, elle pâlit. L’inquiétude, en ses yeux, fit place à l’effroi. Elle jeta ses bras autour du cou de Pierre, qui se prit à rire et toussa plus fort, afin de prouver que le coffre était encore bon.

— Je suis en voie de guérison, dit-il, tu le vois bien. C’est un rhume qui s’en va. Mais tout rhume, ma chère laisse après lui, tu le sais comme moi, une grande faiblesse et les yeux rouges.

La journée qui suivit fut froide et morne, presque sans clarté. Pierre et Kazan remorquèrent à eux deux le traîneau, et Jeanne, à pied, marchait derrière, sur la piste tracée. Kazan tirait sans trêve, de toutes ses forces, et pas une fois l’homme ne le frappa du fouet. Mais, de temps à autre, il lui passait amicalement sa mitaine sur la tête et sur le dos. Le temps s’assombrissait de plus en plus et sur la cime des arbres on entendait passer un faible mugissement, qui annonçait la tempête prochaine.

Les ténèbres et l’approche imminente de la tourmente n’incitèrent point Pierre Radisson à s’arrêter et à camper.

— Il faut à tout prix, se disait-il à lui-même, atteindre le fleuve, oui, à tout prix…

Il pressa Kazan, pour un énergique effort, tandis que lui-même sentait, sous le harnais, ses forces décroître. Le "blizzard"[1]avait commencé, lorsque, à midi, Pierre fit halte pour établir un feu et que chacun s’y réchauffât.

La neige déboulait du ciel en un déluge blanc, si épaisse qu’elle obstruait la vue à cinquante pas. Jeanne se tassa, toute frissonnante, près de son père, avec l’enfant dans ses bras. Pierre, afin de la réconforter, se montra très gai et rieur. Puis, après un repos d’une heure, il rattacha Kazan au harnais et reprit comme lui les courroies qu’il lia autour de sa taille, car leur pression sur sa poitrine le faisait trop souffrir.

Dans une obscurité presque complète, où tout était silence, la petite caravane, qui marchait toujours sous bois, avançait péniblement. Pierre tenait à la main sa boussole, qu’il consultait. Tard dans l’après-midi, les arbres devinrent plus rares et une nouvelle plaine apparut au-dessous des voyageurs, vers laquelle Pierre Radisson pointa sa main, tout joyeux. Mais sa voix était faible et rauque, lorsqu’il dit à Jeanne :

— Ici nous pouvons camper maintenant, en attendant que le blizzard s’apaise.

Sous l’épais abri d’un des derniers bouquets de sapins, il monta la tente, puis il ramassa du bois pour le feu. Jeanne l’aida dans cette besogne. Dès qu’ils eurent absorbé un repas composé de viande rôtie et de biscottes, et fait bouillir et bu le café, Jeanne épuisée se jeta sur un lit de branchages, étroitement enveloppée, avec bébé, dans les peaux et dans les couvertures. Elle n’avait pas eu même la force, ce soir-là, de donner à Kazan une bonne parole.

Pierre était demeuré, quelques instants encore, immobile à veiller près du feu, assis sur le traîneau. Soudain les yeux alertes de Kazan le virent tressaillir, puis se lever et se diriger vers la tente. Il écarta la toile qui en fermait l’entrée, et passa par la fente sa tête et ses épaules.

— Tu dors ? Jeanne… dit-il.

— Pas encore, père… Mais presque… Veux-tu bientôt, venir ?

— Oui. dès que j’aurai achevé ma pipe. Te sens-tu bien ?

— Pas mal… Très fatiguée seulement… et avec une grande envie de dormir…

Pierre eut un rire doux, tandis que sa gorge raclait.

— Jeanne, écoute-moi. Nous voici presque arrivés au logis. C’est notre fleuve, le Fleuve du Petit-Castor, qui coule au bout de cette plaine que nous dominons. Si je disparaissais et si demain, je suppose, tu te trouvais seule ici, tu n’aurais qu’à marcher en ligne droite pour arriver à notre cabane. Il n’y a pas plus de quinze milles. Tu m’entends bien ?

— Oui, père, je comprends.

— Quinze milles… Tout droit… jusqu’au fleuve… Il serait impossible, Jeanne, que tu te perdes. Il faudrait seulement que tu prennes garde, en suivant la glace du fleuve, aux poches d’air qui sont sous la neige.

— Oui, père… Mais viens te coucher, je t’en prie. Tu es harassé.. Tu es un peu malade aussi…

— Je finis ma pipe.

Et il insista :

— Jeanne, je te recommande par-dessus tout ces poches d’air où, sous la neige, il n’y a que le vide. Avec un peu d’attention, elles se devinent facilement. Là où elles sont, la neige est plus blanche que sur le reste de la glace et elle est trouée comme une éponge.

— Oui…i…i…

Pierre revint vers le feu et vers Kazan.

— Bonne nuit, petit, dit-il. Couché près des enfants, je serai mieux. Allons encore un jour. Quinze milles encore…

Kazan le vit entrer sous la tente. Il tira de toute sa force, sur son attache, jusqu’à ce que celle-ci lui coupât la respiration. Ses pattes et son dos se contractèrent. Dans la tente, il y avait Jeanne et l’enfant. Il savait bien que Pierre ne leur ferait aucun mal. Mais il savait aussi qu’avec Pierre quelque chose de sinistre et d’imminent était près d’eux. Il aurait voulu que le vieux demeurât près du feu. Alors, il aurait pu se reposer tranquille, étendu sur la neige, tout en le surveillant.

L’intérieur de la tente était silencieux.

Plus près que la veille, le cri de Louve Grise retentit, Kazan, plus encore que les autres soirs, aurait souhaité qu’elle fût près de lui. Mais il s’abstint de lui répondre. Il n’osait pas rompre le silence qu’il y avait dans la tente. Brisé et endolori de la rude étape de la journée, avec ses blessures rouvertes, il resta couché dans la neige un assez long temps, mais sans avoir envie de dormir.

Vers le milieu de la nuit, la flamme du feu tomba. Au faîte des arbres, le vent s’était apaisé. Les nuages opaques qui voilaient le ciel s’enroulèrent en épaisses volutes, comme un rideau qu’on tire, et les étoiles commencèrent à scintiller, d’une lueur pâle et métallique. Tout là-bas, vers le septentrion, un bruit résonna, incisif et monotone, pareil au crissement des patins d’acier d’un traîneau filant sur la neige gelée. C’était la mystérieuse et harmonieuse mélodie céleste de l’aurore boréale. En même temps, le froid devenait plus vif et le thermomètre ne cessait pas de rapidement descendre.

Louve Grise, sans se fier uniquement à son flair, avait, cette nuit-là, glissant comme une ombre, audacieusement suivi la piste marquée par le traîneau.

Et voilà que Kazan entendit sa voix. Ce n’était plus l’appel au mâle. Elle s’était arrêtée, rigide et fébrile, tremblant de tous ses membres, et envoyait à travers l’air le Message funèbre.

Kazan le reçut et, lui aussi, il se prit à hurler comme font les chiens sauvages du Nord, devant la tente indienne où leur maître vient de rendre le dernier soupir,

Pierre Radisson était mort.

  1. Tempête de neige.