Kean (Dumas)/Acte I

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 607-614).
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ACTE PREMIER.

 

Le théâtre représente le salon du comte de Kœfeld.


Scène PREMIÈRE.

 
ELENA, L’INTENDANT, un domestique.
L’INTENDANT, donnant des ordres.

A-t-on dressé les tables de jeu ?

LE DOMESTIQUE.

Deux de whist, une de boston.

L’INTENDANT.

Vous avez prévenu les musiciens ?

LE DOMESTIQUE.

Ils seront au grand salon à neuf heures et demie.

L’INTENDANT.

C’est bien… alors le punch et le thé au boudoir.

ELENA, écrivant une lettre.

Et n’oubliez pas les cigares pour ces messieurs… Tout est bien ; monsieur l’intendant, ne vous éloignez pas de la soirée, je vous prie.

(L’intendant sort.)
LE DOMESTIQUE, annonçant.

Milady comtesse de Gosswill.

ELENA.

Oh ! faites entrer… faites entrer, vite ! — (À Amy qui entre.) Bonjour, chère… Oh ! que vous êtes tout aimable, de venir ainsi de bonne heure ! J’ai tant de choses à vous dire ! On ne se voit vraiment plus, on se rencontre, voilà tout…


Scène II.

 
ELENA, AMY, devant une psyché.
AMY, minaudant.

Aussi, ai-je cru faire merveille en arrivant avant tout le monde ; nous aurons au moins, de cette manière, une demi-heure de bonne causerie ; car, moi aussi, j’ai mille choses à vous dire, et la première, ma belle Vénitienne, c’est qu’au milieu de nos cheveux blonds et de nos yeux bleus, vos cheveux et vos yeux noirs sont toujours ce qu’il y a de plus nouveau et de mieux pour le moment dans nos salons.

ELENA.

Si ce n’est, cependant, ce beau cou blanc et ces belles mains blanches, cette taille mince et souple comme une écharpe… Oh ! bien décidément, vous me rangez à l’avis de votre grand poëte, et l’Angleterre est un nid de cygnes au milieu d’un vaste étang… Voyons, craignez-vous que nos convives n’en réchappent ? asseyez-vous donc là.

AMY.

Tout à l’heure, et avec grand plaisir, car je suis fatiguée… mais fatiguée horriblement ; il y avait une course à New-Market et je n’ai pas pu me dispenser d’y aller. J’ai été obligée de me lever à dix heures du matin, et quand je fais de ces imprudences, j’en ai pour toute la journée à me remettre… Oh ! il fallait bien que ce fût chez vous que je vinsse, allez… — (S’asseyant.) Et vous, qu’avez-vous fait ?…

ELENA.

Rien aujourd’hui, que les préparatifs nécessaires.

AMY.

Et hier au soir, avez-vous été quelque part ?

ELENA.

Oui, à Drury-Lane…

AMY.

On jouait ?

ELENA.

Hamlet, et le Songe d’une Nuit d’Été…

AMY.

Et qui faisait le personnage d’Hamlet ?… Young ?…

ELENA.

Non, Edmond Kean…

AMY.

Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit que c’était votre jour de loge ? je vous aurais demandé une place.

ELENA.

Et je vous l’aurais donnée avec grand plaisir… Kean a été vraiment superbe.

AMY.

Superbe ?

ELENA.

Sublime !… j’aurais dû dire.

AMY.

Quel enthousiasme !

ELENA.

Il vous étonne !… cependant, vous savez que nous autres Italiennes n’avons point de demi-sensations, et ne savons cacher ni notre mépris ni notre admiration.

AMY.

Promettez-moi de ne pas me battre trop fort, je vous dirai une chose.

ELENA.

Dites…

AMY.

Préparez-vous alors à entendre ce qui a jamais été inventé de plus absurde.

ELENA.

Parlez…

AMY.

Je ne sais vraiment comment vous dire cela… c’est si ridicule !

ELENA.

Mais, mon Dieu, qu’est-ce donc ?

AMY.

Personne ne peut nous entendre ?

ELENA.

Vous commencez à m’effrayer, savez-vous ?

AMY.

Eh bien ! je vous dirai que l’on commence à remarquer dans le monde que vous êtes bien assidue à Drury-Lane.

ELENA.

Vraiment ?… Eh bien ! cela doit flatter vos compatriotes, qu’une étrangère soit si dévote à Shakspeare.

AMY.

Oui, mais l’on ajoute que vous n’allez pas a l’église pour prier Dieu… mais pour adorer le prêtre.

ELENA.

Young ?

AMY.

Non.

ELENA.

Macready ?

AMY.

Non.

ELENA.

Kemble ?

AMY.

Kean…

ELENA.

Oh ! la bonne folie… — (Se mordant les lèvres.) Et qui dit cela ?

AMY.

Est-ce que l’on sait qui dit ces sortes de choses ? elles tombent du ciel.

ELENA.

Et il passe toujours une bonne amie qui les ramasse… Alors, je l’aime.

AMY.

À la folie, dit-on…

ELENA.

Et, l’on me blâme ?

AMY.

On vous plaint… Aimer un homme comme Kean !…

ELENA.

Un instant, comtesse !… je n’ai pas fait d’aveu… Et pourquoi n’aimerait-on pas Kean ?

AMY.

Mais, d’abord, parce que c’est un comédien, et que, ces sortes de gens n’étant pas reçus dans nos salons…

ELENA.

Ne doivent pas être reçus dans nos boudoirs… J’ai cependant rencontré M. Kemble dans les appartements du duc d’York.

AMY.

C’est vrai.

ELENA.

Et qui peut fermer à l’un les portes qui s’ouvrent devant l’autre ?

AMY.

Sa réputation affreuse, chère amie…

ELENA.
Vraiment ?
AMY.

Oh ! mais il n’y a que vous qui ne sachiez pas cela… mais Kean est un véritable héros de débauche et de scandale ! un homme qui se pique d’effacer Lovelace par la multiplicité de ses amours, qui lutte de luxe avec le prince royal, et qui avec tout cela, par un contraste qui dénonce son extraction, revêt, à peine débarrassé du manteau de Richard, l’habit d’un matelot du port, court de taverne en taverne, et se fait rapporter chez lui plus souvent qu’il n’y rentre.

ELENA.

Je vous écoute, chère amie… allez, allez !

AMY.

Un homme criblé de dettes, qui spécule, dit-on, sur les caprices de certaines grandes dames pour échapper aux poursuites de ses créanciers.

ELENA.

Et l’on a pu supposer que j’aimais un pareil homme… un homme comme celui dont vous venez de me faire le portrait I… là, sérieusement ?

AMY.

Mais très-sérieusement. Vous pensez bien que je ne l’ai pas cru, moi… que lord Delmours ne l’a pas cru… que milady…

ELENA.

À propos, j’avais oublié de vous demander de ses nouvelles… Comment se porte-t-il ?

AMY.

Qui ?…

ELENA.

Lord Delmours…

AMY.

De ses nouvelles, à moi ? Comment ! est-ce que je sais ce qu’il fait… ce qu’il devient ?

ELENA.

Pardon… mais je m’en informe à tout le monde : c’est un si excellent jeune homme !… beau, élégant… spirituel, un peu indiscret… voilà tout.

AMY.

Indiscret ?

ELENA.

Oui… Mais qui croit à ce qu’il dit ? personne ! Pardon, je vous ai interrompue… vous parliez de…

AMY.

Je ne sais plus… Ah ! je crois que c’était du dernier bal du duc de Northumberland… il a été délicieux, et j’ai été étonnée de ne pas vous y apercevoir. Je vous ai cherchée partout, je voulais vous présenter à la duchesse de Devonshire… elle aurait eu le plus grand plaisir à vous connaître, j’en suis sûre.

ELENA.

Merci de ce que vous pensez si souvent à moi… mais la chose était faite depuis longtemps… Mon mari, en sa qualité d’ambassadeur de Danemark, a été invité chez elle aussitôt son arrivée à Londres.

AMY.

Et ne le verrons-nous pas, ce cher ambassadeur ?

ELENA.

Ne dirait-on pas que vous avez la baguette d’une fée, et que vos désirs sont des ordres ? Voyez !


Scène III.

 
Les mêmes ; LE COMTE DE KŒFELD.
LE COMTE, à son secrétaire.

Faites partir un courrier à l’instant, et qu’il profite du premier bâtiment qui mettra à la voile… ces dépêches ne peuvent souffrir aucun retard.

AMY.

La politique européenne laisse-t-elle enfin à monsieur le comte de Kœfeld un moment de loisir ?

LE COMTE.

Le comte de Kœfeld a renvoyé tous les souverains de l’Europe à demain, afin de consacrer sa soirée à la reine de l’Angleterre, à la belle comtesse Amy de Gosswill.

AMY.

Quel malheur qu’on ne puisse pas croire un mot de tout cela !

ELENA.

N’a-t-il pas dit que jusqu’à demain il avait rompu avec la diplomatie ?

AMY.

Oui… mais l’habitude est une seconde nature,

LE COMTE.

S’il en est ainsi, je vais dire un mal horrible de vous. Qui vous habille donc, milady ? cette robe vous fait une taille affreuse ! et comment choisit-on le blanc avec un teint comme le vôtre !… Si au moins vous aviez les cheveux blonds et les yeux noirs, cette beauté sévère rachèterait tous les autres défauts… mais, non, rien de tout cela… Oh ! sur mon honneur ! quand on a été aussi maltraitée de la nature, on doit être Jalouse de tout le monde !… Eh bien ! suis-je vrai, cette fois-ci ?

AMY.

Pas plus que la première…

LE COMTE.

Mais alors, que croirez-vous ?

AMY.

Tout ce que vous ne me direz pas.

LE COMTE.

Il est bien malheureux que les femmes ne soient pas ambassadeurs.

AMY.

Pourquoi cela ?

LE COMTE.

Parce qu’il y a bien peu de secrets que l’on parviendrait à leur cacher.

ELENA, regardant Amy.

Elles sont ambassadrices ?

AMY.

Méchante !…

ELENA.

Et en cette qualité, elles savent garder ceux qu’elles ont surpris.

AMY.

Oh ! que vous avez là un charmant éventail !

ELENA.

Un cadeau du prince de Galles.

AMY.

Montrez donc !

LE COMTE.

N’aurons-nous donc point lord Gosswill ?

AMY.

Il n’a pu venir ; il aide en ce moment, je crois, lord Mewill à se mésallier.

LE COMTE.

Ah ! c’est sur mon honneur vrai ! c’est aujourd’hui que lord Mewill épouse cette riche héritière sur la dot de laquelle il compte pour refaire sa fortune… Comment appelez-vous déjà cette jeune fille ?… miss Anna ?…

AMY.

Anna Damby, je crois… c’est un de ces noms qui ne se retiennent pas… il n’y a rien qui les rappelle.

LE COMTE, à Elena.

Vous savez, madame… c’est cette jeune et jolie personne qui a presque en face de la nôtre une loge à Drury-Lane, et que vous avez remarquée pour la voir à toutes les représentations ; elle a pu faire la même remarque sur vous, au reste.

ELENA.

Oui, oui, je sais.

AMY.

Vous ne devineriez pas, monsieur le comte, l’indiscrétion que j’ai commise : j’ai demandé à ma chère Elena une place dans sa loge pour la première fois que jouera Kean… c’est un si grand acteur !… un homme de tant de génie !

LE COMTE.

Vous désirez donc le voir ?

AMY.

Plus que vous ne pouvez imaginer… et de près surtout. Votre loge est à l’avant-scène, et l’on doit y être à merveille pour que pas un des mouvements de sa physionomie ne soit perdu.

LE COMTE.

Eh bien ! je suis fort aise que vous ayez ce désir… car je vous le ferai voir aujourd’hui de plus près encore que de ma loge…

AMY.

Vraiment !… et d’où cela ?

LE COMTE.

D’un côté de ma table à l’autre… je l’ai invité à dîner avec nous.

ELENA.

Comment, monsieur, vous avez fait cela sans m’en prévenir ?

AMY.

Inviter Kean !

LE COMTE.

Pourquoi pas ? le prince royal l’invite bien ! d’ailleurs, inviter, inviter comme on invite ces messieurs, en qualité de bouffon : nous lui ferons jouer une scène de Falstaff après le dîner… cela nous amusera, nous rirons.

ELENA.

Oh ! mais je vous le répète, monsieur, comment avez-vous fait cela sans m’en prévenir.

LE COMTE.

C’était une surprise que je ménageais au prince royal, à qui mes instructions m’enjoignent de faire la cour ; mais vous m’avez arraché mon secret : dites encore que je suis diplomate !

UN DOMESTIQUE, entrant avec une lettre à la main.

Une lettre pressée pour monsieur le comte…

LE COMTE.

Vous permettez, mesdames ?

AMY.

Comment donc…

LE COMTE, lisant.

« Monseigneur, je suis désespéré de ne pouvoir accepter votre gracieuse invitation, mais une affaire que je ne puis remettre me prive de l’honneur d’être le convive de Votre Excellence. Soyez assez bon, monseigneur, pour déposer mes regrets les plus vifs et mes hommages les plus respectueux aux pieds de madame la comtesse. »

ELENA, à part.

Oh ! je respire…

LE COMTE.

Nous vivons dans un singulier siècle, il faut en convenir… un comédien refuse l’invitation d’un ministre !

AMY.

Mais cela me parait une excuse, et non pas un refus.

LE COMTE.

Oh ! c’est un refus et bien en règle, je m’y connais ; j’ai été employé à trois négociations de mariage entre altesses royales.

ELENA.
Mais votre lettre était-elle convenable ?
LE COMTE

Jugez-en par la réponse, madame.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Son altesse royale monseigneur le prince de Galles.


Scène IV.

 
Les mêmes ; LE PRINCE DE GALLES.
LE PRINCE, entrant en riant.

Oh ! c’est, Dieu me damne ! une chose merveilleuse. Pardon, madame la comtesse, si j’entre chez vous si joyeusement ; mais, voyez-vous, c’est qu’en ce moment-ci l’aventure la plus bouffonne que je connaisse court les rues de Londres, et sans masque encore…

ELENA.

Certes nous vous pardonnerons, monseigneur, mais à une condition, c’est que vous allez nous la dire.

LE PRINCE.

Comment, si je vous la dirai !… je crois bien ; je la dirais aux roseaux de la Tamise comme le roi Midas, si je n’avais personne à qui la raconter.

ELENA.

Je déclare d’avance que je n’en croirai pas un mot.

AMY.

Oh ! dites toujours, monseigneur ; si nous ne la croyons pas, soyez tranquille, cela ne nous empêchera pas de la répandre.

LE PRINCE.

Vous connaissez bien lord Mewill ?

LE COMTE.

Qui devait épouser cette petite bourgeoise ?

LE PRINCE.

Qui devait est bien dit…

AMY.

Mais c’était chose convenue pour aujourd’hui, ce me semble ?

LE PRINCE.

Eh bien ! il a eu l’innocence de le croire comme vous, et en conséquence, il a remonté sa maison : chevaux et voitures, créanciers et créances, tout cela a été remis à neuf… c’est un homme expéditif que lord Mewill ; malheureusement au moment de marcher à l’autel… comme la fiancée se faisait attendre, on est allé pour la chercher… et l’on a trouvé la porte ouverte et la jeune fille enlevée ; la cage, mais plus d’oiseau.

ELENA.

Pauvre enfant, qu’on voulait sacrifier sans doute et qui sans doute aimait quelqu’un ! Il lui sera arrivé malheur.

LE PRINCE.

Avec cela, notez encore qu’elle loge à cinq cents pas de la Tamise.

(Il rit.)
LE COMTE.

Elle s’y sera jetée… la vue continuelle de l’eau…

AMY.

Oh ! mon Dieu ! et vous riez de cela, monseigneur ?

LE PRINCE.

Rassurez-vous, madame, la vue continuelle de l’eau lui a donné l’envie de voyager par mer, et voilà tout. Mais comme voyager seule est chose ennuyeuse, elle a choisi un bon compagnon qui, je vous en réponds, ne la laissera pas en route.

AMY.

Et sait-on le nom du ravisseur ?…

LE PRINCE.

Un nom des plus illustres de l’Angleterre.

AMY.

Oh ! prince… prince, je vous en supplie !…

LE COMTE.

Ne pressez pas trop son altesse, mesdames… vous l’embarrasseriez peut-être beaucoup.

LE PRINCE.

Mauvais plaisant… soyez tranquille, je ne m’attaque pas à la bourgeoisie… j’aurais trop peur d’échouer… Non, mesdames, c’est un nom bien plus illustre que le mien… un front couronné depuis longtemps, tandis que le mien attend encore sa couronne ; et Dieu la conserve pendant maintes années sur la tête de mon frère !

ELENA, inquiète.

Mais enfin qui donc ?…

LE PRINCE.

Vous ne devinez pas… eh ! mon Dieu, il y a une heure que je vous mets le doigt dessus… et qui donc cela pouvait-il être, sinon le Faublas, le Richelieu, le Rochester des trois-Royaumes… Edmond Kean.

ELENA.

Edmond Kean… cela est impossible !

LE COMTE.

Impossible… mais cela m’explique au contraire son refus… et il fallait une affaire de cette importance pour priver M. Kean de l’honneur d’être notre convive.

ELENA, à part.

Oh ! mon Dieu !

LE COMTE.

Je suis du reste enchanté qu’il ait refusé maintenant… s’il était venu aujourd’hui, et que la chose fût arrivée demain, on aurait cru que j’étais son complice.

LE PRINCE.

Et cela aurait pu brouiller l’Angleterre avec le Danemark… Mesdames, il faudra vraiment fêter cet événement qui empêche la guerre à l’étranger… et qui ramène la paix à l’intérieur.

AMY.

Étions-nous donc menacés d’une révolution ?…

LE PRINCE.

Comment, mais… nous étions en état permanent de guerre civile… matrimonialement parlant, il n’y avait plus ni mari qui osât répondre de sa femme, ni amant de sa maîtresse… c’est une fortune pour la morale publique, et je ne m’étonnerais pas que la moitié de Londres fût illuminée ce soir.

AMY.

Était-ce donc vraiment un homme si fort à craindre ? et serait-il vrai que certaines grandes dames ont eu la bonté, vraiment inouïe, de l’élever jusqu’à elles ?

LE PRINCE.

Oh ! c’est une erreur ! elles ne l’ont point élevé jusqu’à elles, elles sont seulement descendues jusqu’à lui… ce qui est fort différent, ce me semble.

ELENA, à part.

Que je souffre ! mon Dieu ! que je souffre !

LE COMTE.

Oh ! c’est vraiment fort drôle, et il n’y a qu’en Angleterre qu’on voit de ces choses-là.

LE PRINCE.

Prenez garde, mon cher comte… les ambassadeurs sont à moitié naturalisés.

ELENA.

Monseigneur…

LE PRINCE.

Oh ! pardon, madame la comtesse…

AMY.

Et vous croyez, monseigneur, que la nouvelle est vraie ?

LE PRINCE.

Si je le crois, c’est-à-dire que je parie qu’à cette heure Kean est sur la route de Liverpool.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Kean.

ELENA, étonnée.

Monsieur Kean !

AMY, étonnée.

Monsieur Kean !

LE COMTE, étonné.

Monsieur Kean !

LE PRINCE.

Ah ! voilà qui se complique, par exemple.

LE COMTE.

Faites entrer.


Scène V.

 
Les mêmes ; KEAN.
KEAN, avec les manières les plus fashionables.

Milady, mylord… j’ose espérer que vous voudrez bien excuser la contradiction qu’il y a entre ma lettre et ma conduite ; mais une circonstance inattendue est venue tout à coup changer des projets arrêtés, et m’a fait un devoir, une loi de la démarche que j’accomplis en ce moment. — (Se retournent vers le prince.) Son Altesse daignera-t-elle recevoir mes hommages ?

LE COMTE.

J’avoue que je ne comptais plus sur vous, monsieur. D’abord à cause du refus que contenait cette lettre que je viens de recevoir ; ensuite à cause des bruits étranges qui se sont répandus aujourd’hui sur votre compte.

KEAN.

Ce sont précisément ces bruits qui m’amènent chez vous, monsieur le comte, car ces bruits, tout exagérés qu’ils peuvent être, ont cependant une certaine consistance : oui, miss Anna est venue chez moi, mais ne m’y ayant pas trouvé, elle y a laissé cette lettre. L’espion qui l’avait vue entrer n’aura pas eu la patience d’attendre sa sortie, voilà tout… Mais comme la réputation de miss Anna est compromise, je n’ai point trouvé de meilleur moyen de vous remercier de la gracieuse invitation que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, qu’en vous choisissant, monsieur le comte, pour faire entendre à Londres sa justification et la mienne… honneur pour honneur…

LE COMTE.

Votre justification, monsieur ! vous êtes innocent ou vous êtes coupable… Si vous êtes innocent, un démenti formel donné par vous suffira.

KEAN.

Un démenti formel donné par moi suffira, dites-vous ? oh ! monsieur le comte, croyez-vous donc que je ne sache pas les calomnies auxquelles notre position exceptionnelle nous expose ? Un démenti donné par l’acteur Kean sera suffisant pour les artistes qui savent l’acteur Kean homme d’honneur, mais il n’aura aucun poids auprès des gens du monde, qui ne le connaissent que pour un

homme de talent. Il faut donc que ce démenti lui soit donné par une bouche qu’ils ne puissent récuser… par une personne dont la haute position et la réputation sans tache commandent la confiance et le respect… par madame la comtesse, par exemple… et elle pourra le faire hardiment, si elle daigne jeter les yeux sur cette lettre.
LE PRINCE.

Où veut-il en venir ?

LE COMTE.

Lisez vous-même, monsieur, nous vous écoutons.

KEAN.

Pardon, monsieur, mais un secret duquel dépend le bonheur, l’avenir et peut-être l’existence d’une femme, ne peut souvent être révélé qu’à une femme. Il y a des mystères et des délicatesses que nos cœurs à nous autres hommes ne comprennent pas. Permettez donc que ce soit dans celui de madame la comtesse que je dépose le secret de miss Anna. Si ce secret était le mien, monsieur le comte, je l’exposerais au grand jour, pour qu’il brillât au soleil et qu’il éclatât à tous les yeux. Madame la comtesse me permettra seulement de ne pas le révéler ; mais quand tout le monde saura qu’elle le connaît, lorsqu’elle élèvera la voix pour dire : « Edmond Kean n’est point coupable de l’enlèvement de miss Anna, » tout le monde la croira.

LE PRINCE.

Et mon rang me donne-t-il le droit de partager cette confidence ?

KEAN.

Monseigneur, tous les hommes sont égaux devant un secret… Monsieur le comte, je vous renouvelle ma prière.

LE COMTE.

Mais si madame y consent, et que vous y attachiez réellement l’importance que vous paraissez y mettre, monsieur Kean, je n’y vois pas d’inconvénient.

KEAN.

Madame la comtesse ratifiera-t-elle la faveur que m’accorde monsieur le comte ?

ELENA.

Mais je ne sais vraiment…

KEAN.

Je la supplie.

AMY, prenant le comte par un bras.

Allons, comte, une fois que votre femme saura ce secret, vous le devinerez bientôt. Vous êtes diplomate.

LE PRINCE, le prenant par l’autre.

Et quand vous le saurez, vous nous en ferez part, n’est-ce pas, monsieur le comte ? si cependant cela n’est point contraire aux instructions de votre gouvernement.

(Ils l’emmènent près de la cheminée.)
ELENA, sur le devant de la scène, Kean derrière elle.

Donnez-moi donc cette lettre, puisque la lecture de cette lettre peut vous justifier.

KEAN.

La voici.

ELENA, lisant.

« Monsieur, je me suis présentée chez vous, et ne vous ai point trouvé. Vous dire, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connue de vous, que de cette entrevue dépendra l’avenir de ma vie entière, c’est m’assurer d’avance que j’aurai le bonheur de vous rencontrer demain. Anna Damby, à Kean. » Merci, monsieur, merci mille fois… mais quelle réponse avez-vous faite à cette lettre ?

KEAN.

Tournez la page, madame…

ELENA, lisant pendant que Kean retourne causer avec le prince et le comte.

« Je ne savais comment vous voir, Elena, je n’osais vous écrire ; une occasion se présente et je la saisis. Vous savez que les rares moments que vous dérobez pour moi à ceux qui vous entourent passent si rapides et si tourmentés, qu’ils ne marquent réellement dans ma vie que par leur souvenir… »

(Elle s’arrête étonnée.)
KEAN, qui est revenu près d’elle.

Daignez lire jusqu’au bout, madame.

ELENA, lisant.

« J’ai souvent cherché par quel moyen une femme, dans votre position, et qui m’aimerait véritablement, pourrait m’accorder par hasard une heure sans se compromettre… et voilà ce que j’ai trouvé : si cette femme m’aimait assez pour m’accorder cette heure, en échange de laquelle je donnerais ma vie… elle pourrait, en passant devant le théâtre de Drury-Lane, faire arrêter la voiture au bureau de location et entrer sous le prétexte de retirer un coupon ; l’homme qui tient le bureau m’est dévoué, et je lui ai donné l’ordre d’ouvrir une porte secrète que j’ai fait percer dans ma loge sans que personne le sache, à une femme vêtue de noir et voilée qui daignera peut-être venir m’y voir… la première fois que je jouerai. » Voici votre lettre, monsieur.

KEAN.

Mille grâces, madame la comtesse. — (S’inclinant.) Monsieur le comte… Milady… Monseigneur…

(Il va pour sortir.)
AMY, qui s’est avancée.

Eh bien ! Elena ?

LE PRINCE.

Eh bien ! madame ?

LE COMTE.
Eh bien ! comtesse ?
ELENA, lentement.

C’était à tort que l’on accusait monsieur Kean de l’enlèvement de miss Anna.

KEAN.

Merci, madame la comtesse.

LE PRINCE, le regardant s’éloigner.

Ah ! monsieur Kean, vous venez de nous jouer là une charade dont, je vous donne ma parole que je saurai le mot !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monseigneur est servi.
(Le prince offre la main à la comtesse de Kœfeld, le comte à Amy,
xxles autres convives les suivent.)