Kean (Dumas)/Acte II

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 615-622).
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ACTE DEUXIÈME.

 

Un salon chez Kean. Au lever du rideau, le théâtre présente toutes les traces d’une orgie. Kean dort sur une table, tenant d’une main le tuyau d’une pipe turque, et de l’autre le goulot d’une bouteille de rhum. David est étendu sous la table. Tom est couché. Bardolph est à cheval sur une chaise. Des bouteilles vides à terre. Une ou deux bouteilles à moitié. Un châle est à une patère. L’obscurité la plus complète règne sur la scène, Salomon parait a une petite porte avec Pistol.


Scène PREMIÈRE.

 
KEAN, DAVID, TOM, BARDOLPH, endormis, SALOMON, PISTOL.
SALOMON, à demi-voix.

Attends-moi là, Pistol ; l’illustre Kean, l’honneur de Londres, le soleil de l’Angleterre, a fait relâcher hier pour se reposer, et je vais écouter à la porte de sa chambre pour savoir s’il est éveillé ou s’il dort encore.

PISTOL, montrant son nez.

Allez en douceur, monsieur Salomon, j’ai le temps d’attendre. Si je peux me présenter, soufflez-moi cela par le trou de la serrure, et alors je fais mon entrée en deux temps sans balancer.

SALOMON, fermant la porte.

Chut !… ce n’est pas sans peine que j’ai obtenu de lui qu’il rentrât sans passer par sa maudite taverne. Voilà enfin une nuit de repos, de tranquillité, de calme !… Elles sont rares… Il parait qu’il dort joliment. Ce paresseux de Newmann, qui n’a pas encore ouvert ici, à neuf heures du matin ! (Il va vers une fenêtre, ouvre les volets… Il fait grand jour ; on aperçoit la Tamise. Se retournant, et voyant le désordre.) Salomon, mon ami, tu n’es qu’un niais, et il t’a encore mis dedans… C’est la sixième fois depuis le commencement du mois, et nous sommes aujourd’hui le sept ! et avec qui encore fait-il de pareilles orgies ?… avec de misérables cabotins qui jouent le lion… la muraille… et le clair de lune dans le Songe d’une nuit d’été. Vraiment, si on les trouvait ici, j’en serais honteux pour l’illustre Kean… (Appelant.) Tom !

TOM, s’éveillant.

Eh bien !

SALOMON, à mi-voix.

Chut ! n’éveillez pas les autres… C’est qu’en venant, j’ai rencontré John Ritter… vous savez bien, le beau jeune premier ?

TOM.

Oui, un fat.

SALOMON.

Il venait de chez vous… et comme il ne vous avait pas trouvé, attendu que vous étiez ici, il m’a demandé si je savais où il pourrait vous rejoindre. Moi, à tout hasard, je l’ai envoyé chez la petite Betzy… Je sais que vous y allez quelquefois.

TOM.

Oui, mais je n’aime pas qu’il y aille, lui.

SALOMON.
Eh bien ! si vous voulez y être le premier, vous n’avez pas de temps à perdre.
TOM, sortant.

Merci, mon vieux !

SALOMON.

Et votre chapeau ?

TOM, revenant.

C’est juste… donne.

(Il sort.)
SALOMON.

Et d’un !… (Allant à un autre.) David… David !

DAVID, rugissant.

Hum !

SALOMON.

Bien rugi… Il rêve qu’il joue le lion… Bien rugi… bravo !… bravo !

DAVID.

Qui est-ce qui m’applaudit ?

SALOMON.

Sois tranquille, ce n’est pas le public.

DAVID.

Ah ! c’est vous, père Borée…

SALOMON.

Moi-même, enchanté de vous rencontrer.

DAVID.

Et pourquoi cela ?

SALOMON.

Chut !… Vous demeurez dans Regent-Street, n’est-ce pas ?

DAVID.

Numéro 20.

SALOMON.

C’est bien cela… Eh bien !… imaginez-vous que je voulais passer chez vous ce matin, pour vous dire que vous aviez été superbe hier.

DAVID.

Vraiment ?

SALOMON.

Parole d’honneur !… La peau de lion vous va à ravir… Lorsque je trouve au bout de la rue, auprès de la fontaine, un peloton d’Écossais… On ne passe pas, me dit le caporal. — À cause ? — À cause du feu. — Ça ne fait rien cela, je vais chez un ami, à l’autre bout de la rue, au n° 20… — Au n° 20 ? eh bien ! votre ami a autre chose à faire qu’à vous recevoir… sa maison brûle !… Bah !

DAVID.

Comment, le n° 20 brûle… et tu ne me dis pas cela tout de suite, imbécile ?

SALOMON.

Ah ! vous avez le temps… le feu a pris dans la cave, et vous demeurez au grenier.

DAVID.

Ah ! double traître !

(Il sort en courant.)
SALOMON.

Maintenant que nous voilà seuls… (Il accroche une chaise et aperçoit Bardolph.) Ah ! je me trompe… en voilà encore un, pardon !… Ah ! bien, lui, ça va être une corvée, par exemple… Quand il dort, ce n’est pas pour un peu… c’est comme lorsqu’il boit… (Il appelle.) Bardolph ! Ah ! oui… Bardolph ! Bardolph ! un verre de punch, mon ami.

BARDOLPH, s’éveillant à moitié.

Présent !

SALOMON.

Voilà une idée que j’ai eue ! Attends, attends, je vais te réveiller tout à fait.

(Il lui donne un verre d’eau.)
BARDOLPH.

À votre santé ! (Il boit.) Qu’est-ce que tu me donnes là, empoisonneur ? (Il fait la grimace.) Pouah !…

SALOMON.

De l’eau de la Tamise…

BARDOLPH.

De l’eau !… quelle atroce plaisanterie !… enfin, j’aurais pu la boire. Laisse-moi réveiller Kean.

SALOMON.

Déjà ! ah ! mon Dieu, vous avez bien le temps de vous battre…

BARDOLPH.

Comment ! de nous battre ?

SALOMON.

Eh oui ! vous deviez vous battre ce matin… vous savez bien ?

BARDOLPH.

Nous ?

SALOMON.

C’est vous qui avez tort… là, parole d’honneur ! Vous lui avez cherché une querelle d’Allemand.

BARDOLPH.

Moi !

SALOMON.

Oh ! je le répète, vous aviez tort… Mais du moment où vous avez offert de lui rendre raison… il n’y a rien à dire.

BARDOLPH.

Ah çà ! vraiment, Salomon ?.

SALOMON.

Vous l’avez oublié ? ce que c’est que le vin, mon Dieu !

BARDOLPH.

Et nous devons nous battre ?

SALOMON.

À l’épée.

BARDOLPH.

À l’épée avec lui !… donne-moi un verre d’eau.

SALOMON.
C’est ce que vos deux témoins, Tom et David, vous ont dit, mais vous n’avez rien voulu entendre… Vous avez le vin ferrailleur… démon ! Ils sont allés chercher les armes… le rendez-vous est à dix heures, à Hyde-Park.
BARDOLPH.

Dis donc, Salomon… est-ce qu’on ne peut pas arranger l’affaire ?

SALOMON.

Impossible ! il y a un soufflet de donné.

BARDOLPH.

Qui est-ce qui l’a reçu ?

SALOMON.

Ah ! ça… je n’en sais rien.

BARDOLPH.

Ce doit être moi… Écoute donc, mon ami, mon brave Salomon… mon roi des souffleurs… il se pourrait que Kean ait oublié cette querelle.

SALOMON.

Comment… Vous ne vous la rappelez pas ?

BARDOLPH.

Si fait… si fait, je me rappelle bien que j’ai reçu un soufflet, par-dieu ! mais enfin, tu comprends…Si sa mémoire n’était pas si bonne que la mienne, et qu’il eût oublié… (Il prend son chapeau.) ne l’en fais pas souvenir.

(Il sort.)



Scène II.

 
KEAN, SALOMON, puis PISTOL.
SALOMON, fermant la porte.

Et de trois ! Si je ne les avais pas dispersés, ils se seraient remis à boire jusqu’à demain, vu qu’il n’y a pas encore théâtre ce soir… Enfin, cette fois-ci, je crois que nous voilà seuls. (Il regarde de tous côtés, et apercevant le châle.) Bénédiction ! en voilà bien d’un autre, par exemple ! (Il regarde encore, puis va à la chambre à coucher dont il ouvre la porte.) Ah ! je respire !… Voyons maintenant, faisons notre tournée sur le champ de bataille. (Examinant les bouteilles vides, en trouvant deux à moitié et les rangeant dans une armoire.) Diable ! le combat a été meurtrier : quinze contre quatre… Quand je pense que j’ai là, devant les yeux, couché comme un boxeur éreinté, le noble, l’illustre, le sublime Kean, l’ami du prince de Galles !… le roi des tragédiens passés, présents et futurs… qui tient en ce moment le sceptre… (Il aperçoit la bouteille que Kean tient par le goulot.) Quand je dis le sceptre, je me trompe… Oh ! mon Dieu !

(Il essaye de lui tirer la bouteille de la main ; pendant ce temps Kean s’éveille et le regarde faire ; les yeux de Salomon rencontrent les siens.)
KEAN.

Quel diable de métier fais-tu donc là, Salomon ?

SALOMON.

Vous le voyez bien, j’essaye de tirer de vos mains cette pauvre bouteille que vous étranglez.

KEAN.

Il parait que j’ai oublié de me coucher, hein ?

SALOMON.

Vous m’aviez tant promis de rentrer !

KEAN.

Eh bien ! mais il me semble que je ne suis pas dehors. J’ai même passé la nuit chez moi, si je ne me trompe… ce qui ne m’arrive pas toujours…

SALOMON.

Et même pas seul…

KEAN.

Ne me gronde pas, mon vieux Salomon, c’est le clair de lune qui n’avait pas envie de se coucher ; la muraille qui se fendait de chaleur, et le lion qui, comme tu le sais, est l’animal le plus altéré du zodiaque.

SALOMON.

Croyez-vous que de pareilles nuits vous remettent de vos fatigues ?

KEAN.

Bah ! pour quelques bouteilles de vin de Bordeaux…

SALOMON, lui prenant la bouteille de rhum qu’il tient encore.

Et depuis quand les bouteilles de vin de Bordeaux ont-elles le cou dans les épaules comme celle-ci ? (Lisant l’étiquette.) « Rhum de la Jamaïque. » Ah ! maître ! vous finirez par brûler jusqu’au gilet de flanelle que vous avez sur la poitrine.

(Il pousse un soupir.)
KEAN.

Tu as raison, mon vieil ami, tu as raison ; je sens que je me tue avec cette vie de débauches et d’orgies ! Mais, que veux-tu, je ne puis en changer. Il faut qu’un acteur connaisse toutes les passions pour les bien exprimer. Je les étudie sur moi-même, c’est le moyen de les savoir par cœur.

PISTOL, en dehors.

Monsieur Salomon !… monsieur Salomon ! peut-on entrer.

KEAN.

Qui est-ce qui est là ?

SALOMON.

C’est juste, j’avais oublié. Maître, c’est un pauvre garçon que vous ne vous rappelez sans doute plus… le fils du vieux Bob… le petit Pistol… le saltimbanque.

KEAN.

Moi, avoir oublié mes vieux camarades ! Entre, Pistol… entre.

PISTOL, entr’ouvrant la porte.

Sur les pieds ou sur les mains ?…

KEAN.
Sur les pieds, tu as besoin de ta main pour serrer la mienne.
PISTOL.

Oh ! monsieur Kean, c’est trop d’honneur.

KEAN.

Mon pauvre enfant… Eh bien ! comment va toute la troupe ?

PISTOL.

Elle boulotte.

KEAN.

Ketty-la-Blonde ?

PISTOL.

Elle vous aime encore, pauvre fille ! Dam ! ça n’est pas étonnant, vous êtes son premier, voyez-vous.

KEAN.

Le vieux Bob ?

PISTOL.

sonne toujours de la trompette comme un enragé… On a voulu l’engager cornemuse-major dans un régiment d’Écossais, grade de caporal, mais il n’a pas voulu… Ah ! ben oui !

KEAN.

Tes frères ?

PISTOL.

Les plus petits font les trois premières souplesses du corps ; les plus grands, le saut du Niagara ; les entre-deux dansent sur la corde.

KEAN.

Et la respectable Mme  Bob ?

PISTOL.

Elle vient d’accoucher de son treizième ; la mère et l’enfant se portent bien, je vous remercie, monsieur Kean.

KEAN.

Et toi ?…

PISTOL.

Eh bien ! c’est moi qui vous remplace, j’ai hérité de votre habit et de votre batte… je joue les arlequins, mais je ne suis pas de votre force…

KEAN.

Et tu viens me demander des leçons, hein ?

PISTOL.

Oh non !… non !… il y a cependant la danse des œufs, vous savez, que vous devriez bien me montrer, je n’ai jamais pu l’apprendre tout à fait, j’en casse toujours deux ou trois… mais maintenant je les fais durcir… ça fait qu’ils ne sont pas perdus, je les mange… Mais ce n’est pas ça !… Quand mon père a vu que le bon Dieu lui avait fait la grâce de lui en envoyer encore un, et que celui-là faisait le treizième, il a dit : Tu portes un mauvais numéro, toi. Avec ça notez qu’il était venu au monde un vendredi… il faudrait lui choisir un crâne parrain… Lequel, a dit ma mère… le prince de Galles ou le roi d’Angleterre ?… Mieux que ça, M. Kean ! Oh ! fameux !… fameux !… tout le monde a répondu ; mais il ne voudra pas. Et moi je suis sûre qu’il voudra, a dit Ketty-la-Blonde. Oui, si tu vas le lui demander, a répondu mon père… Oh ! je n’oserai jamais, il est si loin de nous maintenant ! il est si grand ! il est si haut !… Eh bien ! donnez-moi une échelle, j’irai, moi, que j’ai dit, et me voilà. N’est-ce pas que vous ne me refuserez pas, monsieur Kean…

KEAN.

Non, par l’âme de Shakspeare ! qui a commencé par être un bateleur et un saltimbanque comme nous… je ne te refuserai pas, mon enfant… et nous ferons à ton frère un baptême royal… sois tranquille.

PISTOL.

C’est une sœur, mais ça ne fait rien. Et quand cela, monsieur Kean ?

KEAN.

Ce soir, si tu veux.

PISTOL.

Convenu… mais d’ici là aurez-vous le temps de trouver une commère ?

KEAN.

Elle est trouvée.

PISTOL.

Laquelle, sans être trop curieux ?

KEAN.

Ketty-la-Blonde… crois-tu qu’elle refuse ?

PISTOL.

Elle, refuser !… oh ! pauvre fille… oh ! oui, vous ne la connaissez pas ; il va falloir des précautions pour lui dire ça… elle pâmerait… Oh ! Ketty ! pauvre Ketty ! va-t-elle être contente !…

(Il fait une cabriole.)
SALOMON.

Eh bien ! que fais-tu donc ?

PISTOL.

Oh bien ! tant pis, père Salomon ! je sois comme les paons, moi : quand je suis content, je fais la roue. Adieu, monsieur Kean.

KEAN.

Et tu t’en vas déjà ?

PISTOL.

Et là-bas, les autres qui attendent et qui disent : Voudra-t-il ? ne voudra-t-il pas ? il veut ! il veut !

KEAN.

Salomon, reconduis ce garçon jusque chez lui… et mets dix guinées dans la main de sa mère pour la layette.

PISTOL.

N’allez pas vous dédire, monsieur Kean ! c’est qu’il y aurait des larmes de versées si un malheur comme celui-là arrivait.

KEAN.
Sois tranquille…
PISTOL, rentrant.

Je n’oubliais que ça, moi !… où ferons-nous le gatelet ?…

KEAN.

Chez Peter Patt, au Trou du Charbon… connais-tu cela ?…

PISTOL.

Si je connais ? sur le port, là, à dix pas de la Tamise… à la renommée des matelottes… je ne connais que ça… Adieu, monsieur Kean.

(Il sort avec Salomon.)



Scène III.

 
KEAN, puis UN DOMESTIQUE.
KEAN.

Bonne et respectable famille, famille de patriarches, enfants du bon Dieu ! oh ! je n’oublierai pas les heures que j’ai passées avec vous ! Combien de fois ai-je été me coucher sans souper, en disant que je n’avais pas faim pour vous laisser ma part ! Alors, il nous semblait qu’il était aussi difficile à une guinée de descendre dans notre bourse, qu’à une étoile de tomber du ciel. Ai-je beaucoup gagné à vous quitter, en bonheur du moins ? et la pauvre Ketty ne m’aimait-elle pas mieux que les nobles dames qui m’honorent aujourd’hui de leurs bontés ? (On frappe.) On frappe ! (Un domestique entre.) Qui est là ?

LE DOMESTIQUE.

Une jeune dame qui dit avoir écrit hier à monsieur.

KEAN.

Miss Anna Damby… Faites entrer, et priez-la d’attendre un instant.

(Il entre dans sa chambre à coucher.)
LE DOMESTIQUE, à la dame.

Miss !

(Elle entre. Il sort.)



Scène IV.

 
MISS ANNA, voilée, KEAN, puis SALOMON.
ANNA, seule.

Me voilà donc venue chez lui !… Aurai-je le courage de lui dire ce qui m’amène ?… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… donne-moi de la force, car je me sens mourir !

KEAN, rentrant avec un habit.

Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, miss. Puis-je être assez heureux pour pus être bon à quelque chose, assez favorisé du ciel pour me trouver en position de vous être utile ?

ANNA.

Oh ! c’est sa voix ! Excusez mon trouble, monsieur, il est bien naturel ; et si modeste que vous soyez, vous comprendrez que votre réputation, votre talent, votre génie…

KEAN.

Madame…

ANNA.

M’effrayent plus encore que votre accueil ne me rassure. On vous dit cependant aussi bon que grand… Si vous n’eussiez été que grand, je ne serais pas venue à vous.

(Elle lève son voile. Ils s’asseyent.)
KEAN, faisant un signe.

Vous m’avez dit que je pourrais vous rendre un service ; mon désir de vous le rendre est grand, miss, et cependant j’hésite à vous presser… Un service est sitôt rendu !

ANNA.

Oui, vous avez deviné juste, monsieur, et j’attends beaucoup de vous, il s’agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie peut être.

KEAN.

Votre bonheur ? oh ! vous avez sur le front toutes les lignes heureuses, miss. Votre avenir ? et quelle prophétesse damnée, fut-ce l’une des sorcières de Macbeth, oserait vous prédire autre chose que des félicités ? Votre vie ? partout où elle brillera… il poussera des fleurs comme sous un rayon du soleil.

ANNA.

Il se peut que les années qui me restent à vivre soient plus heureusement dotées que les années que j’ai déjà vécu, car il y a un quart d’heure encore, monsieur Kean, que je me demandais si je devais venir vous trouver ou mourir.

KEAN.

Vous m’effrayez, madame…

ANNA.

Il y un quart d’heure que j’étais encore la fiancée d’un homme que je déteste, que je méprise, et que l’on veut me forcer d’épouser, non pas ma mère, non pas mon père, hélas ! je suis orpheline, mais un tuteur à qui mes parents, en mourant, ont légué tout leur pouvoir. C’était hier matin que mon malheur devait s’accomplir, si je n’avais, soit folie, soit inspiration, quitté la maison de mon tuteur. J’ai fui, j’ai demandé où vous demeuriez… on m’a indiqué votre maison… je suis venue.

KEAN.

Et qui m’a valu l’honneur d’être choisi par vous, miss, ou comme conseiller, ou comme défenseur ?

ANNA.
Votre exemple, qui m’a prouvé qu’on pouvait se créer des ressources honorables et glorieuses.
KEAN.

Vous avez songé au théâtre ?

ANNA.

Oui ; depuis longtemps mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière, à l’exemple de miss Siddons, de miss O’Neil, celui plus récent encore de miss Fanny Kemble.

KEAN.

Pauvre enfant !

ANNA.

Vous paraissez me plaindre et cependant vous ne me répondez pas, monsieur ?

KEAN.

Il y a en vous tant de jeunesse, tant de candeur, que ce serait un crime à moi, tout pervers que l’on me fait et que je suis peut-être, de ne pas vous répondre ce que je pense. Me permettez-vous de vous parler comme un père, miss ?

ANNA.

Oh ! je vous en supplie !

KEAN.

Asseyez-vous, ne craignez rien ; à compter de cette heure, vous m’êtes aussi sacrée que si vous étiez ma sœur.

ANNA, s’asseyant.

Que vous êtes bon !

KEAN, debout.

Vous avez vu le côté doré de notre existence, et il vous a éblouie. C’est à moi de vous montrer le revers de cette médaille brillante qui porte deux couronnes, une de fleurs, une d’épines.

ANNA.

Je vous écoute, monsieur, comme si Dieu me parlait.

KEAN.

Votre candeur, votre âge, miss, vont rendre délicate la tâche que je me suis imposée. Il y a des choses difficiles à dire pour un homme de mon âge, difficiles à comprendre pour une jeune fille du vôtre… vous m’excuserez, n’est-ce pas, si l’expression ternissait la chasteté de la pensée ?

ANNA.

Edmond Kean ne dira rien que ne puisse entendre Anna Damby, je l’espère.

KEAN.

Kean ne devrait rien dire de ce qu’il va dire à miss Damby, jeune fille du monde, destinée à rester dans le monde, et qu’il rencontrerait dans le monde… Kean dira tout et doit tout dire à la jeune artiste qui lui accorde sa confiance, et lui fait l’honneur de venir chez lui le consulter, et ce qui lui paraîtrait dans le premier cas une inconvenance, lui semble dans le second un devoir.

ANNA.

Parlez donc, monsieur.

KEAN.

Vous êtes belle. Je vous l’ai dit. C’est quelque chose, c’est beaucoup même pour la carrière que vous voulez embrasser… mais ce n’est point tout, miss… la part de la nature est faite, celle de l’art reste à faire.

ANNA.

Oh ! dirigée par vous, j’étudierai, je ferai des progrès, j’acquerrai un nom.

KEAN.

Dans cinq ou six ans, c’est possible… car ne croyez pas que rien se fasse sans le temps et sans l’étude. Quelques privilégiés naissent avec le génie… mais comme le bloc de marbre naît avec la statue, il faut la main de Praxitèle ou de Michel-Ange, pour en tirer une Vénus ou un Moïse. Oui, certes, je suppose, je crois même que vous êtes de ces élues, que dans quatre ou cinq ans votre talent, votre réputation, ne vous laisseront rien à envier à vos rivales, car c’est la gloire seule que vous cherchez… et votre immense fortune ?…

ANNA.

J’ai tout abandonné du moment où j’ai fui de chez mon tuteur.

KEAN.

Ainsi, vous n’avez rien ?

ANNA.

Rien.

KEAN.

En supposant que vous possédiez toutes les dispositions nécessaires, il vous faut toujours six mois d’étude avant vos débuts.

ANNA.

J’ai heureusement appris dans ma jeunesse tous ces petits ouvrages de femme qui peuvent nourrir celles qui les font. D’ailleurs, j’appartiens à une classe qui est habituée à s’honorer de ce qu’elle gagne. La fortune de ma famille, toute considérable qu’elle est, fut puisée à une source commerciale. Je travaillerai.

KEAN.

C’est bien ! Au bout de ces six mois de travail, supposons toujours des débuts brillants, et alors, vous trouverez un directeur qui vous offrira cent livres sterling par an…

ANNA.

Mais avec mes goûts simples et retirés, cent livres sterling, c’est une fortune.

KEAN.

C’est le quart de ce que vous aurez à dépenser rien que pour vos costumes. La soie, le velours et les diamants coûtent cher, miss. Êtes-vous disposée à vendre votre amour pour parer votre personne ?

ANNA.
Oh ! monsieur.
KEAN.

Pardon, miss, mais je me tairai à l’instant, ou vous me permettrez de tout dire… à l’heure où vous sortirez de cette chambre pour rentrer dans le monde, cette conversation sera oubliée,

ANNA, baissant son voile.

Parlez, monsieur.

KEAN.

se peut cependant que vous ayez le bonheur de rencontrer un homme riche, délicat, généreux… que vous aimiez et qui vous aime… qui ne vous donne pas, qui partage… Alors le premier danger est évité… la première humiliation n’existe plus… mais je vous l’ai dit, vous êtes belle… Vous ne connaissez pas nos journalistes d’Angleterre, miss… Il en est qui ont compris leur mission du côté honorable, qui sont partisans de tout ce qui est noble… défenseurs de tout ce qui est beau… admirateurs de tout ce qui est grand. Ceux-là, c’est la gloire de la presse… ce sont les anges du jugement de la nation… Mais il en est d’autres, miss, que l’impuissance de produire a jetés dans la critique… Ceux-là sont jaloux de tout, ils flétrissent ce qui est noble… ils ternissent ce qui est beau… ils abaissent ce qui est grand ! Un de ces hommes, pour votre malheur, vous trouvera belle, peut-être… le lendemain il attaquera votre talent… le surlendemain votre honneur… Alors, dans votre innocence du mal, vous voudrez savoir quelle cause le pousse… naïve et pure, vous irez chez lui comme vous êtes venue chez moi… Vous lui demanderez le motif de sa haine et ce que vous pouvez faire pour qu’elle cesse. Alors il vous dira que vous vous êtes trompée à ses intentions, que votre talent lui plaît, qu’il ne vous hait pas, qu’il vous aime au contraire… Vous vous lèverez comme vous venez de le faire, et il dira : Rasseyez-vous, miss… ou demain…

ANNA.

Horreur !…

KEAN.

Et supposons que vous ayez échappé à ces deux épreuves… une troisième vous attend… Vos rivales… car au théâtre on n’a pas d’amies… on n’a pas d’émules… on n’a que des rivales… vos rivales feront ce que Cimmer et d’autres que je ne veux pas nommer ont fait contre moi. Chaque coterie étendra ses mille bras pour vous empêcher de monter un degré de plus, ouvrira ses mille bouches pour vous cracher la raillerie au visage ; fera entendre ses mille voix pour dire du bien d’elle et du mal de vous… Elles emploieront pour vous perdre des moyens que vous mépriserez… et elles vous perdront avec ces moyens… elles achèteront la louange et l’injure à un prix qui ne leur coûte rien à elles, et que vous ne voudrez pas payer, vous… Le public insoucieux, ignorant, crédule, qui ne sait pas comment se fabriquent hideusement ces réputations et ces mensonges… les prendra pour des talents ou des vérités, à force de les entendre vanter ou redire. Enfin, un beau jour, vous vous apercevrez que la bassesse, l’ignorance et la médiocrité sont tout avec l’intrigue ; que l’étude, le talent, le génie ne serrent à rien sans l’intrigue… Vous ne voudrez pas croire ; vous douterez encore quelque temps… Puis enfin, des larmes plein les yeux, du dégoût plein le cœur, du désespoir plein l’âme, vous en viendrez à maudire le jour, l’heure, la minute où cette fatale idée vous a prise de poursuivre une gloire qui coûte si cher et qui rapporte si peu… Maintenant, levez votre voile, miss, j’en ai fini avec les choses honteuses.

ANNA.

Ô Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert !… Comment avez-vous fait ?

KEAN.

Oui, j’ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme… car je suis un homme, moi… et je puis me défendre… Mon talent appartient à la critique, c’est vrai… Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec ses griffes… elle le mord avec ses dents… c’est son droit, et elle en a usé… Mais quand un de ces aristarques d’estaminet s’avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C’est moi qui menace, et c’est lui qui tremble. Mais cela arrive rarement… on voit trop souvent Hamlet faire des armes… pour que l’on cherche querelle à Kean.

ANNA.

Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire ?… Je suis roi !

KEAN.

Oui, je suis roi, c’est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !

ANNA.

Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…

KEAN.

Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.

ANNA.

Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…

KEAN.

Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready, pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !… Mais lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière… il n’y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.

ANNA.

Vos conseils sont des ordres, monsieur Kean…, mais que faut-il que je fasse ?

KEAN.

Où vous êtes-vous retirée en quittant hier la maison de votre tuteur ?

ANNA.

Chez une tante… bonne… excellente, et qui m’aime comme sa fille…

KEAN.

Eh bien ! il faut y retourner, miss, et lui demander asile et protection.

ANNA.

Pourra-t-elle me les accorder ?… lord Mewill est puissant, et lorsqu’il connaîtra l’endroit où je me suis réfugiée…

KEAN.

La loi est égale pour tous, miss, pour le faible comme pour le fort, excepté pour nous autres comédiens, cependant, qui sommes hors la loi. Votre tante demeure-t-elle loin d’ici ?

ANNA.

Dans Clary-Street.

KEAN.

À dix minutes de chemin d’ici ? prenez mon bras, miss… je vais vous y conduire.

SALOMON, entrant.

Son altesse royale le prince de Galles.

ANNA.

Oh ! mon Dieu !…

KEAN.

Vous direz au prince que je ne puis le recevoir, que je suis écrasé de fatigue, que je dors.

SALOMON.

J’ajouterai que vous avez passé la nuit à étudier, maître.

KEAN.

Non… ajoute que j’ai passé la nuit à boire, il y a plus de chances pour qu’il te croie… Venez, miss…

ANNA.

Oh ! Kean, Kean ! vous êtes deux fois mon sauveur.