Kean (Dumas)/Acte IV

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Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 634-644).
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ACTE QUATRIÈME.

 

Le théâtre représente la loge de Kean.


Scène PREMIÈRE.

 
PISTOL, SALOMON, préparant des verres d’eau au sucre.
PISTOL.

Dites donc, père Salomon, sans être trop curieux, qu’est-ce que vous faites là, hein ?

SALOMON.

Je prépare un verre d’eau au sucre.

PISTOL.

Eh bien ! le père Bob est comme M. Kean… il faut toujours qu’il se gargarise dans les entr’actes… seulement, lui, c’est avec du rhum.

SALOMON.

Oh ! si je n’avais pas de la raison pour deux, nous en ferions bien autant, nous ; mais je suis là-dessus d’une sévérité incorruptible : de temps en temps je permets le verre de grog, mais jamais plus.

PISTOL.

Et vous avez raison… — (Regardant dans l’armoire.) Qu’est-ce que c’est que toutes ces friperies-là… hein ?

SALOMON.

Comment, drôle ! tu appelles cela des friperies, toi… des costumes magnifiques ?

PISTOL.

Du d’or… du vrai d’or… oh ! oh ! oh !… Excusez alors, il y en a pour quelques schelings là dedans.

SALOMON, se rengorgeant.

Mais nous en avons une, garde-robe, qui vaut deux mille livres sterling, rien que ça…

PISTOL.

Alors, plus riche que celle du roi ? enfoncés les diamants de la couronne. Dites donc, près Salomon, voilà une porte.

SALOMON.

Chut !…

PISTOL.

Oh ! mais une vraie porte.

SALOMON.

Chut !…

PISTOL.

Sait-il cela, M. Kean ?… c’est qu’on pourrait le venir voler par là… et quoiqu’elle ait l’air de ne pas s’ouvrir, tenez, elle s’ouvre…

SALOMON.

Mais, serpent que tu es, comment donc t’y es-tu pris ?

PISTOL.

Oh ! avec la pointe de mon couteau.

SALOMON.

Si M. Kean savait ce que tu viens de faire !…

PISTOL.
Il se fâcherait ?… alors il ne faut pas le lui dire… Supposons que je n’ai rien vu : il n’y a pas de porte, quoi !… où y a-t-il une porte ?… qui est-ce qui a dit qu’il y avait une porte… C’est pas moi ! c’est vous, père Salomon. Oh ! farceur !…
SALOMON.

Aurons-nous du monde, ce soir ?

PISTOL.

Du monde… il y a une queue qui fait trois fois le tour du théâtre… je me suis promené un quart d’heure le long de la queue.

SALOMON.

Et à quoi pensais-tu ?

PISTOL.

Je pensais qu’il y avait dans toutes ces poches-là de l’argent qui allait passer dans celle du père Bob !… Est-il heureux, le père Bob ! je n’aurai jamais le bonheur qu’un malheur comme le sien m’arrive, à moi !

SALOMON.

Silence, voilà M. Kean !

PISTOL.

Je file !…

(Il se sauve.)



Scène II.

 
SALOMON, KEAN, jetant son chapeau.
SALOMON, à part.

Oh ! oh ! Pistol a bien fait de se sauver, il y a de l’orage.

KEAN.

Salomon !

SALOMON.

Maître ?

KEAN.

Étends sur ce parquet une peau de lion… une peau de tigre… un tapis… ce que tu voudras, peu m’importe…

SALOMON.

Que voulez-vous faire ?

KEAN.

Des culbutes.

SALOMON, stupéfait.

Des culbutes ?

KEAN.

J’ai commencé par là sur la place de Dublin… et je vois bien que je serai forcé de reprendre mon premier métier. Fais afficher aux quatre coins de Londres que le paillasse Kean fera des tours de souplesse dans Regent-Street et dans Saint-James, à la condition qu’il lui sera payé cinq guinées par fenêtre, et alors huit jours me suffiront pour faire une fortune royale, car tout le monde voudra voir comment Hamlet marche sur les mains, et comment Othello fait le saut de carpe en arrière… Tandis que dans ce théâtre maudit… il me faudra, Shakspeare aidant, des années, et encore, au train dont j’y vais, plus j’y passerai d’années, plus j’y ferai de dettes, pour amasser de quoi aller mourir, dans une misère honnête, au fond de quelque village du Devonshire, entre un morceau de bœuf salé et un pot de bière. Oh ! la gloire ! le génie ! l’art ! l’art ! squelette efflanqué, vampire mourant de faim, à qui nous jetons un manteau d’or sur les épaules, et que nous adorons comme un dieu ! Je puis encore être ta victime… mais je ne serai plus ta dupe, va !

SALOMON.

Qu’y a-t-il, maître ?

KEAN.

Il y a que mon hôtel est cerné par les attorneys, et que j’ai vécu toute la journée dans ma voiture, après avoir passé une nuit à la taverne… ce qui me met dans une merveilleuse disposition pour être sifflé ce soir… et tout cela pour un misérable billet de 400 livres sterling. Viens donc encore me dire que je suis le premier acteur de l’Angleterre, et que tu ne changerais pas ma place contre celle du prince de Galles… vil flatteur !…

SALOMON.

Mais aussi c’est votre faute… si vous vouliez avoir de l’ordre.

KEAN.

Avoir de l’ordre !… c’est cela, et le génie, qu’est-ce qu’il deviendra pendant que j’aurai de l’ordre ?… avec une vie agitée et remplie comme la mienne, ai-je le temps de calculer minute par minute et livre par livre ce que je dois dépenser de jours ou dissiper d’argent ? Oh ! si Dieu m’avait donné cette honorable faculté, je serais à cette heure marchand de draps dans la Cité et non marchand de vers à Covent-Garden et à Drury-Lane.

SALOMON.

Mais il me semble, maître, pour en revenir à ces 400 livres sterling, que vous pourriez, sur la recette de ce soir…

KEAN.

La recette est-elle à moi ?… elle est à ces braves gens, et tu veux que je leur fasse payer le service que je leur rends ? ceci est un conseil de laquais, monsieur Salomon.

SALOMON.

Mais vous ne m’avez pas compris, maître… dans trois ou quatre jours vous leur rendriez…

KEAN.

C’est cela, n’est-ce pas ?… j’emprunterai à des saltimbanques… moi, Kean… Allons donc !

SALOMON.

Pardon, maître… pardon !

KEAN.
C’est bien… c’est bien ! allez repasser mon rôle,
KEAN.

entendez-vous, drôle ! et prenez garde que je n’en oublie un seul mot,

SALOMON.

Oui, maître.

KEAN.

Ou sans cela, tu auras affaire à moi… mon bon Salomon… mon vieux camarade… mon seul ami.

SALOMON.

Allons, allons, il parait que l’orage est passé.

KEAN.

Eh ! sans doute, ne suis-je pas Prospero le magicien ?… ne puis-je pas, en étendant ma baguette, faire le calme ou la tempête… évoquer Caliban ou Ariel ? Va-t’en, Caliban, j’attends Ariel.

SALOMON.

Oh ! c’est autre chose, que ne disiez-vous cela tout de suite ?… Je me sauve, maître, je me sauve. — (Revenant.) À propos, maître, n’oubliez pas que nous jouons six actes ce soir. (Il sort.)


Scène III.

 
KEAN, seul

Bon et excellent homme, ami de tous les temps, fidèle de toutes les heures, seule âme pour laquelle mon âme n’ait point de secrets ; miroir de ma douleur et de ma vanité… toi qui ne t’approches de moi que pour me caresser comme le chien fait à son maître, et qui ne reçois pour prix de ton amitié que bourrades et brusqueries, je ferai graver ton nom en lettres d’or sur ma tombe, et l’on saura que Kean n’a eu que deux amis, son lion et toi : mon pauvre Ibrahim ! en voilà un qui s’entendait à recevoir mes créanciers… Je n’avais qu’à étendre le soir un tapis devant la porte de ma chambre à coucher, et j’étais sûr de dormir tranquille… Mais j’ai entendu marcher dans ce corridor… je ne me trompe pas… Serait-ce elle ?

(Il court à la porte par laquelle est sorti Salomon et la ferme.)



Scène IV.

 
KEAN, ELENA
KEAN.

Elena !

ELENA.

Kean !

KEAN.

Oh ! c’est vous !…

ELENA, se retournant.

Attends-moi, Gidsa… je ne serai qu’un instant.

KEAN.

Mais êtes-vous bien sûre de cette femme ?

ELENA.

Comme de moi-même ; c’est une exilée de Venise comme moi.

KEAN.

Vous êtes venue… oh ! je vous espérais, mais je ne vous attendais pas.

ELENA.

N’avais-je pas à la fois des remerciements et des reproches à vous faire ? Quelle imprudence !

KEAN.

Comment ! vous voulez maintenant que je me repente de l’avoir commise ?

ELENA.

Mais qui vous demande de vous repentir ?… voyons !

KEAN.

Et vous êtes venue… et vous voilà !… oh ! je ne puis vraiment croire à mon bonheur !

ELENA.

Croyez-vous que je vous aime, maintenant ?

KEAN.

Oh ! oui, je le crois.

ELENA.

Vous êtes ainsi, vous autres hommes, injustes toujours : il ne vous suffit pas qu’on vous confie son honneur, il faut encore qu’on risque de le perdre pour vous.

KEAN.

Oh ! non, non… mais mettez-vous pour un instant à la place d’un pauvre paria… qui voit tourner autour de lui la société tout entière, et qui, pareil à un homme qui rêve, se sent enchaîné à sa place et en est réduit à plonger des regards avides dans ces jardins enchantés où il voit des êtres privilégiés cueillir les fruits dont il a soif. Oh ! il faut bien que l’on vienne à nous, puisque nous ne pouvons pas aller aux autres.

ELENA.

Et comme je ne pourrais pas venir aussi souvent que je le désirerais… j’ai voulu qu’en mon absence du moins mon portrait vous répondit de moi.

KEAN.

Votre portrait !… vous avez fait faire votre portrait pour moi ! Elena ?… Oui, le voilà… oh ! mais vous êtes bien plus belle !

ELENA.

N’en voulez-vous point, monsieur ?

KEAN.

Oh ! si, si, je le veux… là… là… sur mon cœur… toujours !

ELENA.

Vous m’aimez donc ?

KEAN.

Pouvez-vous me le demander ?

ELENA, lui prenant la main.

Mon Othello !

KEAN.

Oh ! tu as bien dit, car je suis jaloux comme le Maure de Venise, entendez-vous, Desdemona !

ELENA.

Jaloux !… et de qui ? bon Dieu !

KEAN.

Oh ! vous le savez bien.

ELENA.

Non, je vous jure.

KEAN.

Ne jurez point, car je ne croirais plus à vos autres serments, les femmes ont un instinct qui leur dit qu’un homme les aime bien avant qu’il le leur dise lui-même.

ELENA.

Mais beaucoup de nos jeunes dandys me font la cour, monsieur.

KEAN.

Je le sais, et cependant il n’est qu’un seul homme que je craigne.

ELENA.

Vous craignez quelqu’un ?

KEAN.

Je devrais dire que je crains sa réputation, son rang…

ELENA.

Vous voulez parler du prince de Galles, je le vois.

KEAN.

Oui… non pas que je craigne que vous l’aimiez… je crains seulement qu’on ne le dise.

ELENA.

Mais que voulez-vous que je fasse ? ce n’est pas moi qu’il dit venir voir, c’est mon mari.

KEAN.

Je le sais bien, sur mon honneur ! et c’est cela qui me tourmente. Chez vous, à la promenade, au spectacle, il est toujours à vos côtés… Comment voulez-vous qu’on croie que le plus riche, le plus noble et le plus puissant prince de l’Angleterre après le roi aime sans espoir… avec cela que l’on sait parfaitement que ce n’est point son habitude ?… oh ! quand je le vois près de vous, Elena, c’est à me rendre fou !

ELENA.

Eh bien ! voulez-vous que je ne vienne pas au spectacle ce soir ?

KEAN.

Au contraire… oh ! venez-y, je vous en supplie… Si vous n’y veniez pas, et que par hasard il n’y vint pas non plus, lui, alors, alors je penserais que vous êtes ensemble,

ELENA.

Que vous êtes insensé de vous créer de pareilles craintes !

KEAN.

Mais ne faut-il pas que nous soyons toujours malheureux, nous ?… malheureux, si nous ne sommes pas aimés !… malheureux, si nous le sommes. Elena ! Elena — (Il tombe à ses genoux.) Plaignez-moi… pardonnez-moi.

ELENA.

Et de quoi voulez-vous que je vous plaigne, rêveur ?… que je vous pardonne, jaloux ?

KEAN.

Pardonnez-moi d’avoir passé ces quelques instants que vous m’accordez à vous tourmenter et à me tourmenter moi-même, au lieu de les employer à vous dire que je vous aime, et à vous le répéter cent fois.

ELENA.

On frappe.

KEAN.

La clef en dehors !

ELENA.

Ah ! mon Dieu !

KEAN.

Qui est là ?

LE PRINCE.

Moi.

ELENA.

La voix du prince de Galles !

KEAN.

Qui, vous ?

LE PRINCE.

Le prince de Galles, pardieu !

LE COMTE.

Et le comte de Kœfeld.

ELENA.

Mon mari ! oh ! je suis perdue !

KEAN.

Silence… votre voile, et sortez, sortez !… Pardon, mon prince, mais j’ai pour le moment le malheur… — (À Elena.) Dépêchez-vous.

ELENA.

Comment s’ouvre cette porte ?

KEAN.

D’avoir à mes trousses certains hommes qui me poursuivent pour quatre cents misérables livres sterling.

LE PRINCE.

Je comprends.

ELENA.

Venez à mon secours.

KEAN.

Attendez… Et qui ne se feraient pas scrupule d’emprunter le nom respectable de Votre Altesse pour parvenir jusqu’à moi : ayez donc la bonté de me faire passer votre nom, écrit de votre main, monseigneur.

LE PRINCE.

Que fais-tu donc ?

KEAN.

Je retire la clef pour vous laisser le passage libre. Me voici, adieu, Elena, je vous aime, aimez-moi, adieu. — (Kean ferme la porte par laquelle est sortie Elena, revient à l’autre, et amène par le trou de la serrure une banknote.) Une banknote de 400 livres sterling ! c’est véritablement une carte royale… Entrez, mon prince, car c’est bien vous.

(Il ouvre, le prince et le comte entrent.)



Scène V.

 
KEAN, LE PRINCE, LE COMTE, SALOMON.
LE PRINCE, entrant et regardant de tous côtés.

Vous ne vous doutez pas d’une chose, monsieur le comte, c’est qu’en entrant dans la loge de Roméo, nous avons fait fuir Juliette.

LE COMTE.

Vraiment ?

KEAN.

Oh ! quelle idée folle, monseigneur ! Voyez, cherchez.

LE PRINCE.

Oh ! une loge d’acteur, c’est machiné comme un château d’Anne Rattcliff… il y a des trappes invisibles qui donnent dans des souterrains, des panneaux qui s’ouvrent sur des corridors inconnus… des…

KEAN, au comte.

Combien je suis reconnaissant à Votre Excellence, d’avoir daigné venir dans la loge d’un pauvre acteur !

LE PRINCE.

Oh ! ne vous en prenez pas à votre mérite, monsieur le fat ! mais à la curiosité… Le comte, tout diplomate qu’il est, n’avait jamais mis le pied dans les coulisses d’un théâtre, et il a voulu voir…

KEAN.

Un acteur qui s’habille, j’en préviens Votre Altesse : nous avons, monsieur le comte, une étiquette bien plus sévère à observer, nous autres courtisans du public, que vous, messeigneurs les courtisans du roi. Il faut que nous soyons prêts à l’heure, sous peine d’être sifflés ; et, tenez, voilà la seconde fois que l’on sonne, ainsi vous permettez…

LE COMTE.

Eh ! mon Dieu, faites comme si nous n’étions pas là… à moins que nous ne vous gênions.

KEAN.

Point du tout…

SALOMON, entrant.

Me voilà, maître.

KEAN.

Mais auparavant, monseigneur, reprenez, je vous prie, ce billet.

LE PRINCE.

Point ! c’est le prix de ma loge qu’il me plaît de payer à vous, monsieur l’Écossais… au lieu de le payer à la location.

KEAN.

À ce titre, je l’accepte… Allons, Salomon, mon ami, tu sais ce qu’il faut faire de cet argent.

(Il passe derrière une draperie.)
LE COMTE, au prince.

Et vous croyez qu’il était avec une femme ?

LE PRINCE.

J’en suis sûr.

LE COMTE.

Miss Anna, peut-être.

LE PRINCE.

Oh ! c’est fort difficile à savoir…

LE COMTE, apercevant l’éventail oublié par sa femme.

Eh bien ! je le saurai, moi, je vous en réponds…

(Il met l’éventail dans sa poche.)
LE PRINCE.

Et comment cela ?

LE COMTE.

C’est un secret diplomatique.

KEAN, derrière la tapisserie.

Eh bien ! Votre Altesse… quelle nouvelle ?

LE PRINCE.

Aucune bien importante… Ah ! un insolent qui, je crois, a insulté lord Mewill hier soir… à la taverne du Trou au Charbon.

LE COMTE.

El pourquoi cela ?

KEAN.

Parce que lord Mewill avait refusé de se battre avec lui, sous le prétexte qu’il était un comédien ?… Oui, j’ai entendu parler de cela, ce me semble.

LE PRINCE.

Que dites-vous de l’excuse, monsieur le comte ?

LE COMTE.
Je ne sais pas quelles sont, sous ce rapport, les habitudes anglaises, monseigneur… mais je sais que nous autres Allemands, quand nous nous croyons insultés, nous nous battons avec tout le monde, excepté avec les voleurs… dont les galères se chargent de nous faire justice.
KEAN, retenant en scène avec son maillot et ses souliers à la poulaine.

Bien, monsieur le comte, vous avez un noble cœur, et les Allemands sont un noble peuple… Je vous promets d’aller me faire tuer à Vienne.

LE COMTE.

Et vous y serez le bien reçu ; en attendant, je remercie le prince de m’avoir introduit dans le sanctuaire des arts.

KEAN.

Et moi, monsieur le comte, je vous présente mes excuses de ce que le grand-prêtre vous y a reçu dès le premier jour comme un initié.

LE COMTE.

Laissons-nous M. Kean achever sa toilette, monseigneur ?

KEAN, bas.

Je désirerais vivement parler à Votre Altesse.

LE PRINCE.

Allez toujours, comte, je vous rejoins.

LE COMTE.

Votre Altesse sait le numéro de la loge ?

LE PRINCE.

Oui, à l’avant-scène ! — (Bas.) Vous me direz, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Soyez tranquille. — (Il salue.) Monsieur Kean…

KEAN, s’inclinant.

Monseigneur…

(Le comte sort.)



Scène VI.

 
KEAN, LE PRINCE.
KEAN.

Oh ! mon prince, que je suis heureux de me trouver seul avec vous !…

LE PRINCE.

Et pourquoi cela ?

KEAN.

Pour vous remercier de toutes vos bontés d’abord, puis ensuite, pour vous présenter mes excuses. Vous êtes passé à mon hôtel, et l’on vous a dit que je n’y étais pas.

LE PRINCE.

Tandis que tu y étais… hein ?

KEAN.

Oui… mais des affaires de la plus haute importance…

LE PRINCE.

Bah ! entre amis…, est-ce qu’on se gêne !

KEAN.

Je vous arrête à ce mot, monseigneur… Entre amis.

LE PRINCE.

Crois-tu donc qu’il te compromette ?

KEAN.

Non, certes… mais je voudrais savoir si Votre Altesse laisse tomber ce mot du bout de ses lèvres… ou du fond du cœur ?

LE PRINCE.

Eh ! qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que monsieur Kean me pose la question d’une manière si nette et si précise ? ma bourse n’est-elle pas toujours à son service ? mon palais ne lui est-il pas ouvert à toute heure ? et chaque jour le peuple et les grands ne le voient-ils pas traverser les rues de Londres dans ma voiture et à mes côtés ?

KEAN.

Oui, toutes ces choses, je le sais, sont des preuves d’amitié pour le monde, et certes chacun croit que je n’ai qu’à demander à Votre Altesse, pour obtenir d’elle tout ce qu’il me plaira de désirer.

LE PRINCE.

Ah ! chacun croit cela ?…

KEAN.

Excepté moi, cependant, monseigneur… excepté moi, qui ne me trompe point à ces marques extérieures… suffisantes pour ma vanité… mais qui, toutes flatteuses qu’elles sont, laissent pourtant un doute au fond de mon cœur.

LE PRINCE.

Et lequel, s’il vous plaît ?

KEAN.

Le voici, monseigneur : c’est que si j’avais à demander à Votre Altesse, non plus une de ces faveurs qui s’accordent de prince à sujet, mais un de ces sacrifices qui se font d’égal à égal, peut-être la bienveillance du protecteur n’irait-elle point jusqu’au dévouement de l’ami.

LE PRINCE.

Fais-en l’épreuve.

KEAN.

Si je disais à Votre Altesse… nous autres artistes, monseigneur… nous avons des amours bizarres, et qui ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes ; car ils ne franchissent pas la rampe : eh bien ! ces amours n’en sont pas moins passionnés et jaloux. Parfois, il arrive qu’entre les femmes qui assistent habituellement à nos représentations, nous en choisissons une dont nous faisons l’ange inspirateur de notre génie ; tout ce que nos rôles contiennent de tendre et de passionné, c’est à elle que nous l’adressons… Les deux mille spectateurs qui sont dans la salle disparaissent à nos yeux qui ne voient plus qu’elle ; les applaudissements de tout ce public nous sont indifférents, car ce sont ses applaudissements seuls que nous ambitionnons… C’est son âme que notre voix va chercher parmi toutes ces âmes… Ce n’est plus pour la réputation, pour la gloire, pour l’avenir que nous jouons : c’est pour un soupir… pour un regard… pour une larme d’elle.

LE PRINCE.

Eh bien !

KEAN.

Eh bien, monseigneur, si cette femme daigne s’apercevoir de cette puissance qu’elle exerce sur nous ; si, prenant pitié de cette distance qui nous sépare d’elle en réalité, elle nous permet de la franchir en rêve ; si le bonheur que nous en ressentons, tout vain et tout frivole qu’il est, est cependant un bonheur !… Si enfin cet amour imaginaire a ses jalousies comme un amour matériel, l’homme qui les cause ne doit-il pas prendre en pitié les malheureux qui les éprouve ?

LE PRINCE.

C’est-à-dire que je suis ton rival, n’est-ce pas ?

KEAN.

Ce mot suppose l’égalité, monseigneur, et vous savez que je suis placé trop loin de vous…

LE PRINCE.

Hypocrite !… et que puis-je faire pour la plus grande tranquillité de votre amour, monsieur Kean ?

KEAN.

Monseigneur, vous êtes jeune… vous êtes beau… vous êtes prince… il n’y a pas une femme en Angleterre qui puisse résister à toutes ces séductions ; vous avez, pour vos distractions, vos caprices ou vos amours, Londres et ses provinces… vous avez l’Écosse et l’Irlande, les trois royaumes enfin. Eh bien ! faites la cour à toutes les femmes… excepté…

LE PRINCE.

Excepté à Elena, n’est-ce pas ?

KEAN.

Vous l’avez deviné, monseigneur !

LE PRINCE.

Ah !… c’est la belle comtesse de. Kœfeld… la dame de nos secrètes pensées… Je m’en suis douté, vaurien… quand je t’ai vu venir chez elle, pour te disculper… Tu es son amant…

KEAN.

Non, monseigneur… je n’ai pour elle, je vous l’ai dit, que cet amour artistique auquel les plus grands acteurs ont dû leurs plus beaux succès… mais cet amour, j’en ai fait ma vie, voyez-vous, plus que ma vie !… ma gloire, plus que ma gloire… mon bonheur.

LE PRINCE.

Mais, si je me retire, un autre prendra ma place.

KEAN.

Eh ! que m’importe tout autre, monseigneur ? il n’y a que vous que je craigne… car, de tout autre je puis me venger… tandis que de vous, monseigneur…

LE PRINCE.

Tu es son amant…

KEAN.

Non, Votre Altesse… mais, par exemple, lorsqu’elle est au spectacle, et que de la scène où je suis enchaîné, je vous vois entrer dans sa loge… oh ! alors, vous ne pouvez comprendre tout ce qui se passe dans mon âme, je ne vois plus, je n’entends plus… tout mon sang se porte à ma tête, et il me semble que je vais perdre la raison.

LE PRINCE.

Tu es son amant.

KEAN.

Non, je vous jure… mais si vous avec la moindre amitié pour moi… et que vous ne veuillez pas m’entraîner à quelque scandale dont je me repentirais… du fond de mon cœur… n’allez plus dans sa loge, je vous en conjure… Tenez, rien qu’en parlant de cela, je m’oublie. Voilà que l’on va commencer, je ne suis pas prêt.

LE PRINCE.

Je te laisse.

KEAN.

Vous me promettez…

LE PRINCE.

Avoue que tu es son amant…

KEAN.

Mais je ne puis avouer ce qui n’est pas.

LE PRINCE.

Adieu, Kean…

KEAN.

Monseigneur…

LE PRINCE.

Je vais t’applaudir.

KEAN.

Dans votre loge ?…

LE PRINCE.

Pas de demi-confidences, monsieur Kean, ou je ne fais qu’une demi-promesse.

KEAN, s’inclinant.

Je ne puis vous dire que ce qui est… agissez comme bon vous semblera, monseigneur.

LE PRINCE, sortant.

Merci de la permission, monsieur Kean.


Scène VII.

 
KEAN, SALOMON.
SALOMON, tenant le pourpoint à la main.

Maître… maître… dépêchons-nous…

KEAN.

Me voilà !… — (Il passe le pourpoint.) Oh ! je l’avais bien deviné : mon ami !… Lui, mon ami… il n’y a d’amitié qu’entre égaux, monseigneur, et il y a autant de vanité à vous de m’avoir dans votre voiture, que de sottise à moi d’y monter… — (On frappe à la porte secrète.) On frappe à cette porte qui n’est connue que d’Elena…

GIDSA.

Ouvrez, monsieur Kean, c’est moi, c’est Gidsa…

KEAN, ouvrant.

Gidsa, que voulez-vous ? qu’est-il arrivé ?


Scène VIII.

 
Les mêmes ; GIDSA, puis DARIUS, puis LE RÉGISSEUR, PISTOL, le public, au dehors.
GIDSA.

Ma maîtresse a oublié son éventail, et je viens le chercher…

KEAN.

Son éventail ? L’as-tu vu, Salomon ?

SALOMON.

Non, maître…

KEAN.

Voyez, Gidsa… cherchez…

GIDSA.

Oh ! mon Dieu, comment cela se fait-il ? C’est que ma maîtresse y tenait beaucoup, c’est un cadeau du prince de Galles.

KEAN.

Ah ! c’est un cadeau du prince de Galles… Voyez dans sa voiture, elle l’a peut-être oublié…

GIDSA.

Vous avez raison…

KEAN, lui donnant une bourse.

Tenez, mon enfant, si votre maîtresse a perdu son éventail… vous aurez au moins trouvé quelque chose, vous.

GIDSA.

Merci, monsieur Kean.

(Elle sort.)
KEAN.

Un éventail donné par le prince de Galles !… je conçois que l’on tienne à un présent royal. — (Appelant.) Darius !… eh bien ! est-ce qu’il ne viendra pas, cet imbécile de coiffeur ?… Darius !

SALOMON.

Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l’appeler à votre place… — (Appelant.) Darius !…

DARIUS, entrant, une perruque à la main.

Voilà ! voilà !

KEAN, s’asseyant.

Qu’est-ce que tu faisais donc, drôle ?

DARIUS, retapant la perruque.

Je vous demande pardon, mais c’est que…

KEAN.

Tu bavardais, n’est-ce pas ?… Viens ici… et coiffe-moi.

LE RÉGISSEUR, ouvrant la porte.

Peut-on sonner au foyer du public, monsieur Kean ?

KEAN.

Oui, je suis prêt.

LE RÉGISSEUR, se retirant.

Merci !

KEAN.

Pendant qu’on me coiffe, Salomon, cherche donc cet éventail…

DARIUS.

Quel éventail ?

KEAN.

Un éventail qui a été perdu ici.

DARIUS.

Ah ! je vous dis cela, parce que j’ai vu le monsieur qui est venu vous voir avec le prince de Galles qui en tenait un qui était un peu drôle, des éventails.

KEAN.

Un éventail garni de diamants ?

DARIUS.

Oui, et qui reluisait joliment encore, puisqu’en le voyant, je me suis dit : Si j’avais trouvé un éventail comme celui-là, je ne ferais plus de perruques ; et pourtant je les fais crânement, les perruques…

KEAN, se levant.

Tu as vu cet éventail entre les mains du comte de Kœfeld ?

DARIUS.

Je ne sais pas si c’était le comte de Kœfeld, mais ce que je sais, c’est qu’il ne paraissait pas content du tout, et qu’il a remis l’éventail dans sa poche avec un air un peu vexé.

KEAN.

Oh ! mais que va-t-il penser ? il se doutera qu’Elena est venue ici.

LE RÉGISSEUR, à la porte.

On va lever le rideau, monsieur Kean.

KEAN.

Je ne suis pas prêt.

LE RÉGISSEUR.

Mais, vous avez dit qu’on pouvait sonner.

KEAN.

Allez au diable !

LE RÉGISSEUR, se sauve en criant.
Ne levez pas le rideau ! ne levez pas le rideau !
KEAN.

Que faire ? comment la prévenir ?… je ne puis y aller… je ne puis lui envoyer… Oh ! c’est à perdre la tête.

DARIUS.

Eh bien ! monsieur Kean, votre perruque ?

KEAN.

Laissez-moi tranquille…

(Bruit au dehors.)
SALOMON.

Maître, entendez-vous ?

LE PUBLIC, criant et trépignant.

La toile ! la toile ! le rideau !

SALOMON.

Le public s’impatiente.

KEAN.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… Oh ! métier maudit… où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur… où, le cœur brisé, il faut jouer Falstaff ; où, le cœur joyeux, il faut jouer Hamlet ! toujours un masque, jamais un visage… Oui, oui, le public s’impatiente… car il m’attend pour s’amuser, et il ne sait pas qu’à cette heure mes larmes m’étouffent. Oh ! quel supplice ! et puis, si j’entre en scène avec toutes les tortures de l’enfer dans le cœur ; si je ne souris pas là où il me faudra sourire, si ma pensée débordante change un mot de place… le public sifflera, le public qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui ne devine rien de ce qui se passe derrière la toile… qui nous prend pour des automates… n’ayant d’autres passions que celles de nos rôles… Je ne jouerai pas.

(Pistol paraît à la porte.)
SALOMON.

Maître, maître, qu’est-ce que vous dites ?

KEAN.

Je ne jouerai pas, voilà ce que je dis.

LE RÉGISSEUR, revenant sur ce dernier mot.

Monsieur, on vous y forcera.

KEAN.

Et qui cela, s’il vous plaît ?

LE RÉGISSEUR.

Le constable.

KEAN.

Qu’il vienne.

SALOMON.

Maître, maître, au nom du ciel ! ils vous mettront en prison.

KEAN.

En prison ? eh bien ! tant mieux. Je ne jouerai pas.

SALOMON.

Rien ne peut vous faire changer de résolution ?

KEAN.

Rien au monde. Je ne jouerai pas.

LE RÉGISSEUR.

Mais la recette est faite.

KEAN.

Qu’on rende l’argent.

LE RÉGISSEUR.

Monsieur, vous manquez à vos devoirs.

KEAN.

Je ne jouerai pas, je ne jouerai pas, je ne jouerai pas !

(Il prend une chaise et la brise.)
LE RÉGISSEUR.

Faites comme vous voudrez, je ne suis pas le bénéficiaire.

(Il sort. Kean tombe sur un fauteuil. Bruit prolongé.)
PISTOL, d’un côté du fauteuil.

Eh bien ! monsieur Kean, et le père Bob ?

SALOMON, de l’autre côté.

Ces braves gens ne peuvent pas payer les frais de la soirée.

PISTOL.

Ce n’est pas la faute de la pauvre famille, si l’on vous a fait du chagrin.

SALOMON.

Allons, maître, de la pitié pour les malheureux.

PISTOL.

Vous nous aviez donné votre parole.

SALOMON.

Et ce serait la première fois que vous y manqueriez…

KEAN, dans le plus grand abattement.

Assez. James, prenez, ceci. — (Lui donnant sa robe de chambre.) Où est M. Darius ?

SALOMON.

Il s’est sauvé.

DARIUS, sortant du cabinet aux habits.

Me voilà !

KEAN.

Où est le régisseur ?

SALOMON, à Pistol.

Va le chercher.

(Rencontre de Darius et de Pistol.)
KEAN.

Mon manteau ! (On le lui donne.) Qu’est-ce que c’est que ça ? c’est mon ceinturon que je vous demande.

PISTOL, revenant.

Voilà, monsieur Kean, voilà.

LE RÉGISSEUR, entrant.

Vous m’avez fait appeler ?

KEAN.

Oui, monsieur. Mon épée ?

SALOMON.
Votre épée !
KEAN.

Eh oui ! sans doute mon épée, cela t’étonne… Avec quoi veux-tu que je tue Tybalt ? — (Au régisseur.) Monsieur, je joue.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! monsieur Kean, que de remerciements !

KEAN.

C’est bien… seulement, faites une annonce… dites que je suis indisposé, que je suis malade… Enfin, dites ce que vous voudrez. J’étrangle.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! merci, monsieur Kean, merci.

(Il sort.)
SALOMON.

Il était temps. Il paraît que le public commence à casser les banquettes.

KEAN.

Et il a raison, monsieur : je voudrais bien vous voir dans la salle, si vous aviez pris votre billet à la porte, et qu’on vous fît attendre… Qu’est-ce que vous diriez ?…

SALOMON.

Dam ! maître.

KEAN.

Qu’est-ce que tu dirais ? tu dirais qu’un acteur se doit au public avant tout.

SALOMON.

Oh !

KEAN.

Et tu aurais raison. Allons, cheval de charrue, maintenant que te voilà harnaché, va-t’en labourer ton Shakspeare.

LE RÉGISSEUR.

Me voilà prêt, monsieur Kean. Puis-je faire l’annonce ?

KEAN.

Oui, monsieur. Y a-t-il beaucoup de monde ?

LE RÉGISSEUR.

Salle comble… on se bat encore à la porte.

KEAN.

Allez.

(La toile tombe ; au moment où elle a touché le plancher, le régisseur passe devant elle, et vient jusqu’au milieu de l’avant-scène.)
LE RÉGISSEUR, au public.

Milords et Messieurs, M. Kean s’étant trouvé subitement indisposé, et craignant de ne pas se montrer digne de l’honorable empressement que vous lui témoignez, me charge de réclamer toute votre indulgence.

LE PUBLIC.

Bravo ! bravo ! bravo !

(Le régisseur salue de nouveau et se retire ; l’orchestre joue l’air
--God save the King ; puis la toile se relève sur la scène des adieux
--de Roméo et Juliette.)



Scène IX.

 
ROMÉO, à la porte d’un donjon gothique qui donne sur une terrasse,
--JULIETTE, sur le dernier escalier du donjon. La comtesse de KOEFELD,
--LE PRINCE DE GALLES, LE COMTE, dans une loge de l’avant-scène ;-
lord MEWILL, dans une loge de côté, la nourrice, SALOMON.------
JULIETTE.

Ne tourne pas les yeux vers l’horizon vermeil,
Tu peux rester encor, ce n’est point le soleil ;
C’était le rossignol et non pas l’alouette
Dont le chant a frappé ton oreille inquiète ;
Caché dans les rameaux d’un grenadier en fleurs,
Toute la nuit là-bas il chante ses douleurs…
Tu peux rester encor, crois-en ta Juliette.

ROMÉO.

Oh ! c’est bien le soleil, et c’est bien l’alouette !
Vois ce trait lumineux de mon bonheur jaloux,
Qui perce à l’horizon et s’étend jusqu’à nous ;
Vois le matin riant un pied sur la montagne,
Prêt à prendre son vol à travers la campagne ;
Vois au ciel moins obscur les étoiles pâlir,
Il faut partir et vivre, ou rester et mourir…

JULIETTE.

Non, ce n’est point le jour ; c’est quelque météore
Qui pour guider tes pas a devancé l’aurore…
Tu te trompes, ami, reste.

ROMÉO.

Tu te trompes, ami, reste. Je resterai,
Et puisque tu le veux, comme toi je dirai :
Non, ce n’est point le feu de l’aube orientale,
C’est la sœur d’Apollon, c’est la reine au front pâle ;
Ce n’est point l’alouette au ramage joyeux
Dont le chant matinal s’élance dans les cieux.
Ah ! crois-moi, j’ai bien plus de penchant, je te jure,
À rester qu’à partir, et si, vengeant l’injure
Que ma présence fait à ta noble maison,
La mort me vient en face ou bien par trahison,
La mort dont on craint tant la douleur inconnue,
Me frappant à tes pieds, sera la bien venue…
Oh ! non, tu l’as bien dit, non, ce n’est pas le jour ;
Restons… Je t’aime, et toi, m’aimes-tu, mon amour ?

JULIETTE.

C’est le jour, c’est le jour, oh ! j’étais insensée,
Fuis, Roméo ; de peur je suis toute glacée,
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis,
Et je n’ai plus qu’un mot à la bouche… fuis, fuis…

LA NOURRICE.

Madame…

JULIETTE, entrant.

Madame… Que veux-tu ?

LA NOURRICE.

Madame… Que veux-tu ? Votre père !

JULIETTE.

Madame… Que veux-tu ? Votre père ! Mon père !
Entends-tu ?

LA NOURRICE.
Entends-tu ? Va venir !
ROMÉO.

Entends-tu ? Va venir !Oh ! contre sa colère,
Ange, je te remets à la garde de Dieu.

JULIETTE.

Adieu, mon Roméo…

(En ce moment Kean, qui avait déjà enjambé la balustrade, s’aperçoit
xxque le prince de Galles est à l’avant-scène dans la loge d’Elena,
xxet, au lieu de faire sa sortie, il remonte le théâtre
xxet regarde fixement la loge, les bras croisés.)
JULIETTE, le suivant.

Eh bien ! que fait-il donc ? — (À voix basse.) Kean, Kean, vous manquez votre sortie.

SALOMON, paraissant au bord de la coulisse, la brochure à la main.

Maître !… Maître !…

JULIETTE, reprenant.

Adieu, mon Roméo.

SALOMON, soufflant.

Ma Juliette, adieu !

KEAN, riant.

Ah ! ah ! ah !

SALOMON, soufflant.

Roméo !

JULIETTE.

Roméo !

KEAN.

Qui est-ce qui m’appelle Roméo ? qui est-ce qui croit que je joue ici le rôle de Roméo ?

JULIETTE.

Kean, devenez-vous fou ?

KEAN.

Je ne suis pas Roméo… je suis Falstaff… le compagnon de débauches du prince royal d’Angleterre… À moi ! mes braves camarades… à moi, Pons… à moi ! Peto… à moi ! Bardolph… à moi ! Quickly l’hôtelière… et versez, versez à pleins bords, que je boive à la santé du prince de Galles, le plus débauché, le plus indiscret, le plus vaniteux de nous tous ! À la santé du prince de Galles, à qui tout est bon, depuis la fille de taverne qui sert les matelots du port, jusqu’à la fille d’honneur qui jette le manteau royal aux épaules de sa mère ! au prince de Galles, qui ne peut regarder une femme, vertueuse ou non, sans la perdre avec son regard ! au prince de Galles dont j’ai cru être l’ami, et dont je ne suis que le jouet et le bouffon… Ah ! prince royal, bien t’en prend d’être inviolable et sacré, je te le jure… car sans cela tu aurais affaire à Falstaff.

LORD MEWILL, d’une loge.

À bas Kean ! à bas l’acteur !

KEAN.

Falstaff… et je ne suis pas plus Falstaff que je n’étais Roméo, je suis Polichinelle, le Falstaff des carrefours… Un bâton à Polichinelle, un bâton pour lord Mewill, un bâton pour le misérable enleveur de jeunes filles, qui porte une épée au côté, et qui refuse de se battre avec ceux dont il a volé le nom, et cela, sous prétexte qu’il est noble, qu’il est lord, qu’il est pair… Ah ! oui ! un bâton pour lord Mewill… et nous rirons… Ah ! ah ! ah ! que je souffre… À moi ! mon Dieu ! à moi !

(Il tombe dans las bras de Juliette et de Salomon, qui l’entraînent
xx par la porte du donjon.)



Scène X.

LE RÉGISSEUR, DARIUS, MERCUTIO, CAPULET, un comparse, SALOMON.
LE RÉGISSEUR, paraissant au fond.

Le médecin du théâtre ! le médecin du théâtre ! où est-il ?

DARIUS, courant ramasser la perruque que Kean a jetée à terre.

Il est près de M. Kean,

LE RÉGISSEUR.

Où ?

DARIUS, montrant le donjon.

Là.

MERCUTIO, sortant en costume.

Qu’est-il arrivé ?

CAPULET, en costume.

Je ne sais pas ; ça lui a pris en scène.

LE CHEF DES COMPARTSES, conduisant les hommes.

Allez !

(Les comparses entrant.)
MERCUTIO.

Ce n’est pas votre entrée… — (Voix diverses.) Si… non… si. (Confusion complète.)

CAPULET, voyant paraître Salomon.

Silence !

SALOMON, s’approchant, un mouchoir à la main.

Milords et Messieurs, la représentation ne peut continuer… le soleil de l’Angleterre s’est éclipsé, le célèbre, l’illustre, le sublime Kean vient d’être atteint d’un accès de folie.

(On entend un cri douloureux dans la loge de la comtesse de Kœfeld.
La toile tombe.)