Kenilworth/11

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 134-146).


CHAPITRE XI.

SUITE DU RÉCIT.


Je dis que mon maître est si adroit (mais vous n’apprendrez pas de moi tout ce qu’il a fait de tours, et la part que j’ai prise à ses travaux) que tout le sol sur lequel nous cheminons pour arriver à la ville de Cantorbéry, il peut le retourner sens dessus dessous, et le paver d’or et d’argent.
Le prologue du Yeoman du Chanoine, conte de Cantorbéry, par Chaucer.


L’artiste reprit son récit ainsi qu’il suit :

« J’appris de bonne heure le métier de maréchal, et je connaissais mon art aussi bien qu’aucun compagnon au tablier de cuir et au visage noirci. Mais je me lassai de faire résonner le marteau sur l’enclume, et me lançai dans le monde, où je fis la connaissance d’un célèbre jongleur qui, s’étant aperçu que ses doigts étaient devenus trop roides pour les tours de passe-passe, désirait avoir un aide ou apprenti. Je le servis pendant six ans, et je devins passé maître dans cette nouvelle profession. Je m’en rapporte à Votre Honneur, dont le jugement ne peut être révoqué en doute : ne faisais-je pas les tours de gibecière avec quelque adresse ?

— Parfaitement, répondit Tressilian ; mais soyez bref.

— Peu de temps après que j’eus donné mes représentations chez sir Hugh Hobsart, en votre présence, j’embrassai la carrière du théâtre, et j’avais figuré bravement avec les plus fameux acteurs, au Taureau-Noir, au Globe, à la Fortune et dans les autres théâtres ; mais je ne sais comment… les pommes furent si abondantes cette année, que les spectateurs des galeries à deux pences n’en mangeaient jamais qu’une bouchée et jetaient le reste à l’acteur qui se trouvait en scène. Cela me dégoûta du métier ; je renonçai à ma demi-part dans la société ; je léguai à mes camarades mon clinquant, mes brodequins et ma garde-robe et je montrai les talons au théâtre.

— Fort bien ; mais que devîntes-vous ensuite ?

— Je devins moitié associé, moitié domestique d’un homme riche de science, mais pauvre d’argent, qui faisait le métier de médecin.

— En d’autres termes, dit Tressilian, tu étais le paillasse d’un charlatan.

— Quelque chose de plus, s’il vous plaît, mon bon monsieur Tressilian ; car, pour dire la vérité, notre pratique était d’une nature fort hasardeuse, et les remèdes que j’avais appris à connaître dans mes premières études pour les appliquer aux chevaux, servaient souvent aux hommes qui tombaient entre nos mains. Mais les germes de toutes les maladies sont les mêmes, et si la térébenthine, le goudron, la poix et le suif, mêlés avec du curcuma, de la gomme et une gousse d’ail, peuvent guérir un cheval qui a été blessé par un clou, je ne vois pas pourquoi la même chose n’opérerait pas de la même manière sur un homme qui a été blessé d’un coup d’épée. Cependant la science de mon maître s’étendait plus loin que la mienne et embrassait des matières plus délicates. Ce n’était pas seulement un hardi praticien en médecine, mais encore, le cas échéant, un adepte qui lisait dans les astres et prédisait aux gens ce qui devait leur arriver, par le moyen de la généthliologie, ou de toute autre manière. Profond chimiste, il savait distiller les simples, avait fait plusieurs essais pour fixer le mercure, et se croyait bien près de trouver la pierre philosophale. J’ai encore un programme de lui sur ce sujet, et si vous le comprenez, monsieur, c’est que vous en savez plus long non seulement que tous ceux qui l’ont lu mais même que celui qui l’a écrit. »

Il remit alors à Tressilian un rouleau de parchemin où étaient tracés en haut, en bas, et sur les marges, les signes des sept planètes soigneusement entremêlés de caractères talismaniques arabes, grecs et hébreux. Au milieu étaient quelques vers latins, d’un auteur cabalistique, écrits si nettement que l’obscurité du lieu n’empêcha nullement Tressilian de les lire. Voici quelle était la teneur de cette composition originale :

« Si fixum solvas, faciasque volare solutum,
Et volucrem figas, facient tevicere tutum ;
Si pariat ventum, ralet auri pondere centum.
Ventus ubi vult spirat… Capiat qui capere potest

[1].

« Tout ce que je puis comprendre à ce jargon, ce sont les derniers mots, qui semblent vouloir dire : Devine qui pourra.

— C’est précisément le principe que mon digne ami Doboobie a toujours mis en pratique, reprit le forgeron, jusqu’à ce que, dupé par sa propre imagination et infatué de son savoir en chimie, il se mit à dépenser, en s’abusant lui-même, l’argent qu’il avait gagné en abusant les autres. Je n’ai jamais pu savoir s’il découvrit par hasard ou fit construire exprès ce laboratoire secret où il se renfermait d’ordinaire loin de ses pratiques et de ses disciples, qui croyaient sans doute que ses longues et mystérieuses absences de sa résidence ordinaire à Faringdon étaient occasionnées par ses études dans les sciences mystiques ou ses relations avec le monde invisible. Il essaya aussi de me tromper ; mais quoique je n’en fisse pas semblant, il vit que je connaissais trop ses secrets pour être plus long-temps un compagnon sûr pour lui. Cependant son nom devint fameux, ou plutôt infâme, et la plupart des personnes qui venaient le consulter, le faisaient dans la persuasion qu’il était sorcier. Ses progrès supposés dans les sciences occultes lui attiraient aussi les secrètes visites d’hommes trop puissants pour être nommés, et dont il serait trop dangereux de faire connaître les projets. On le maudissait, on le menaçait, et moi, aide innocent de ses études, on me donna le surnom de Messager du Diable, ce qui me valait une volée de pierres chaque fois que je me montrais dans les rues du village. Enfin mon maître disparut un beau jour en me disant qu’il allait visiter son laboratoire, le même que vous voyez, en me défendant de venir l’y troubler de deux jours. Quand ce laps de temps fut écoulé, je conçus des inquiétudes, et je vins ici, où je trouvai le feu éteint et tous ces ustensiles sens dessus dessous, avec une note de la main de Doboobie, comme il avait coutume de se nommer lui-même. Par cette note il m’annonçait que, ne devant plus nous revoir, il me léguait son appareil chimique et le parchemin que je vous ai montré tout à l’heure, en me conseillant de suivre ponctuellement les instructions secrètes qu’il contenait, et qui devaient me conduire infailliblement à la découverte du grand œuvre.

— Et suivis-tu ce sage conseil ? dit Tressilian.

— Non, monsieur ; car étant prudent et soupçonneux de ma nature, et connaissant d’ailleurs le personnage à qui j’avais affaire, je fis tant de perquisitions avant d’allumer le feu, que je finis par découvrir un petit baril de poudre qu’il avait caché sous ce fourneau, dans l’espoir, sans doute, qu’aussitôt que je commencerais le grand œuvre de la transmutation des métaux, l’explosion transmuterait le souterrain et tout ce qu’il renfermait en un monceau de ruines qui me servirait de tombeau. Cette découverte me dégoûta de l’alchimie, et je serais bien volontiers retourné à l’honnête marteau et à l’enclume ; mais qui eût voulu faire ferrer son cheval par le messager du diable ? Cependant j’avais gagné l’amitié de l’honnête Flibbertigibbet que voici, tandis qu’il était à Faringdon avec son maître le savant Erasmus, en lui enseignant quelques petits secrets, de ceux qui plaisent aux enfants de son âge. Or, après avoir long-temps délibéré ensemble, nous convînmes que, puisque je ne pouvais me procurer des pratiques par les voies ordinaires, j’essaierais d’en recruter parmi les paysans grossiers et ignorants en spéculant sur leurs sottes frayeurs, et, grâce à Flibbertigibbet qui a étendu ma réputation, je n’ai pas manqué d’ouvrage. Mais c’est l’acheter au prix de trop de risques, et je crains d’être à la fin arrêté comme sorcier : aussi quitterai-je ce souterrain aussitôt que je pourrai trouver quelque homme respectable qui me protège contre la fureur de la populace, dans le cas où l’on viendrait à me reconnaître.

— Et connais-tu parfaitement les routes de ce pays ? demanda Tressilian.

— Il n’est pas un de leurs arbres que je ne reconnusse par la nuit la plus noire, » répondit Wayland Smith ; car c’était le nom que s’était donné cet adepte.

« Tu n’as sans doute pas de cheval.

— Pardonnez-moi. J’en ai un aussi bon que jamais franc tenancier en monta, et j’oubliais de vous dire que c’était la meilleure portion de l’héritage du savant docteur, excepté pourtant deux ou trois recettes médicales que je me suis appropriées à son insu et bien contre sa volonté.

— Alors va te laver et te raser, dit Tressilian ; habille-toi du mieux que tu pourras, en ayant soin de mettre de côté tout ce grotesque accoutrement : si tu es discret et fidèle, tu me suivras pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’on ait oublié tes extravagances. Tu as, je crois, de l’adresse et du courage ; il se peut que dans ma position je me trouve avoir besoin de l’un et de l’autre. »

Wayland Smith accepta cette proposition avec empressement, et protesta de son dévouement à son nouveau maître. En peu de minutes il y eut une telle métamorphose dans son air extérieur, tant par le changement de ses vêtements que par l’arrangement de sa barbe et de sa chevelure, que Tressilian ne put s’empêcher d’observer qu’il n’avait guère besoin de protecteur, vu qu’aucune de ses anciennes connaissances ne pourrait le reconnaître maintenant.

« Mes débiteurs ne voudraient pas me payer, » dit Wayland en hochant la tête, « mais mes créanciers de toute espèce ne seraient pas aussi faciles à aveugler ; et, en vérité, je ne me croirais pas en sûreté si je n’étais sous la protection d’un homme de votre naissance et de votre rang.

En disant ces mots il sortit de la caverne avec Tressilian. Il appela ensuite à haute voix le petit lutin qui, après avoir tardé un instant à monter, parut avec des harnais. Wayland ferma alors et couvrit avec soin la trappe, en observant qu’elle pourrait un jour lui être encore utile, et que d’ailleurs les ustensiles avaient quelque valeur. Un coup de sifflet fit venir de lui-même près de lui un cheval qui paissait tranquillement dans le voisinage, et qui était accoutumé à répondre à ce signal. Tandis qu’il le sellait, Tressilian sanglait le sien, et au bout de quelques minutes ils furent tous les deux prêts.

Dans ce moment Sludge s’approcha pour leur dire adieu.

« Vous allez donc me quitter, mon ancien camarade de tours, dit l’enfant, et nous n’aurons plus le plaisir de rire de la frayeur de ces poltrons de paysans que j’amenais ici pour faire ferrer leurs chevaux par le diable et ses suppôts !

— C’est comme cela, dit Wayland, il faut que les meilleurs amis se quittent, Flibbertigibbet ; mais, mon garçon, sois-en sûr, tu es la seule chose que je regrette de laisser derrière moi dans la vallée de White-Horse.

— Pourtant je ne vous dis pas adieu, dit Richard Sludge, car vous assisterez sans doute à ces belles fêtes, et j’y viendrai aussi ; oui, si Domine Holyday ne m’y mène pas, par la lumière du ciel que je n’ai jamais vue éclairer ce souterrain, je m’y rendrai tout seul.

— À la bonne heure, dit Wayland ; mais, je t’en prie, ne fais pas de folie.

— Bon ! vous voudriez me traiter comme un enfant ordinaire, et me faire sentir le danger de marcher sans lisières. Mais avant que vous soyez à un mille de ces pierres, vous apprendrez, à n’en plus douter, qu’il y a en moi du lutin encore plus que vous ne croyez ; et j’arrangerai les choses de façon que si vous savez en profiter, vous pourrez tirer parti de mon espiéglerie.

— Et que penses-tu faire, mon garçon ? » dit Tressilian. Mais Flibbertigibbet se contenta de répondre par une grimace et une cabriole ; puis leur disant adieu et les exhortant à s’éloigner le plus promptement possible, il leur en donna l’exemple, en courant vers le hameau avec la même rapidité qui lui avait fait braver peu auparavant les poursuites de Tressilian.

« Il serait inutile de le poursuivre, dit Wayland Smith, à moins que Votre Honneur n’ait le talent d’attraper les alouettes à la course : d’ailleurs à quoi cela servirait-il ? Le mieux est de nous éloigner promptement, comme il nous le conseille. »

Ils montèrent donc sur leurs chevaux et commencèrent à avancer d’un bon pas, aussitôt que Tressilian eut expliqué à son guide la route qu’il désirait suivre.

Ils avaient fait près d’un mille, quand Tressilian, surpris de l’extrême vivacité de son cheval, ne put s’empêcher de faire remarquer à son compagnon qu’il avait plus d’ardeur que lorsqu’il l’avait monté le matin.

« Vous vous en êtes aperçu ? dit Wayland en souriant ; c’est l’effet d’un secret à moi connu. J’ai mêlé avec une poignée d’avoine quelque chose qui dispensera Votre Honneur de se servir de l’éperon au moins pendant six heures. Vous le voyez, je n’ai pas étudié la médecine et la pharmacie pour rien.

— J’espère que vos drogues ne feront pas de mal à mon cheval ?

— Pas plus que le lait de la jument qui l’a nourri, » répondit l’artiste. Il commençait à s’étendre sur l’excellence de sa recette, quand il fut interrompu par une explosion aussi bruyante, aussi épouvantable que celle qui fait sauter les remparts d’une ville assiégée. Les chevaux firent un écart et les cavaliers ne furent pas moins surpris, ils se retournèrent, et comme ils regardaient dans la direction de ce coup de tonnerre, ils aperçurent, au dessus même de l’endroit qu’ils venaient de quitter, une épaisse colonne de fumée qui s’élevait au milieu de l’azur de l’atmosphère. « Adieu mon atelier ! » dit Wayland, qui devina sur-le-champ la cause de l’explosion. « Quelle folie de ma part de parler des intentions charitables du docteur, à l’égard de ma retraite, devant ce démon de Flibbertigibbet ! J’aurais du me douter qu’il ne tarderait pas à se passer cette fantaisie. Mais pressons nos chevaux, car la détonnation va faire accourir tout le peuple de ce côté. »

En disant cela, il donna de l’éperon à sa monture, et Tressilian ayant aussi poussé la sienne, ils avancèrent en toute hâte.

« Voilà donc le tour que nous promettait ce petit lutin ! dit Tressilian ; pour peu que nous nous fussions arrêtés près de la caverne, nous étions victimes de cette gentillesse.

— Il nous aurait prévenus, dit Wayland ; je l’ai vu se retourner plusieurs fois, pour voir si nous nous éloignions : c’est un diable pour la malice, et pourtant ce n’est pas un méchant diable. Il serait trop long de vous raconter comment j’ai fait sa connaissance, et combien de tours il m’a joués. Il m’a aussi rendu bien des services, surtout en m’amenant des pratiques ; car c’était pour lui un grand plaisir de les voir trembler de peur, derrière le buisson, lorsqu’ils entendaient le bruit du marteau. Je crois que dame Nature en mettant une double dose de cervelle dans cette tête grotesquement construite, lui a donné la faculté de s’égayer des malheurs des autres, comme elle a ménagé à ceux-ci le plaisir de rire de sa laideur.

— Cela peut bien être, dit Tressilian ; ceux qui se trouvent en dehors de la société par la bizarrerie de leur extérieur, s’ils ne haïssent pas le reste de l’humanité, sont du moins disposés à se divertir des malheurs et des afflictions d’autrui.

— Mais Flibbertigibbet, reprit Wayland, a des qualités qui rachètent son penchant à la malice ; car il est aussi fidèle dans ses attachements qu’il est mauvais pour les étrangers ; j’ai, comme je vous l’ai dit, de bonnes raisons pour parler ainsi. »

Tressilian ne poussa pas plus loin la conversation, et ils continuèrent leur route vers le Devonshire, sans autre accident jusqu’au moment où ils descendirent dans une hôtellerie de Marlborough, ville célèbre depuis pour avoir donné son nom au plus grand capitaine, excepté un[2], que l’Angleterre ait jamais produit. Là nos deux voyageurs purent se convaincre par eux-mêmes de la vérité de deux proverbes, savoir : « que les mauvaises nouvelles ont des ailes, » et « que ceux qui écoutent aux portes entendent rarement dire du bien d’eux. »

La cour de l’auberge où ils s’arrêtèrent était dans une sorte de combustion, si bien qu’ils eurent de la peine à trouver un homme ou un enfant pour prendre soin de leurs chevaux, tant les gens de la maison étaient occupés de nouvelles qui passaient de bouche en bouche ! Ils furent quelque temps sans pouvoir découvrir de quoi il s’agissait ; à la fin ils reconnurent que les choses les touchaient de près.

« Ce que c’est ? monsieur, ce que c’est ? » répondit enfin le garçon d’écurie aux questions répétées de Tressilian ; « vraiment je le sais à peine moi-même. Pourtant il vient de passer tout à l’heure un voyageur qui prétend que le diable a emporté ce matin avec lui, dans un tourbillon de flamme et de fumée, celui qu’on appelait Wayland Smith, et qui demeurait à environ trois milles de White-Horse dans le Berkshire : il paraît aussi que son repaire, qui était près du grand rond de pierre, a été déraciné de telle façon qu’il n’en reste pas plus de trace que s’il n’eût jamais existé.

— Ma foi tant pis, » dit un vieux fermier, « car ce Wayland Smith, qu’il fût ou non le compère du diable, connaissait bien les maladies des chevaux, et il est à craindre que le farcin ne se répande dans tous les coins du pays, si Satan ne lui a pas donné le temps de laisser son secret à quelqu’un.

— Vous avez raison, » dit à son tour le garçon d’écurie ; « j’ai conduit moi-même un cheval à Wayland Smith, et je puis vous assurer qu’il damait le pon à tous les maréchaux du pays.

— L’avez-vous vu ? » dit dame Alison Crane, ou Grue, maîtresse de l’auberge qui avait pour enseigne l’oiseau dont elle portait le nom, espèce de virago qui daignait honorer du titre d’époux le propriétaire de la maison, personnage insignifiant, dont la démarche incertaine, le long cou, la nullité craintive devant madame, étaient parfaitement d’accord avec son nom.

En cette occasion le pauvre diable se hasarda à répéter la question de sa femme… « As-tu vu le diable, Jack Hostler[3] ?

— Et quand je l’aurais vu, monsieur Crane, qu’auriez-vous à dire ? » répondit Jack. Car, ainsi que tout le reste de la maison, encouragé par l’exemple de la maîtresse, Jack montrait fort peu de respect à son maître.

« Oh ! rien, » répondit le pacifique M. Crane ; « seulement si vous avez vu le diable, je serais bien aise de savoir comment il est fait.

— Vous le saurez un jour, monsieur Crane, » répondit sa moitié, « si vous ne changez de conduite, et si vous négligez ainsi vos affaires pour vous amuser à bavarder… Mais, sérieusement, Jack, je serais charmée de savoir à quoi ressemblait cet égrillard de démon.

— C’est en conscience ce que je ne puis vous dire, » répondit d’un ton plus respectueux le garçon d’écurie ; « car je ne l’ai jamais vu.

— Et comment as-tu fait ton affaire, dit Gaffer Grimesby, si tu ne l’as pas vu ?

— J’ai pris un maître d’école pour écrire la maladie du cheval, et je suis parti ayant pour guide le plus mauvais sujet d’enfant qu’il y ait jamais eu.

— Et que t’a-t-il donné ?… A-t-il guéri ton cheval ? » Telles furent les questions qui partirent à la fois de toutes les parties de l’assemblée.

« Comment pourrais-je vous le dire ? répondit le garçon d’écurie ; seulement cela avait une odeur et un goût (car j’ai été assez hardi pour en mettre gros comme un pois dans ma bouche), cela, dis-je, avait une odeur et un goût comme de la corne de cerf et de la Sabine mêlées avec du vinaigre ; mais jamais ces deux drogues n’ont guéri aussi promptement un cheval. Ah ! j’ai bien peur que, si Wayland est parti, nos chevaux et notre bétail ne se tirent plus aussi facilement d’affaire. »

L’orgueil du talent, qui certainement n’a pas moins d’influence sur l’homme que tout autre orgueil, agit en cette occasion si puissamment sur Wayland que, malgré le danger qu’il y avait pour lui à se faire reconnaître, il ne put s’empêcher de lancer à Tressilian un coup d’œil d’intelligence accompagné d’un sourire mystérieux où éclatait sa joie de voir sa science vétérinaire reconnue d’une manière aussi évidente. Cependant la conversation continuait.

« Quoi qu’il en soit, » dit un grave personnage vêtu de noir, qui était avec Gaffer Grimesby, « il vaut mieux que nous périssions du mal que Dieu nous envoie que d’avoir le diable pour médecin.

— C’est fort juste, dit dame Crane, et je m’étonne que Jack expose son âme pour la guérison d’un cheval.

— Vous avez raison, madame ; mais le cheval était à mon maître, et, s’il avait été à vous, je crois que vous ne m’eussiez guère ménagé si j’avais fait mine d’avoir peur du diable lorsque le pauvre animal était dans un pareil état. Au reste, c’est l’affaire du clergé, chacun a sa besogne, dit le proverbe : le ministre a son livre de prières, et le palefrenier a son étrille.

— Il faut en convenir, dit dame Crane, Jack parle en bon chrétien et en fidèle serviteur qui n’épargne ni corps ni âme pour le service de son maître. Au surplus, le diable a emporté notre homme fort à propos ; car un constable du canton est venu ici ce matin chercher le vieux Gaffer Pinniewinks, le grand juge des sorcières, afin d’aller avec lui dans la vallée de White-Horse, pour arrêter ce Wayland et le mettre à la question. J’ai aidé moi-même Pinniewinks à aiguiser ses pinces et son poinçon, et j’ai vu le mandat d’arrêt du juge Blindas.

— Bah ! bah ! le diable se moque bien de blindas et de son mandat, du constable et du chercheur de sorcières, » dit la vieille Cranck, blanchisseuse papiste. « La chair de Wayland ne sentira pas plus le poinçon de Pinniewinks qu’une fraise de batiste ne sent la pointe d’un fer à repasser. Mais dites-moi, mes braves gens, si ce diable a eu jamais assez de pouvoir pour enlever vos maréchaux et vos savants, lorsque les bons abbés d’Abingdon possédaient leurs biens ? Par Notre-Dame ! non ! Ils avaient leurs cierges, leur eau bénite et leurs reliques, enfin tout ce qu’il faut pour chasser les plus mauvais démons. Dites à vos pasteurs hérétiques d’en faire autant… Mais les nôtres étaient des hommes à ressources.

— C’est très vrai, dame Cranck, dit le palefrenier. Ainsi parlait Simpkins de Simonburn quand le curé cajolait sa femme. « Ce sont des hommes à ressources, » disait-il.

— Tais-toi, mauvaise langue ; il sied bien à un palefrenier, à un hérétique de ton espèce, de parler ainsi des prêtres catholiques.

— En vérité, non, répondit l’homme du râtelier ; et comme vous-même ne valez guère maintenant qu’ils s’occupent de vous, qu’ils s’en soient ou non occupés dans vos beaux jours, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de les laisser là. »

À cette dernière riposte, dame Cranck pensa étouffer de colère, et commença une horrible imprécation contre Jack. Tressilian et son compagnon de voyage profitèrent du tumulte pour se retirer dans la maison.

Ils ne furent pas plus tôt entrés dans une chambre particulière, où le bonhomme Crane lui-même s’était empressé de les introduire, que Wayland Smith profita, pour donner carrière à son amour-propre, du moment où le digne et complaisant hôte était sorti pour aller leur chercher du vin et quelques restaurants.

« Vous voyez, monsieur, dit-il, que je ne vous ai pas fait un conte en vous assurant que je connaissais à fond le grand art du forgeron ou du maréchal, ainsi que l’appellent les Français pour l’honorer. Ces chiens de palefreniers qui, après nous, sont les meilleurs juges en pareille matière, savent quel cas on doit faire de mes médicaments. Je vais prendre à témoin M. Tressilian, que ce n’est que la voix de la calomnie et la main de la violence qui m’ont arraché d’un endroit où je remplissais des fonctions également utiles et honorables.

— J’en suis témoin, mon ami, mais je réserve ma déposition pour un temps plus opportun ; à moins pourtant que vous ne croyiez essentiel pour votre réputation de passer par l’épreuve du feu comme votre dernière demeure ; car vous voyez que vos meilleurs amis eux-mêmes ne peuvent voir en vous qu’un sorcier.

— Que le ciel leur pardonne de confondre la science avec la magie que condamnent les lois ! Je crois qu’un homme peut être aussi habile, et même plus habile que le meilleur chirurgien qui ait jamais soigné les chevaux, sans être pour cela un sorcier.

— À Dieu ne plaise ! dit Tressilian ; mais tais-toi pour le moment, car voici l’hôte qui vient suivi d’un de ses moindres employés. »

Tout le monde dans l’auberge, sans en excepter la dame Crane elle-même, avait été tellement occupé de l’histoire de Wayland Smith et des relations de plus en plus merveilleuses qui arrivaient de tous côtés, que Crane, malgré toute l’envie qu’il avait de bien servir ses hôtes, n’avait pu obtenir d’autre assistance que celle d’un apprenti sommelier, âgé d’environ douze ans, qui s’appelait Sampson.

— Je voudrais, » dit le bonhomme à ses hôtes en mettant sur la table un flacon de vin des Canaries, et en leur promettant de leur envoyer à manger bientôt après ; « je voudrais que le diable eût emporté ma femme et tous mes domestiques, au lieu de ce Wayland qui, je le déclare, malgré tout ce qu’on peut dire, était bien moins digne de l’honneur que Satan lui a fait.

— Je suis de votre avis, mon brave, répondit Wayland Smith, et là-dessus je bois à votre santé.

— Ce n’est pas que je prétende justifier quiconque trafique avec le diable, » dit l’hôte après avoir fait raison à Wayland ; « mais c’est que… avez-vous jamais bu de meilleur vin, mes maîtres ?… mais c’est que, dis-je, il vaudrait mieux avoir affaire à une douzaine de coquins fieffés comme ce Wayland, qu’à un diable incarné qui prend possession de votre maison et de votre intérieur, de votre lit et de votre table. «

Les doléances du pauvre diable furent interrompues en ce moment par la voix aiguë de sa moitié qui l’appelait de la cuisine et qu’il courut rejoindre sur-le-champ, après avoir demandé pardon à ses hôtes. Il ne fut pas plus tôt parti que Wayland Smith exprima par les épithètes les plus flétrissantes son propre mépris pour un imbécile qui se laissait ainsi mener par sa femme ; il ajouta que, si ce n’eût été pour les chevaux, qui avaient besoin de repos et de nourriture, il eût conseillé à son digne maître, M. Tressilian, de pousser phis loin, plutôt que de payer un écot à un sot, à un benêt, à une poule mouillée comme ce Gaffer Crane.

L’arrivée d’un bon plat de jarrets de bœuf et de lard adoucit un peu la mauvaise humeur de l’artiste, qui se dissipa entièrement à la vue d’un magnifique chapon, rôti avec tant de délicatesse que la barde, suivant l’expression de Wayland, en était aussi juteuse que le lis mouillé par la rosée de mai. Gaffer Crane et son excellente moitié devinrent alors à ses yeux des personnes industrieuses, empressées et complaisantes à l’excès.

Conformément aux usages du temps, le maître et son serviteur s’assirent à la même table ; mais ce dernier observa avec regret que Tressilian faisait peu d’honneur au repas. Il se rappela la peine qu’il lui avait faite en lui parlant de la jeune fille dans la compagnie de laquelle il l’avait vu pour la première fois ; mais craignant de toucher une corde aussi délicate, il préféra attribuer son manque d’appétit à une autre cause.

« Ces mets sont peut-être trop grossiers pour votre palais, » dit-il au moment où le dernier membre du chapon disparaissait sous sa fourchette ; « mais si vous aviez demeuré aussi long-temps que moi dans le souterrain que Flibbertigibbet a transporté dans une région supérieure, et dans lequel j’osais à peine faire cuire mes aliments, de peur que la fumée ne me trahît, vous feriez plus de fête à un chapon gras.

— Si ce mets te plaît, dit Tressilian, j’en suis charmé : mais dépêche-toi, si tu peux ; car cet endroit n’est pas sûr pour toi, et mes affaires exigent que nous fassions du chemin. »

En conséquence ils ne donnèrent à leurs chevaux que le temps absolument nécessaire à leur repas, et ils poursuivirent leur voyage, à marche forcée, jusqu’à Bradford, où ils passèrent la nuit.

Le lendemain matin ils se remirent en route de bonne heure ; mais pour ne pas fatiguer le lecteur par des détails superflus, nous terminerons en disant qu’ils traversèrent, sans aventures, les comtés de Wiltshire et de Sommerset, et que le troisième jour après que Tressilian eut quitté Cumnor, ils arrivèrent à midi au château de sir Hugh Robsart, appelé Lidcote-Hall, situé sur les frontières du Devonshire.


  1. Si, après avoir dissous un corps fixe, tu le fais évaporer, et qu’ensuite tu con denses ce corps volatilisé, cela te fera vivre long-temps en bonne santé ; si le composé produit du vent, cela vaudra cent pièces d’or. L’esprit souffle où il veut… Comprenne qui pourra. a. m.
  2. Wellington. a. m.
  3. Hoster, palefrenier. Voyez une note de Rob-Roy sur les appellations de ce genre. a. m.