Kenilworth/14

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 168-174).


CHAPITRE XIV.

LA POTION.


Ce sont d’étranges nouvelles que vous m’apprenez là, mon bon ami ; il y a deux farouches taureaux qui se battent dans le pré pour une belle génisse : si l’un d’eux succombe, le vallon sera plus tranquille, et le troupeau, qui n’a guère d’intérêt à leur combat, pourra alors paître avec sécurité.
Vieille Comédie.


Say’s-Court était gardé comme un fort assiégé, et la défiance y était portée à un tel point que Tressilian et ses domestiques furent arrêtés et questionnés à plusieurs reprises par des sentinelles à pied et à cheval, lorsqu’ils approchèrent de la demeure du comte, alors malade. À la vérité, la place distinguée que Sussex occupait dans la faveur de la reine Élisabeth, et sa rivalité connue et avouée avec le comte de Leicester, faisaient qu’on attachait la plus grande importance à sa santé ; car à l’époque dont nous parlons, tout le monde doutait encore qui de lui ou du comte de Leicester parviendrait à supplanter l’autre auprès de la reine.

Élisabeth, comme la plupart des femmes, aimait à gouverner par les factions, de manière, à balancer deux intérêts opposés, et à se réserver le pouvoir de prédominer l’une ou l’autre, selon que le bien de l’État, ou peut-être son caprice féminin (car elle n’était pas au-dessus de cette faiblesse), la déterminait. User de finesse, cacher son jeu, opposer un intérêt à l’autre, tenir en bride celui qui se croyait en premier dans son estime par la crainte que devait lui inspirer un concurrent à qui elle accordait une égale confiance, sinon une égale affection : tels furent les petits artifices dont elle usa tout le temps de son règne, et par lesquels elle sut, tout en cédant souvent à la faiblesse du favoritisme, prévenir en grande partie les fâcheux effets que ce système pouvait avoir pour son royaume et son gouvernement.

Les deux nobles personnages qui se disputaient alors sa faveur y avaient des droits bien différents ; cependant on pouvait dire en général que le comte de Sussex avait rendu plus de services à la reine, tandis que Leicester était plus cher à la femme. Sussex était, selon le langage du temps, un martialiste, un homme de guerre ; il avait servi avec éclat en Irlande, en Écosse, et surtout dans la Grande rébellion du nord, en 1569, qui avait été étouffée en grande partie par ses talents militaires. Il était donc naturellement entouré et estimé de ceux qui voulaient parvenir à la fortune par la carrière des armes. Le comte de Sussex, en outre, était d’une famille plus ancienne et plus honorable que son rival : il représentait en sa personne les deux nobles maisons de Fitz-Walter et des Ratcliffe ; tandis que l’écusson de Leicester était entaché par la dégradation de son grand-père, le despotique ministre de Henri VII, tache qui n’avait pas été effacée par le supplice de son père, l’infortuné Dudley, duc de Northumberland, exécuté à Tower-Hill, le 2 août 1553. Mais par sa personne, par les agréments de sa figure et par son esprit, armes si puissantes à la cour d’une femme, Leicester avait des avantages plus que suffisants pour contre-balancer les services militaires, la haute naissance et la loyauté du comte de Sussex : aussi passait-il aux yeux de la cour et du royaume pour occuper le premier rang dans les bonnes grâces d’Élisabeth, quoique, par suite de l’invariable politique de cette princesse, rien ne marquât assez décidément cette faveur pour rassurer celui-ci contre les triomphes définitifs des prétentions de son rival. La maladie du comte de Sussex arriva si à propos pour Leicester, qu’elle fit naître dans le public d’étranges soupçons ; et, tandis que les partisans de l’un étaient en proie aux plus vives appréhensions, ceux de l’autre étaient pleins des plus brillantes espérances. Cependant comme, dans ce bon vieux temps, on ne perdait jamais de vue la possibilité de vider la querelle à la pointe de l’épée, les partisans de ces deux seigneurs se pressaient autour de leur patron, se montraient armés de toutes pièces jusque dans le voisinage de la cour, et alarmaient la reine par leurs fréquents débats, qui avaient souvent lieu aux portes même de son palais.

Cet exposé préliminaire était indispensable pour rendre ce qui suit intelligible au lecteur.

Tressilian, à son arrivée à Say’s-Court, trouva le château rempli des partisans du comte de Sussex, et de gentilshommes qui venaient garder leur patron pendant sa maladie. Tous avaient les armes à la main, et un air d’anxiété profonde régnait sur toutes les figures, comme si l’on eût appréhendé une attaque violente et prochaine de la part de la faction opposée. Tressilian ne trouva néanmoins que deux gentilshommes dans l’antichambre où il fut introduit par un des domestiques du comte, tandis qu’un autre allait informer Sussex de son arrivée. Il y avait un contraste remarquable entre le costume, l’air et les manières de ces deux personnages. Le costume du plus âgé, qui paraissait un homme de qualité et dans la force de l’âge, était simple et militaire : sa taille était petite ; ses traits, de ceux qui annoncent un jugement sain, mais sans la moindre dose d’esprit ou d’imagination. Le plus jeune, qui semblait âgé de vingt ans au plus, était vêtu de la manière la plus élégante, et selon la mode des personnes de qualité à cette époque ; il portait un manteau de velours cramoisi galonné et brodé, avec un bonnet de même étoffe entouré d’une chaîne d’or qui en faisait trois fois le tour, et était fermée par un médaillon. Ses cheveux étaient arrangés à peu près comme ceux des élégants de nos jours, c’est-à-dire relevés en l’air, et il portait une paire de boucles d’oreilles d’argent, ornées chacune d’une très grosse perle. La figure de ce jeune homme, d’ailleurs beau et bien fait de sa personne, était si animée et si expressive, qu’elle annonçait la fermeté d’un caractère décidé, le feu d’une âme entreprenante, la puissance de réfléchir et la promptitude de résolution.

Ces deux gentilshommes étaient à peu près dans la même posture, assis près l’un de l’autre sur un banc, mais chacun d’eux semblait livré à ses réflexions, et tenait ses yeux fixés sur le mur en face sans rien dire à son voisin. Les regards du plus âgé annonçaient par leur expression qu’il ne voyait sur la muraille que les objets qui s’y trouvaient suspendus, des manteaux, des cornes de cerf, des boucliers, de vieilles pièces d’armures, des pertuisanes, meubles ordinaires de pareils lieux. Le regard du jeune élégant étincelait d’imagination ; il était plongé dans une profonde rêverie : on eût dit que l’espace qui le séparait du mur était un théâtre sur lequel son esprit passait en revue des personnages de sa création, et qui lui offrait un spectacle bien différent de celui que le réveil de sa vue matérielle lui eût montré.

L’entrée de Tressilian les tira de leur méditation ; tous deux lui firent le meilleur accueil ; le jeune homme en particulier l’aborda avec un air d’affection et de cordialité très marqué.

« Tu es le bien-venu, Tressilian, dit le plus jeune ; ta philosophie t’a dérobé à notre société quand cette maison offrait des attraits à l’ambition ; c’est une noble philosophie, puisqu’elle te ramène parmi nous quand il n’y a que des dangers à courir.

— Milord est-il donc si dangereusement malade ? dit Tressilian.

— Nous craignons le plus grand malheur, répondit le plus âgé, et cela par la plus noire des trahisons.

— Fi donc ! reprit Tressilian, milord Leicester est un homme d’honneur.

— Que fait-il donc de gens comme ceux qui l’entourent ? dit le jeune élégant. Celui qui évoque le diable peut être honnête, mais il est, après tout, responsable du mal que fait l’esprit malin.

— Êtes-vous donc, messieurs, les seuls des nôtres qui soyez près de milord dans ce moment de crise ?

— Non, non, répondit le plus âgé ; il y a encore Tracy, Markham et bien d’autres. Mais nous veillons ici deux à la fois ; d’autres qui sont fatigués dorment là haut dans la galerie.

— Et quelques autres, ajouta le jeune homme, sont allés au chantier de Deptford pour voir s’ils ne trouveront pas quelque navire à acheter avec les débris de leur fortune ; et aussitôt que tout sera fini, nous déposerons notre noble lord dans un tombeau digne de lui, nous donnerons quelques bons coups de pointe à ceux qui l’y ont précipité, si l’occasion s’en présente, puis nous nous embarquerons pour les Indes, le cœur aussi léger que la bourse.

— Il se peut que je prenne aussi le même parti, dit Tressilian, dès que j’aurai terminé quelques affaires à la cour.

— Toi, des affaires à la cour ! » s’écrièrent-ils tous les deux en même temps ; « toi, faire le voyage des Indes ! Quoi ! Tressilian, dit le plus jeune, n’es-tu pas marié et à l’abri de ces coups du sort qui forcent les pauvres diables à se remettre en mer quand leur barque est près de toucher au port ? Qu’as-tu fait de l’aimable Indamira, qui était à comparer à mon Amorette pour la constance et la beauté ?

— Ne m’en parle pas, » dit Tressilian en détournant la tête.

« Quoi ! est-ce là ce qui se passe ? » dit le jeune homme en lui serrant la main de la manière la plus affectueuse ; « mais ne crains pas que je touche encore à une blessure aussi fraîche. C’est une nouvelle aussi étrange que triste. Personne de notre joyeuse compagnie n’échappera donc au naufrage de sa fortune et de son bonheur dans cette soudaine tempête. Je comptais que toi, du moins, tu étais dans le port, mon cher Edmond ; mais c’est avec bien de la vérité qu’un autre ami, de ton nom[1], a dit :

Celui qui voit rouler le char de la Fortune
Apportant aux humains la misère commune,

Doit sentir que du sort incessamment sujets,
De sa cruelle main nous sommes les jouets. »

Le gentilhomme le plus âgé s’était levé de son banc et se promenait dans la salle avec un air d’impatience pendant que le jeune homme déclamait ces vers avec une expression de vive sensibilité. Quand la tirade fut finie il s’enveloppa dans son manteau, et se rassit sur son banc en disant : « Je m’étonne, Tressilian, que vous entreteniez ce fou dans sa sotte manie. Si quelque chose pouvait faire concevoir une opinion défavorable d’une maison aussi respectable et aussi vertueuse que celle de milord, reniez-moi si je ne crois que c’est cette misérable et puérile invention qu’on appelle poésie, apportée ici par Walter Bel-Esprit à ses camarades, qui torturent de mille manières et sous mille formes bizarres et incompréhensibles, cet honnête, ce franc anglais que Dieu nous a donné pour exprimer nos pensées.

— Blount croit, dit son camarade, que c’est en vers que le diable a tenté Ève, et que le sens mystique de l’arbre de la science se rapporte uniquement à l’art d’aligner des rimes et à mesurer des hexamètres. »

En ce moment le chambellan entra, et vint annoncer à Tressilian que Sa Seigneurie désirait lui parler.

Il trouva lord Sussex habillé, mais déboutonné et couché sur son lit, et fut frappé de l’altération que la maladie avait produite sur sa personne. Le comte l’accueillit de la manière la plus amicale, et s’informa de l’état de ses amours. Tressilian éluda la réponse en faisant tomber la conversation sur la santé du comte, et il reconnut, à sa grande surprise, que les symptômes de la maladie correspondaient de point en point à ceux que Wayland avait décrits en partant de Lidcote-Hall. Dès lors il n’hésita pas à communiquer à Sussex toute l’histoire de son serviteur et la prétention qu’il avait de le guérir. Le comte écouta attentivement, mais d’un air d’incrédulité, jusqu’à ce que Tressilian eût prononcé le nom de Démétrius ; alors il appela tout-à-coup son secrétaire pour qu’il lui apportât une certaine cassette qui contenait des papiers importants. « Cherche là-dedans, lui dit-il, la déclaration de ce coquin de cuisinier que nous avons interrogé, et regarde bien si le nom de Démétrius n’y est pas mentionné. »

Le secrétaire trouva le passage tout d’abord, et lut : « Et ledit déclarant, interrogé, dit qu’il se souvient d’avoir fait la sauce dudit esturgeon, après avoir mangé duquel le noble lord se trouva incommodé ; qu’il y mit les ingrédients et les assaisonnements ordinaires, savoir… »

« Passez ce bavardage, dit le comte, et voyez si ces ingrédients ne lui ont pas été fournis par un herboriste nommé Démétrius.

— Précisément, répondit le secrétaire. Et il ajoute qu’il n’a pas revu depuis ledit Démétrius.

— Cela s’accorde avec l’histoire de ton homme, Tressilian, dit le comte ; fais-le venir ici. »

Amené en présence du comte, Wayland répéta tout ce qu’il avait raconté précédemment, avec autant d’exactitude que de fermeté.

« Il est possible, dit le comte, que tu sois envoyé par ceux qui ont commencé cet ouvragée pour le finir ; mais fais-y bien attention, si ton remède me fait mal, il pourra t’arriver malheur.

— C’est être bien sévère, dit Wayland, puisque le succès d’un remède et la fin de notre existence sont entre les mains de Dieu. Néanmoins j’en courrai le risque. Je n’ai pas vécu si long-temps sous terre pour avoir peur d’un tombeau.

— Eh bien ! puisque tu as tant de confiance, dit le comte de Sussex, j’en courrai aussi le risque, car la science ne peut rien pour moi. Dis-moi, comment se prend ton médicament ?

— Je vais vous le dire sur-le-champ, dit Wayland ; mais puisque j’encours toute la responsabilité du traitement, que ce soit à la condition qu’il ne sera permis à aucun autre médecin de s’en mêler.

— C’est trop juste, répondit le comte ; maintenant, prépare ta drogue. »

Tandis que Wayland exécutait l’ordre du comte, les domestiques de celui-ci, d’après l’avis de l’artiste, déshabillèrent leur maître et le mirent dans son lit.

« Je vous préviens, dit-il, que le premier effet de ce médicament sera de produire un profond sommeil, pendant lequel le plus grand silence doit régner dans l’appartement ; autrement les conséquences pourraient en être fatales. Je veillerai moi-même auprès du comte avec quelqu’un des gentilshommes de sa chambre.

— Que tout le monde se retire, à l’exception de Stanley et de ce brave, dit le comte.

— Excepté moi aussi, dit Tressilian ; je suis autant que qui que ce soit intéressé aux effets de cette potion.

— Soit, mon bon ami ! dit le comte. Maintenant commençons notre expérience ; mais auparavant, appelez mon secrétaire et mon chambellan.

— Soyez témoins, » continua-t-il quand ces deux fonctionnaires furent arrivés, « soyez témoins, messieurs, que notre honorable ami Tressilian n’est en aucune manière responsable des effets que ce remède peut produire sur moi ; je le prends de mon propre mouvement et de ma libre volonté, dans la persuasion que c’est un remède que Dieu m’a envoyé par une voie inattendue, pour me guérir de ma maladie actuelle. Recommandez-moi au souvenir de ma noble et royale maîtresse ; dites-lui que j’ai vécu et que je meurs son loyal serviteur ; que je souhaite à tous ceux qui entourent son trône la même pureté de cœur et le même zèle à la servir, avec plus de talent qu’il n’en a été donné au pauvre Thomas Ratcliffe. »

Alors il joignit les mains et sembla, une seconde ou deux, absorbé dans une prière mentale ; puis il prit la potion, et s’arrêtant un moment, fixa sur Wayland un regard qui semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme, mais qui ne causa ni trouble ni embarras dans l’air et la contenance de l’artiste.

« Il n’y a rien à craindre, « dit Sussex à Tressilian ; et il avala la potion sans la moindre hésitation.

« Je prie maintenant Votre Seigneurie, dit Wayland, de vous arranger le plus commodément que vous pourrez pour dormir ; et vous, messieurs, de rester muets et immobiles comme si vous étiez près du lit de mort de votre mère. »

Le chambellan et le secrétaire se retirèrent en donnant des ordres pour que toutes les portes fussent fermées, et que toute espèce de bruit fût sévèrement interdit dans la maison. Plusieurs gentilshommes se mirent d’eux-mêmes en sentinelle dans l’antichambre ; mais personne ne resta dans la chambre du malade que son valet-de-chambre, Stanley, l’artiste et Tressilian. La prédiction de Wayland Smith ne tarda pas à s’accomplir. Le comte tomba dans un sommeil si profond, que ceux qui gardaient son chevet commencèrent à craindre que dans cet état d’anéantissement il ne passât sans s’éveiller de sa léthargie. Wayland Smith lui-même paraissait inquiet, et de temps en temps il touchait légèrement les tempes du comte, observant surtout l’état de sa respiration qui était pleine et profonde, mais en même temps facile et non interrompue.


  1. Edm. Spencer, aut. de la Reine des fées. a. m.