Kenilworth/23

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 285-295).


CHAPITRE XXIII.

L’ÉVASION.


Maintenant que Dieu m’assiste dans ce terrible voyage ! j’ai laissé derrière moi tout espoir de secours humain. Oh ! qui voudrait être une femme ! Quel est le fou qui voudrait être une femme fidèle, aimante, toujours entre le chagrin et les larmes ? Elle éprouve de mauvais traitemens de celui en qui elle avait placé ses plus douces espérances, et toutes ses bontés ne font que des ingrats.
Le Pèlerinage d’amour.


Cette soirée d’été venait de finir lorsque Jeannette, au moment où son absence plus long-temps prolongée eut pu donner lieu à des soupçons et à des recherches de la part des ombrageux habitants de la maison, revint à Cumnor-Place, et rentra à la hâte dans l’appartement où elle avait laissé sa maîtresse. Elle la trouva les coudes appuyés sur une table et la tête entre ses mains. À l’approche de Jeannette, elle ne leva pas les yeux, et ne fit aucun mouvement.

La fidèle suivante courut vers sa maîtresse avec la rapidité de l’éclair ; et la touchant de la main pour la tirer de son immobilité, elle la conjura de la manière la plus pressante de la regarder et de lui dire ce qui l’affectait à ce point. La malheureuse comtesse leva aussitôt la tête ; et montrant à sa suivante un œil hagard et un visage aussi pâle que la mort : « Jeannette, dit-elle, je l’ai bu.

« Dieu soit loué ! » dit Jeannette avec vivacité ; « je veux dire, Dieu soit loué de ce qu’il n’est pas arrivé pis ! la potion ne vous fera pas de mal. Levez-vous, secouez cette léthargie dont sont atteints vos membres, et ce désespoir qui accable votre esprit.

— Jeannette, répéta la comtesse, ne me trouble point ; laisse-moi en paix ; laisse-moi mourir tranquillement… Je suis empoisonnée.

— Vous ne l’êtes point, ma chère maîtresse, « répondit la jeune fille avec chaleur. « Ce que vous avez bu ne peut pas vous faire de mal ; et je suis venue ici en toute hâte pour vous dire qu’un moyen de fuir vous est offert.

— Fuir ! » s’écria la comtesse en se levant précipitamment de son siège, tandis que ses yeux reprenaient leur éclat et ses joues leur vivacité ; « mais, hélas ! Jeannette, il est trop tard !

— Non, ma chère maîtresse… Levez-vous, prenez mon bras ; faites un tour d’appartement… Ne laissez pas votre imagination faire l’effet du poison. C’est cela ; ne sentez-vous pas que vous reprenez l’entier usage de vos membres ?

— L’engourdissement semble diminuer, » dit la comtesse en se promenant dans la chambre, appuyée sur le bras de Jeannette ; « mais est-il bien vrai que ce breuvage n’est pas mortel ? Varney est venu ici après que tu as été partie, et il m’a ordonné, avec des yeux dans lesquels j’ai lu ma destinée, d’avaler cette horrible boisson. Ô Jeannette ! elle doit être mortelle ! Jamais breuvage innocent ne fut servi par un semblable échanson !

— Je ne l’ai pas cru innocent, je ne le crains que trop ; mais Dieu confond les desseins des méchants. Croyez-moi, je le jure par le saint Évangile, auquel nous avons foi, votre vie est à l’abri de ses coupables pratiques. Ne lui avez-vous pas résisté ?

— Le silence régnait dans toute la maison ; tu étais dehors ; personne que lui dans la chambre, que cet homme capable de tous les crimes. Je stipulai seulement qu’il me délivrerait de son odieuse présence, et je bus tout ce qu’il me présenta… Mais tu me parles de fuite. Jeannette, suis-je donc si heureuse ?

— Êtes-vous assez forte pour supporter cette nouvelle, et vous sentez-vous capable d’un pareil effort ?

— Assez forte ! s’écria la comtesse. Demande à la biche, lorsque les dents du limier sont prêtes à la saisir, si elle est assez forte pour franchir le ravin[1]. Je suis capable de tout effort qui aura pour effet de me tirer de ce séjour.

— Écoutez-moi donc, dit Jeannette. Un homme que je crois vous être entièrement dévoué, s’est montré à moi sous divers déguisements, a cherché à entrer en conversation avec moi, ce que… jusqu’à ce soir que j’ai commencé à voir clair… j’avais toujours évité. C’est le colporteur qui vous a apporté ces marchandises, le bouquiniste ambulant qui m’a vendu ces livres ; chaque fois que je sortais, partout où j’allais, j’étais sûre de le rencontrer. L’événement de ce soir m’a déterminée à lui parler. Il vous attend en ce moment même à la porte de derrière du parc, avec tout ce qui peut faciliter votre fuite. Mais vous sentez-vous assez de force de corps, assez de courage pour tenter l’entreprise ?

— Celle qui fuit la mort trouve la force du corps ; la force d’âme ne peut pas manquer à celle qui veut échapper à la honte. La pensée de laisser derrière moi le scélérat qui menace à la fois ma vie et mon honneur, me donnera la force de me lever de mon lit de mort.

— Alors, milady, sans plus tarder, je dois vous dire adieu, et vous remettre à la garde du Tout-Puissant.

— Ne veux-tu donc pas fuir avec moi, Jeannette ? dit la comtesse alarmée. Dois-je te perdre ? Est-ce ainsi que tu me sers fidèlement ?

— Madame, je fuirais avec vous d’aussi bon cœur que jamais oiseau a fui de sa cage, mais alors on ne tarderait pas à tout découvrir et à se mettre à votre poursuite. Il faut que je reste et que je m’emploie à déguiser la vérité le plus long-temps possible. Puisse le ciel me pardonner cette supercherie en considération de la nécessité !

— Il faudra donc que je voyage seule avec cet étranger, dit la comtesse. Pensez-y, Jeannette, ne serait-ce pas quelque nouveau projet plus noir et mieux combiné dont le but serait de me séparer de toi qui es mon unique amie ?

— Non, madame, ne le supposez pas, » répondit sur-le-champ Jeannette ; « ce jeune homme est sincère dans sa résolution de vous servir, et c’est un ami de M. Tressilian, d’après les instructions duquel il est venu ici.

— Si c’est un ami de Tressilian, je me confierai à sa garde comme à celle d’un ange envoyé du ciel ; car jamais mortel plus que Tressilian n’a été étranger à tout ce qui est bassesse, fausseté ou égoïsme. Il s’oubliait lui-même toutes les fois qu’il s’agissait de servir les autres. Hélas ! comment en a-t-il été récompensé ? »

Elles rassemblèrent à la hâte le peu d’objets qu’il fut jugé nécessaire que la comtesse emportât avec elle pour son usage. Jeannette en fit avec promptitude et dextérité un paquet, auquel elle n’oublia pas d’ajouter toutes les parures de quelque valeur qui leur tombaient sous la main, notamment un écrin qu’elle jugea sagement pouvoir lui devenir utile dans quelque moment d’embarras. La comtesse de Leicester changea ensuite ses vêtements pour ceux que Jeannette portait d’ordinaire lorsqu’elle faisait quelque court voyage, car elles jugèrent indispensable d’éviter toute distinction extérieure qui pourrait attirer l’attention. Avant que ces préparatifs rapides fussent terminés, la lune s’était levée, et tous les habitants de ce séjour mystérieux, s’ils n’étaient pas encore endormis, s’étaient retirés dans leurs silencieux appartements.

Il n’y avait nulle difficulté pour elles à sortir de la maison ou du jardin, pourvu qu’elles ne fussent pas observées. Antony Foster était accoutumé à regarder sa fille comme un pécheur qui a la conscience de ses torts regarderait un ange gardien qui, malgré ses fautes, continuerait à le protéger visiblement : aussi sa confiance en elle ne connaissait pas de bornes. Jeannette était maîtresse de ses actions pendant la journée, et avait un passe-partout qui ouvrait la porte de derrière du parc, de sorte qu’elle pouvait aller au village quand elle le voulait, soit pour les affaires de la maison, dont le soin lui était entièrement confié, soit pour remplir ses devoirs de piété au lieu de rassemblement de sa secte. Il est vrai qu’elle ne jouissait de cette entière liberté que sous la condition expresse qu’elle n’en abuserait pas pour rien faire qui favorisât l’évasion de la comtesse ; car, on ne s’en cachait plus, lady Leicester était prisonnière à Cumnor-Place depuis qu’elle avait commencé à montrer quelque impatience de la contrainte où on la tenait. Il est à présumer que sans les violents soupçons que lui inspira la scène de cette soirée, nulle circonstance n’eût décidé Jeannette à violer sa parole et à tromper la confiance de son père. Mais après ce qu’elle avait vu, elle se regardait non seulement comme justifiée, mais même comme obligée de faire de la sûreté de sa maîtresse le principal objet de ses soins en mettant de côté toute autre considération.

La fugitive comtesse et son guide traversaient d’un pas précipité un sentier inégal et entrecoupé : ce sentier, qui jadis avait été une belle avenue, était tantôt obscurci par les branches des arbres qui se réunissaient en berceau touffu, tantôt éclairé par la lumière incertaine et trompeuse des rayons de la lune qui pénétraient partout où la hache avait fait quelque trouée dans le bois. Leur marche était continuellement interrompue par des arbres abattus ou de grandes branches qu’on avait laissées là jusqu’à ce qu’on les employât en fagots ou en bûches. Les désagréments et les difficultés qui provenaient de ces interruptions, la précipitation avec laquelle s’était faite la première partie de leur route, les pénibles alternatives de la crainte et de l’espérance, avaient tellement épuisé les forces de la comtesse, que Jeannette fut forcée de lui proposer de se reposer un instant pour reprendre haleine et recouvrer ses sens. Elles s’arrêtèrent donc sous l’ombrage d’un vieux chêne noueux, et toutes deux tournèrent naturellement leurs regards vers la maison dont elles s’éloignaient. De loin, à travers l’obscurité, on en apercevait la vaste et noire façade avec ses grands tuyaux de cheminée, ses tourelles et son horloge, qui s’élevaient au dessus du niveau du toit et se détachaient sur le fond azuré du ciel pur d’une nuit d’été. Une seule lumière s’échappait du sein de cette sombre masse ; mais elle était placée tellement bas, qu’elle paraissait plutôt partir d’un point situé en avant de l’édifice que de l’une des fenêtres. Il n’en fallut pas davantage pour alarmer la comtesse. « On nous poursuit, » dit-elle en montrant à Jeannette la lumière, cause de son effroi.

Moins agitée que sa maîtresse, Jeannette reconnut que la lumière était immobile, et fit observer à voix basse à la comtesse que cette clarté provenait de la cellule solitaire dans laquelle l’alchimiste se livrait à ses expériences occultes. « Il est de ceux, ajouta-t-elle, qui veillent la nuit pour commettre l’iniquité. C’est un grand malheur que le hasard ait amené ici un homme dont les discours empreints à la fois de l’amour de la richesse terrestre et de la prétendue connaissance d’une science surnaturelle ne sont que trop propres à séduire mon pauvre père. Le bon M. Holdforth avait bien raison de le dire, et je crois que son intention était de donner une leçon utile aux personnes de notre maison : « Il y a des gens, et leur nombre est celui d’une légion, qui aimeront mieux, comme le méchant Achab, écouter les rêves du faux prophète Zédéchias que les paroles de celui par la bouche duquel le Seigneur a parlé. « Et il ajoutait avec force : « Ah, mes frères ! il y a plus d’un Zédéchias parmi vous, des hommes qui vous promettent la lumière de leur science charnelle, si vous voulez renoncer pour eux aux lumières de votre céleste intelligence. Valent-ils mieux, dites-moi, que le tyran Naas, qui demandait l’œil droit de ceux qui lui étaient soumis ? » Il insista ensuite… »

Il est difficile de dire jusqu’à quel point la mémoire de la jolie puritaine l’eût aidée dans la récapitulation du sermon de M. Holdforth, si la comtesse ne l’eût interrompue pour lui assurer qu’elle était assez bien remise pour pouvoir atteindre la porte du parc sans avoir besoin de s’arrêter une seconde fois.

Elles se remirent donc en route et firent la seconde partie du trajet avec plus de précaution, et conséquemment avec plus de facilité que la première, qui avait été d’autant plus pénible qu’elles s’étaient pressées davantage. Cette lenteur leur donna le temps de réfléchir ; et Jeannette, pour la première fois, se hasarda à demander à sa maîtresse de quel côté elle comptait diriger sa fuite. Ne recevant point de réponse immédiate (car il est possible que, dans le trouble de son esprit, ce point important de la délibération ne se fût pas présenté à la pensée de la comtesse), Jeannette ajouta : « Probablement vers la maison de votre père, où vous êtes certaine de trouver sûreté et protection.

— Non, Jeannette, « dit tristement la comtesse ; « j’ai quitté Lidcote-Hall lorsque mon cœur était pur et mon nom honorable, et je n’y retournerai pas jusqu’à ce que la permission de milord et la reconnaissance publique de notre mariage m’aient rendue à ma famille avec le rang et les honneurs qui m’appartiennent à présent.

— Et où pensez-vous donc aller, madame ? dit Jeannette.

— À Kenilworth, ma fille, » répondit la comtesse avec assurance ; « je verrai ces fêtes, ces fêtes royales dont les préparatifs font tant de bruit d’un bout du pays à l’autre. Il me semble que, lorsque la reine d’Angleterre est fêtée dans le château de mon époux, la comtesse de Leicester ne saurait y être déplacée.

— Je prie Dieu que vous y soyez la bien-venue, dit vivement Jeannette.

— Vous abusez de ma position, Jeannette, » dit la comtesse d’un ton piqué, « et vous oubliez la vôtre.

— Loin de moi une pareille intention, ma chère maîtresse, » dit la jeune fille avec tristesse ; « mais avez-vous oublié que le noble comte n’a ordonné si sévèrement de tenir votre mariage secret, qu’afin de conserver sa faveur à la cour ? et pouvez-vous croire que votre soudaine apparition dans ce château, en une pareille conjoncture, en présence d’un pareil témoin, puisse lui être agréable ?

— Tu penses donc que je lui ferais tort ? dit la comtesse. Allons, laisse mon bras, je puis marcher sans aide et agir sans conseil.

— Ne vous fâchez pas contre moi, madame, » dit Jeannette avec douceur, « et permettez que je vous soutienne encore ; le chemin est rude, et vous êtes peu accoutumée à marcher dans l’obscurité.

— Si vous ne croyez pas que je puisse ainsi faire honte à mon époux, » dit la comtesse avec le même ton d’aigreur, « vous supposez donc milord Leicester capable d’encourager ou d’autoriser les infâmes procédés de votre père et de Varney, dont je compte informer mon excellent époux ?

— Pour l’amour de Dieu, madame, épargnez mon père dans votre rapport, dit Jeannette ; que mes services, quelque chétifs qu’ils soient, expient une partie de ses torts.

— Je serais souverainennent injuste, ma chère Jeannette, si j’agissais autrement, » dit la comtesse en reprenant tout d’un coup ses manières douces et confiantes à l’égard de sa fidèle suivante. « Oui, Jeannette, pas un mot ne sera prononcé par moi qui puisse faire tort à ton père ; mais tu le vois, ma bonne amie, je n’ai d’autre désir que de me placer sous la protection de mon mari. J’ai quitté la demeure qu’il m’avait assignée, à cause de la scélératesse des personnes dont j’étais entourée ; mais en aucune chose je ne désobéirai à ses ordres. J’en appellerai à lui seul… À lui seul je demanderai protection. À qui que ce soit, sans sa permission préalable, je n’ai fait connaître et je ne ferai connaître l’union secrète qui lie nos cœurs et nos destinées : je veux le voir et recevoir de sa propre bouche des instructions pour ma conduite future. Ne cherche point à ébranler ma résolution, Jeannette ; tu ne ferais que m’y confirmer ; et pour t’avouer la vérité, je veux une bonne fois connaître mon sort de la bouche même de mon époux : l’aller trouver à Kenilworth est le plus sûr moyen d’atteindre mon but. »

Jeannette, en repassant dans son esprit les difficultés et les incertitudes inhérentes à la position de l’infortunée comtesse, se sentit disposée à modifier l’opinion qu’elle avait d’abord émise, et commença à croire qu’après tout, puisque sa maîtresse avait quitté la retraite où l’avait placée son mari, son premier devoir était d’aller le trouver et de lui exposer les motifs de sa conduite. Elle savait quelle importance le comte attachait à ce que son mariage demeurât caché, et elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître que toute démarche ayant pour but de le rendre public sans son autorisation, exposerait la comtesse au courroux de son époux. Si elle se retirait dans la maison de son père sans lui faire l’aveu formel de son rang, sa situation pouvait porter le plus grand tort à sa réputation, et si elle faisait un pareil aveu, il pourrait en résulter une rupture éternelle entre son époux et elle. À Kenilworth, d’ailleurs, elle pourrait plaider sa cause auprès de son époux lui-même, et Jeannette, quoiqu’elle n’eût pas de lui aussi bonne opinion que la comtesse, le croyait cependant incapable de s’associer aux moyens bas et criminels que ses agents mettaient en œuvre pour étouffer les plaintes de la comtesse sur les mauvais traitements auxquels elle venait de se soustraire. Mais en mettant les choses au pis, et en admettant que le comte lui-même lui refusât justice et protection, si elle se décidait à rendre ses griefs publics, la comtesse aurait encore, à Kenilworth, Tressilian pour avocat et la reine pour juge ; car Jeannette avait appris tout cela dans sa courte conférence avec Wayland. Elle finit donc par approuver le dessein qu’avait formé sa maîtresse de se rendre à Kenilworth, et s’exprima dans ce sens, lui recommandant de prendre toutes les précautions possibles pour informer son époux de son arrivée.

« As-tu été, prudente toi-même, Jeannette ? dit la comtesse ; ce guide à qui je dois accorder ma confiance, ne lui as-tu pas confié le secret de ma condition ?

— Il n’a rien appris de moi, dit Jeannette, et je ne crois pas qu’il sache plus que ce que le public pense généralement de votre position.

— Et que pense-t-on donc ?

— Que vous avez quitté la maison de votre père… Mais je vous offenserai de nouveau si je continue, » dit Jeannette en s’interrompant.

« Non, continue, dit la comtesse ; je dois apprendre à supporter les bruits injurieux auxquels mon extravagance a donné lieu. Ils croient, je suppose, que j’ai fui la maison de mon père pour former une liaison illégitime ; c’est une erreur qui sera bientôt dissipée ; oui ; elle sera promptement dissipée ; car je veux vivre avec une réputation sans tache, ou cesser de vivre. On s’imagine donc que je suis la maîtresse de mon Leicester ?

— La plupart disent que vous êtes celle de Varney ; cependant il y en a qui pensent qu’il n’est que le manteau dont son maître cache ses plaisirs ; car, en dépit de toutes les précautions, il a percé quelque chose dans le public des dépenses énormes faites pour meubler ces appartements, et de pareilles prodigalités dépassent de beaucoup les moyens de Varney. Toutefois cette dernière opinion est celle qui a le moins de crédit ; car on n’ose guère ébruiter des soupçons qui se rattachent à un si grand nom, de peur d’être puni par la Chambre étoilée, pour avoir calomnié la noblesse.

— Ils font bien de parler bas, dit la comtesse, ceux qui peuvent accuser l’illustre Dudley d’être complice d’un misérable tel que Varney… Voilà que nous touchons à la porte du parc… Hélas ! Jeannette, il faut que je te dise adieu ! Ne pleure pas, ma bonne Jeannette ! » dit-elle en s’efforçant de cacher sous un air riant le regret qu’elle éprouvait elle-même de se séparer de sa fidèle suivante. « En attendant que nous nous revoyions, remplace-moi cette fraise de précisienne par un collet de dentelle ouvert et échancré, afin qu’on puisse voir ton joli cou. Change-moi aussi ce juste d’indienne avec sa garniture grossière, bon tout au plus pour une femme de chambre, contre une robe de velours triple en drap d’or… Tu trouveras dans ma chambre beaucoup de ces étoffes, je te les donne de bon cœur. Il faut te faire belle, Jeannette ; car bien que tu ne sois maintenant que la suivante d’une dame errante et malheureuse, tu dois être habillée comme il sied à la dame d’honneur et la confidente la plus intime de la première comtesse d’Angleterre.

— Dieu vous écoute, ma chère maîtresse ; non pour que je porte de plus beaux vêtements, mais pour que nous puissions porter toutes deux nos justes sur des cœurs plus tranquilles. »

À ce moment, la serrure de la porte de sortie, que Jeannette s’efforçait depuis long-temps d’ouvrir, céda enfin au passe-partout, et la comtesse, non sans un frissonnement intérieur, se vit hors des murs que les ordres sévères de son époux avaient assignés pour limites à ses promenades. Wayland, qui attendait leur arrivée avec une vive anxiété, était à quelque distance, caché derrière une haie qui bordait la grande route.

« Tout est-il prêt ? « demanda Jeannette d’un ton inquiet, comme il s’approchait d’elle avec précaution.

« Oui, répondit-il ; mais je n’ai pu me procurer un cheval pour la dame. Giles Gosling, ce vil poltron, n’a voulu à aucun prix m’en louer un, de peur qu’il ne lui en arrivât malheur : mais n’importe, elle montera le mien, et je marcherai à côté d’elle jusqu’à ce que je trouve un autre cheval. On ne nous poursuivra pas, si vous n’oubliez pas, jolie Jeannette, la leçon que je vous ai faite.

— Pas plus que la sage veuve de Tekoa n’oublia les paroles que Joab mit dans sa bouche, répliqua Jeannette : demain je dirai que ma maîtresse est hors d’état de se lever.

— Oui, et qu’elle éprouve du malaise, une grande pesanteur de tête, des palpitations de cœur, et qu’elle ne veut pas être troublée. N’ayez pas peur, ils sauront ce que cela veut dire, et ne vous ennuieront guère de leurs questions : ils connaissent la nature de cette maladie.

— Mais, dit la comtesse, ils découvriront bientôt mon absence, et l’assassineront pour se venger. J’aime mieux rentrer que de l’exposer à un pareil danger.

— N’ayez point d’inquiétude sur mon compte, madame, dit Jeannette ; je voudrais que vous fussiez aussi sûre d’obtenir satisfaction de ceux auxquels vous devez vous adresser, que je le suis que mon père, malgré toute sa colère, ne souffrira pas qu’on me fasse du mal. »

En ce moment, Wayland plaça la comtesse sur son cheval, dont il avait recouvert la selle de son manteau, en l’arrangeant de manière à lui former un siège commode.

« Adieu, et que la bénédiction du ciel vous accompagne ! » dit Jeannette en baisant de nouveau la main de sa maîtresse, qui lui rendit sa bénédiction par une caresse muette. Elles se séparèrent alors, et Jeannette, en s’adressant à Wayland, s’écria : « Puisse le ciel vous tenir compte de vos œuvres, selon que vous serez fidèle ou déloyal à l’égard de cette dame malheureuse et abandonnée !

— Ainsi soit-il ! charmante Jeannette, répondit Wayland ; croyez-moi, je m’acquitterai de ma commission de manière à donner à vos jolis yeux, quelque saints qu’ils soient, la tentation de me regarder avec moins de dédain la première fois que nous nous reverrons. »

La dernière partie de cet adieu fut dite à l’oreille de Jeannette, et quoiqu’elle n’y eût point fait de réponse directe, ses manières, dictées sans doute par le désir de n’atténuer aucune des circonstances qui pouvaient contribuer à sauver sa maîtresse, étaient de nature à ne pas détruire entièrement l’espoir qu’exprimaient les paroles de Wayland. Elle rentra par la porte dérobée, et la ferma derrière elle, tandis que Wayland, en marchant près de la tête du cheval, commença à guider silencieusement la comtesse dans son périlleux voyage qu’éclairait la lune.

Quoique Wayland usât de toute la diligence possible, cette manière de voyager était si lente que, lorsque le jour commença à poindre à travers les vapeurs de l’orient, ils ne se trouvèrent guère qu’à dix milles de Cumnor.

« Peste soit des aubergistes au langage doucereux ! » dit Wayland incapable de dissimuler plus long-temps son dépit et son inquiétude. « Si ce traître maudit de Giles Gosling m’avait déclaré, seulement il y a deux jours, que je ne devais point compter sur lui, je me serais arrangé en conséquence ; mais ils ont tellement l’habitude de promettre tout ce qu’on leur demande, que ce n’est qu’au moment de ferrer le cheval que vous vous apercevez qu’ils n’ont pas de fer. Si je l’avais su, j’aurais pu trouver vingt expédients pour un ; et même dans cette circonstance, et pour une si bonne cause, je n’aurais pas hésité à enlever un cheval dans quelque prairie voisine, sauf à renvoyer l’animal au bourgmestre. Que le farcin et la morve emportent tous les chevaux des écuries de l’Ours-Noir !

La comtesse s’efforça de calmer son guide en lui faisant remarquer que le jour qui paraissait leur permettrait d’aller plus vite.

« Sans doute, madame, répondit-il ; mais aussi le jour permettra aux passants de nous observer, et ce peut être un mauvais commencement de voyage. Je ne m’en soucierais pas plus que d’une étincelle qui jaillit de l’enclume, si nous étions plus avancés dans notre route ; mais ce Berkshire, depuis que je le connais, a été en tout temps fréquenté par cette espèce de malins esprits qui se couchent tard et se lèvent matin, dans l’unique but d’espionner les actions des autres. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai appris à les craindre. Mais ne craignez rien, ma bonne dame, ajouta-t-il, avec de la présence d’esprit on sait trouver des remèdes à tous les maux. »

Les alarmes de Wayland firent plus d’impression sur l’esprit de la comtesse que les paroles rassurantes qu’il jugea à propos d’y joindre. Elle regarda autour d’elle avec anxiété, et en voyant les ténèbres se dissiper à l’horizon, et la lumière croissante de l’orient annoncer le prompt lever du soleil, elle tremblait à chaque instant que les feux du jour ne l’exposassent aux regards de ses ennemis acharnés à sa poursuite, ou que quelque obstacle insurmontable ne vînt soudainement empêcher la continuation de son voyage. Wayland Smith s’aperçut de son inquiétude, et, fâché d’avoir lui-même donné prétexte à ses alarmes, il se mit à hâter le pas avec une gaîté affectée, tantôt parlant au cheval, comme un homme familiarisé avec le langage de l’écurie, tantôt fredonnant à voix basse quelque bout de chanson, tantôt assurant la dame qu’il n’y avait point de danger, ce qui ne l’empêchait pas de regarder attentivement autour de lui pour voir s’il ne se trouvait rien en vue qui pût donner un démenti aux paroles qui sortaient de sa bouche. C’est ainsi que nos voyageurs cheminèrent jusqu’à ce qu’un incident imprévu leur fournit les moyens de continuer leur route d’une manière plus rapide et plus commode.


  1. Ask the hind when the fangs of the deerhound are stretched to gripe her, if she is strong enough to spring the Chasm ; pensée énergiquement exprimée. a. m.