Kenilworth/26

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 320-327).


CHAPITRE XXVI.

LA LETTRE.


Snug. Avez-vous par écrit le rôle du lion ? Si vous l’avez, donnez-le-moi, je vous en prie, car je suis lent à apprendre.

Quince. Vous pouvez bien l’improviser, car il ne s’agit que de rugir.


Lorsque la comtesse de Leicester arriva à la porte extérieure du château de Kenilworth, elle trouva la tour, sous laquelle s’ouvrait la porte principale, gardée d’une manière étrange. Sur les créneaux étaient placés des gardes d’une taille gigantesque, avec des massues, des haches d’armes et d’autres instruments de guerre des temps anciens. Ils représentaient les soldats du roi Arthur, ces anciens Bretons par qui, suivant la tradition, le château avait été primitivement occupé, quoique l’histoire ne fît pas remonter son antiquité plus haut qu’aux temps de l’Heptarchie. Quelques-uns de ces redoutables guerriers étaient de véritables hommes portant des masques et des brodequins ; les autres étaient de simples mannequins de carton habillés de bougran, qui, vus d’en bas, offraient une image assez fidèle de ce qu’on avait voulu leur faire représenter. Mais le gigantesque personnage qui gardait l’entrée, et faisait en ce moment les fonctions de portier, ne devait aucune des terreurs qu’il inspirait à des moyens factices. C’était un homme que sa stature colossale, ses muscles saillants, ses membres énormes et sa vaste corpulence rendaient digne de représenter Colbrant, Ascapart, ou tout autre géant dont parlent les romans, sans avoir besoin de se grandir de la hauteur d’une semelle de soulier. Les jambes et les genoux de ce fils d’Anak étaient nus, aussi bien que ses bras, jusqu’à une palme des épaules, mais ses pieds étaient chaussés de sandales attachées avec des courroies de cuir écarlates, et garnies de plaques de bronze. Un étroit justaucorps de velours écarlate, orné de ganses d’or, et de courtes culottes de la même étoffe, couvraient son corps et une partie de ses membres, et au lieu de manteau il portait sur ses épaules une peau d’ours noir. La tête de ce formidable personnage était découverte ; toute sa coiffure consistait en une forêt de cheveux noirs qui tombaient des deux côtes d’une de ces grosses figures hébétées, telles qu’en ont souvent les hommes d’une stature extraordinaire, et qui, malgré d’honorables exceptions, ont fait naître un préjugé fort commun contre les géants, et les ont fait regarder comme des êtres stupides et insociables. Ce redoutable portier était armé, comme de raison, d’une lourde massue garnie de pointes d’acier ; en un mot, il représentait à merveille un de ces géants fabuleux qui figurent dans tous les contes de fée, ou dans les romans de chevalerie. Les manières de ce moderne Titan, lorsque Wayland arrêta son attention sur lui, avaient quelque chose qui dénotait beaucoup d’embarras et de mécontentement ; de temps en temps il s’asseyait sur un vaste banc de pierre qui semblait avoir été placé pour lui près de la porte, puis tout-à-coup il se levait, grattait son énorme tête, et marchait de long en large devant son poste, comme un homme en proie à l’impatience et à l’anxiété. Ce fut tandis que le géant se promenait devant la porte, dans cet état d’agitation, que Wayland, d’un air modeste mais pourtant assuré, quoiqu’au fond il ne fût pas sans crainte, se présenta pour passer outre et pénétrer sous le guichet. Le portier l’arrêta dans sa marche en lui criant d’une voix de tonnerre : « Retirez-vous ! » et il appuya son injonction en levant sa terrible massue et la laissant retomber devant le nez du cheval de Wayland avec une telle force que le feu jaillit du pavé, et que la voûte du guichet en retentit. Wayland, profitant d’un avis de Dickie, exposa qu’il appartenait à une troupe de comédiens auxquels sa présence était indispensable ; qu’il avait été retenu en arrière par un accident, et d’autres raisons semblables. Mais le Cerbère se montra inexorable, et continua à marmotter entre ses dents quelques paroles auxquelles Wayland ne comprenait que fort peu de chose, et qu’il interrompait de temps en temps par des refus d’admission, exprimés en termes qui n’étaient que trop intelligibles. Voici un échantillon de son discours : « Qu’est-ce à dire, mes maîtres ?… (se parlant à lui-même) C’est un tumulte… c’est un vacarme !… (puis à Wayland) Vous êtes un coquin de fainéant, et vous n’entrerez pas… (à lui-même) C’est une foule… c’est une presse ! Je ne m’en tirerai jamais !… C’est une… hom !… ah !… (à Wayland) Quitte la porte, ou je te casse la tête ! (à lui-même) C’est une… Non… non… je ne m’en tirerai jamais !… »

« Restez là, » dit tout bas Flibbertigibbet à l’oreille de Wayland ; « je sais où le bât le blesse, en un instant je vais l’apprivoiser. »

Il se laissa glisser en bas du cheval de Wayland, et s’approchant du portier, il le tira par la queue de sa peau d’ours de façon à lui faire baisser son énorme tête, et lui dit quelques mots à l’oreille. Jamais talisman aux ordres d’un prince d’Orient ne força plus promptement Afrite[1] à changer sa mine horrible et renfrognée en air d’aimable soumission, que le géant n’adoucit son regard menaçant au moment où les paroles de Fiibbertigibbet arrivèrent à son oreille. Il jeta sa massue à terre, et prenant dans ses bras Dickie Sludge, il l’éleva à une telle distance du sol, qu’il eût été fort dangereux qu’il le laissât tomber.

« C’est cela même, dit-il de sa voix de tonnerre et avec un air joyeux ; « c’est cela même, mon petit poupon… Mais qui diable a pu te l’apprendre ?

— Ne vous en inquiétez pas, » répondit Flibbertigibbet ; mais alors il regarda du côté de Wayland et de la dame, et acheva ce qu’il avait à dire en parlant tout bas ; il n’avait pas besoin d’élever la voix, car le géant, pour sa commodité, le tenait tout près de son oreille. Le colloque terminé, le portier embrassa tendrement Dickie, et le remit à terre avec autant de précaution qu’une ménagère soigneuse pose sur le manteau de la cheminée un vase de porcelaine fêlé. En même temps rappelant Wayland et sa compagne de voyage : « Entrez, entrez, leur dit-il, et une autre fois prenez garde de ne pas être en retard quand il m’arrivera d’être portier.

— Oui, oui, entrez ; ajouta Flibbertigibbet ; il faut que je reste encore un moment avec mon honnête Philistin, mon Goliath de Gath ; mais je vous rejoindrai tout à l’heure, et je pénétrerai vos secrets, fussent-ils aussi profonds et aussi obscurs que les souterrains du château.

— Je crois que tu y parviendras, dit Wayland ; mais j’espère que ce secret ne sera bientôt plus sous ma garde, et alors je me soucierai fort peu que toi ou un autre le connaisse. »

Ils traversèrent alors la tour d’entrée, qui avait reçu le nom de Tour de la Galerie à cause des circonstances suivantes : tout le pont qui s’étendait depuis l’entrée jusqu’à une autre située du côté opposé du lac, et appelée Tour de Mortimer, était disposé de manière à former un vaste champ clos d’environ cent trente pieds de longueur sur dix de largeur. Il était couvert du sable le plus fin, et défendu des deux côtés par de hautes et fortes palissades. La large et belle galerie destinée aux dames qui assistaient aux fêtes chevaleresques données dans cette enceinte, était élevée sur le côté nord de la tour extérieure à laquelle elle donnait son nom. Nos voyageurs traversèrent lentement le pont ou champ clos, et arrivèrent à l’extrémité opposée, sous la Tour de Mortimer qui les conduisit dans la cour extérieure du château. La Tour de Mortimer portait sur son fronton l’écusson du comte de Marck, dont l’audacieuse ambition renversa le trône d’Édouard II et aspira à partager son pouvoir avec la louve de France[2], dont cet infortuné monarque était l’époux. La porte au-dessus de laquelle s’élevait cet écusson de sinistre présage était gardée par des hommes vêtus de riches livrées ; mais ils ne mirent aucune opposition à l’entrée de la comtesse et de son guide qui, maintenant que le portier principal les avait laissés passer, ne pouvaient raisonnablement être arrêtés par ces subalternes. Ils entrèrent donc en silence dans la grande cour extérieure du château, d’où ils purent voir, dans toute son étendue, ce vaste et magnifique monument avec ses tours majestueuses. Toutes les portes en étaient ouvertes en signe d’une hospitalité illimitée, et les appartements remplis d’hôtes, de nobles hôtes de tout rang, ainsi que de serviteurs de toute espèce et de gens qui venaient contribuer aux joies de la fête.

Au milieu de cette scène pompeuse, Wayland arrêta son cheval et regarda la comtesse, comme pour lui demander ce qu’il avait à faire maintenant qu’ils étaient arrivés heureusement au lieu de leur destination. Comme elle demeurait silencieuse, Wayland, après avoir attendu quelques minutes, se hasarda à lui demander, d’une manière directe, quels ordres elle avait à lui donner actuellement. Elle porta la main à son front comme pour se recueillir et se donner du courage, et en même temps répondit d’une voix basse et étouffée, semblable au murmure d’une personne qui parle dans un rêve : « Des ordres ! je puis en effet prétendre à en donner, mais qui voudra m’obéir ici ? »

Alors relevant tout-à-coup sa tête comme une personne qui a pris une résolution décisive, elle s’adressa à un domestique richement vêtu, qui traversait la cour d’un air important et affairé : « Arrêtez, monsieur, lui dit-elle, je désire parler au comte de Leicester.

— À qui, s’il vous plaît ? » dit le valet surpris de cette demande ; et jetant les yeux sur le triste équipage de celle qui lui parlait avec un pareil ton d’autorité, il ajouta avec insolence : « Bon ! quelle est cette échappée de Bedlam, qui demande à voir milord, un pareil jour ?

— L’ami, dit la comtesse, point d’insolence… mon affaire avec le comte est très urgente.

— Il vous faut chercher quelque autre personne pour faire votre commission, fût-elle trois fois plus urgente encore, dit le domestique. J’irais déranger milord qui, peut-être, est en ce moment en présence de la reine, pour qu’il s’occupât de votre affaire ! Je serais le bienvenu ! On pourrait bien m’en remercier à coups de fouet ! Je m’étonne que notre vieux portier n’ait pas pris la mesure de ces gens-là avec sa massue, au lieu de les laisser entrer ; mais le discours qu’il apprend par cœur lui fait perdre la tête. »

Deux ou trois personnes s’arrêtèrent, attirées par le ton de moquerie du domestique, et Wayland, alarmé tant pour lui que pour la dame, s’adressa sur-le-champ à un autre qui paraissait plus poli, et lui glissant une pièce de monnaie dans la main, il tint un instant conseil avec lui, dans le but de trouver un endroit où la dame pût momentanément se retirer. La personne à laquelle il parlait, ayant quelque autorité, blâma les autres de leur incivilité, et ordonnant à un valet de prendre soin des chevaux de ces étrangers, il les invita à le suivre. La comtesse conserva assez de présence d’esprit pour sentir qu’il était absolument nécessaire de se rendre à cette invitation ; et, laissant les grossiers laquais continuer leurs brutales plaisanteries sur les écervelées, les coureuses, etc., Wayland et elle suivirent en silence l’huissier adjoint qui s’était chargé de les conduire.

Ils entrèrent dans la cour intérieure du château par une grande porte percée entre le donjon, appelé la Tour de César, et un magnifique bâtiment désigné sous le nom de Logement du roi Henri ; ils se trouvèrent ainsi au centre de ce bel édifice, qui présentait sur ses différentes façades de magnifiques échantillons de toutes les espèces d’architecture de château, depuis la conquête jusqu’au règne d’Élisabeth, avec le style et les ornements particuliers à chaque époque.

Après qu’ils eurent traversé cette cour, leur guide les conduisit dans une tour petite, mais remarquablement forte, située à l’angle nord-est du château, qui touchait à la grande salle, et remplissait l’espace compris entre une immense rangée de cuisines et l’extrémité de cette même salle. Le rez-de-chaussée de cette tour était occupé par des officiers de la maison de Leicester, en raison de la proximité des endroits où les appelaient les devoirs de leurs charges ; mais à l’étage supérieur, auquel on montait par un petit escalier tournant, était une petite chambre qui, à cause de la rareté des logements, avait été arrangée dans cette circonstance pour recevoir quelque hôte, quoiqu’elle passât généralement pour avoir jadis servi de prison à un malheureux qui y avait été assassiné. La tradition appelait ce prisonnier Mervyn, et après sa mort son nom était passé à la tour. Que ce lieu eût servi de prison, la chose n’était pas invraisemblable ; car le plafond de chaque étage était voûté, les murs étaient d’une épaisseur formidable, et l’étendue de la chambre n’excédait pas quinze pieds carrés. La fenêtre, quoique étroite, offrait une vue agréable : elle donnait sur un endroit délicieux, appelé la Plaisance, espace de terrain clos de murs, décoré d’arcades, de trophées, de statues, de fontaines, et d’autres ornements d’architecture, qui servait de passage pour se rendre du château dans le jardin. Il y avait un lit dans l’appartement, et tout ce qu’il fallait pour recevoir un hôte ; mais la comtesse ne fit que peu d’attention à tout cela, ses regards s’étant sur-le-champ arrêtés sur d’autres objets placés sur une table, et qu’on trouvait rarement dans les chambres à coucher de cette époque, nous voulons dire les objets nécessaires pour écrire. Cette circonstance lui donna aussitôt l’idée d’écrire à Leicester, et de rester enfermée jusqu’à ce qu’elle eût reçu sa réponse.

Après les avoir introduits dans ce commode appartement, l’huissier en second demanda poliment à Wayland, dont il avait éprouvé la générosité, s’il pouvait faire encore quelque chose pour leur service. Wayland lui ayant insinué que quelques rafraîchissements ne seraient point de refus, il conduisit sur-le-champ le maréchal à l’office, où des provisions de toute espèce étaient préparées et distribuées à tous ceux qui en demandaient. Wayland se pourvut, en un instant, de quelques aliments légers, qu’il crut devoir convenir le mieux à l’estomac affaibli de la comtesse ; mais en même temps il ne s’oublia pas, et fit à la hâte un repas d’une nature un peu plus substantielle. Il retourna ensuite à l’appartement de la tour, où il trouva la comtesse qui venait de finir sa lettre à Leicester, et qui, à défaut de cachet et de fil de soie, l’avait entourée d’une tresse de ses beaux cheveux assujettis de ce qu’on appelait un nœud d’amour.

« Mon bon ami, dit-elle à Wayland, toi que le ciel a envoyé à mon aide dans le moment le plus critique de ma vie, je te demande à titre de grâce et comme le dernier embarras que te donnera une femme infortunée, de remettre cette lettre au noble comte de Leicester. De quelque manière qu’elle soit accueillie, » ajouta-t-elle avec un air d’agitation qui participait de la crainte et de l’espérance, « je te le promets, brave homme, tu n’auras plus à te déranger pour moi. Mais j’ai bon espoir ; et si jamais dame a enrichi un pauvre serviteur, tu as certainement mérité que je le fasse pour toi, et je le ferai si mes jours de bonheur luisent de nouveau pour moi. Remets, je t’en prie, cette lettre entre les mains du lord Leicester, et observe de quel air il la recevra. «

Wayland se chargea sur-le-champ de la commission ; mais, à son tour, il pria instamment la comtesse de prendre quelque nourriture ; ce qu’elle finit par faire moins par goût que pour se délivrer de ses importunités, et afin qu’il partît aussitôt après pour porter sa lettre. Il la quitta alors, en lui recommandant de fermer sa porte en dedans, et de ne pas sortir de son petit appartement ; puis il alla chercher une occasion d’accomplir son message et d’exécuter un projet de sa conception que les circonstances lui avaient dicté.

Dans le fait, en considérant la conduite de la comtesse pendant le voyage, ses longs accès de silence, l’irrésolution et l’incertitude qui semblaient présider à toutes ses démarches, et son incapacité visible de penser et d’agir par elle-même, Wayland s’était formé l’opinion assez vraisemblable que les embarras de sa position avaient, jusqu’à un certain point, affecté son intelligence.

Lorsqu’elle se fut échappée de sa prison de Cumnor-Place, et qu’elle se fut dérobée aux dangers qui l’y menaçaient, le parti le plus raisonnable eût été pour elle de se retirer chez son père, ou partout ailleurs, loin de ceux qui lui avaient suscité ces dangers. Quand, par une manière d’agir toute différente, elle demanda à être menée à Kenilworth, Wayland n’avait pu se rendre compte de sa conduite, qu’en supposant qu’elle avait l’intention de se mettre sous la garde de Tressilian et de recourir à la protection de la reine. Mais maintenant, au lieu de suivre une route si naturelle, elle lui remettait une lettre pour Leicester, le patron de Varney, et avec l’aveu duquel, sinon par son commandement exprès, elle avait enduré tous les maux auxquels elle venait de se soustraire. Cette démarche parut à Wayland une imprudence, même un acte de désespoir ; et il commença à craindre pour sa propre sûreté non moins que pour celle de la dame, s’il remplissait sa commission avant de s’être assuré de l’approbation et de l’appui d’un protecteur. Il résolut donc, avant de remettre la lettre à Leicester, de chercher Tressilian, et de lui faire part de l’arrivée d’Amy à Kenilworth, et de se décharger ainsi de toute responsabilité ultérieure, en abandonnant le soin de protéger cette malheureuse personne au maître qui primitivement l’avait attaché à son service.

« Il jugera mieux que moi, dit Wayland, s’il est convenable de satisfaire son désir d’en appeler à milord Leicester, ce qui me paraît un acte de folie ; ainsi donc, je mettrai l’affaire entre ses mains, je lui abandonnerai la lettre, je recevrai ce qu’on voudra bien me donner à titre de récompense ; puis je montrerai au château de Kenilworth une paire de talons des plus agiles ; car après avoir été compromis dans une pareille affaire, ce lieu ne serait pour moi une résidence ni bien sûre, ni bien saine, et j’aimerais mieux ferrer les rosses de la plus triste commune de l’Angleterre que de prendre part à leurs belles réjouissances. »


  1. Mauvais génie dont il est question dans les contes orientaux. a. m.
  2. Isabelle, fille de Philippe-le-Bel. a. m.