Kenilworth/3

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 34-45).


CHAPITRE III.

LA GAGEURE.


Je tiendrai ; le jeu sera joué. Je ne renoncerai jamais à cette plaisante gageure. Ce que je dis quand je suis en gaîté, je le soutiendrai à jeun, soyez-en sûr.
La Table de jeu.


« En ! comment va votre neveu, mon bon hôte ? » dit Tressilian lorsque Gosling parut pour la première fois dans la salle le lendemain de l’orgie que nous avons décrite dans le chapitre précédent ; « se trouve-t-il bien, et tiendra-t-il toujours sa gageure ?

— S’il va bien ! monsieur ; il est déjà sur pied depuis deux heures et a rendu visite à je ne sais combien de ses anciens camarades ; il vient de rentrer et déjeune en ce moment avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, pas plus que d’aucune entreprise de Michel. Je vous engage donc à prendre pour votre déjeuner un bon coulis chaud qui rendra du ton à votre estomac ; et laissez mon neveu et M. Goldthred se démener au sujet de leur gageure comme il leur plaira.

— Il me semble, mon hôte, dit Tressilian, que vous ne savez trop que dire sur le compte de votre neveu, et que vous ne pouvez le louer ni le blâmer sans quelque remords de conscience.

— Vous dites vrai, monsieur Tressilian, répliqua Giles Gosling ; il y a une affection naturelle qui me dit à l’oreille : Giles, Giles, pourquoi faire ainsi tort à la réputation de ton neveu ? pourquoi diffamer ce fils de ta sœur ? pourquoi dégrader ta maison, déshonorer ton propre sang ? Alors vient la justice qui me dit à son tour : Voici un digne hôte tel qu’il n’en vint jamais à l’Ours-Noir, un homme qui ne trouva jamais à redire à son écot (car, ainsi que je vous le dis en face, vous ne l’avez jamais fait, et ce n’est pas que vous ayez eu sujet de le faire), un homme qui, autant que je puis voir, ne sait pas pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste et qui depuis trente ans paies les droits de la paroisse à Cumnor, et remplis en ce moment les fonctions de constable, tu souffriras que la perle des hommes, cette crème des voyageurs, si je puis m’exprimer ainsi, tombe dans les filets de ton neveu qui est connu pour un ferrailleur, un sacripan, un pilier de tripots, un professeur des sept sciences damnables, si jamais homme y prit ses degrés ? Non, par le ciel ! Je puis fermer les yeux et le laisser mettre dedans un petit papillon comme ce Goldthred ; mais toi, mon hôte, tu seras prévenu, mis en garde, si tu veux n’écouter que ton hôte fidèle.

— Croyez-moi, mon hôte, vos conseils ne seront pas perdus, répondit Tressilian : mais je dois garder ma part dans cette gageure, puisque j’ai donné ma parole. Cependant éclairez-moi un peu de vos avis. Ce Foster, qui et quel est-il ? et pourquoi fait-il tant de mystère de son hôte féminin ?

— En vérité, répondit Gosling, je ne puis ajouter que fort peu de chose à ce que vous avez entendu hier soir. Foster était un des papistes de la reine Marie, et maintenant il est un des protestants de la reine Élisabeth ; il était un des dépendants de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est comme le maître de la maison où il servait. Bref, il était pauvre, et aujourd’hui il est riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartements assez richement décorés pour convenir à la reine, que Dieu bénisse ! Quelques-uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, d’autres qu’il s’est vendu au diable pour un trésor, d’autres enfin qu’il a volé à l’abbé toute l’argenterie de l’église, qui était cachée dans la vieille maison abbatiale à l’époque de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu et sa conscience, peut-être le diable aussi, savent seuls comme il l’est devenu. Il a l’air sombre, et a rompu tout commerce avec les habitants du pays, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou qu’il se crût pétri d’une autre argile que nous. Je suis convaincu que mon neveu et lui se querelleront si Michel se targue de leur ancienne connaissance ; et je suis fâché que vous, mon digne monsieur Tressilian, vous songiez encore à accompagner mon neveu. «

Tressilian lui répondit qu’il agirait avec une extrême prudence et qu’il l’engageait à n’avoir aucune crainte sur son compte ; bref, il lui donna toutes les assurances qu’opposent d’ordinaire aux avis de leurs amis ceux qui sont résolus à une entreprise téméraire.

Cependant notre voyageur avait accepté l’invitation de l’aubergiste, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi, ainsi qu’à Gosling, par la jolie Cécile, la beauté du comptoir, quand le héros de la veille, Michel Lambourne, entra dans la salle. Sa toilette, selon toute apparence, lui avait coûté quelque peine, car ses habits, qui différaient de ceux qu’il portait en voyage, étant de la dernière mode, annonçaient, par leur disposition étudiée, une grande prétention à faire valoir sa personne. « Par ma foi, mon oncle, dit notre élégant, après cette nuit humide que vous nous avez procurée, le matin me semble bien sec. Je vous ferais volontiers raison avec un verre de votre mauvais vin. Comment, ma jolie cousine Cécile ! je t’ai laissée au berceau, et maintenant te voilà en corset de velours, aussi pimpante qu’aucune fille qu’éclaire le soleil d’Angleterre. Reconnais tes amis et tes parents, Cécile, et approche ici, mon enfant, que je t’embrasse et te donne ma bénédiction.

— Ne vous occupez pas de Cécile, mon neveu, dit Giles Gosling, laissez-la faire son affaire, pour l’amour de Dieu —, car, quoique votre mère fût sœur de son père, il ne s’ensuit pas pourtant que vous soyez cousins.

— Quoi ! mon oncle, penses-tu que je sois un mécréant, et que je veuille faire du mal aux personnes de ma famille ?

— Je ne dis pas que tu veuilles lui faire du mal, répondit l’oncle, ce n’est que simple précaution de ma part. Il est vrai que te voilà doré comme un serpent qui vient de quitter sa vieille peau à l’entrée du printemps ; mais, malgré tout, tu ne glisseras pas dans mon Éden. Je veillerai sur mon Ève. Ainsi, Michel, restes-en là. Mais comme te voilà brave, mon garçon ? En te regardant et te comparant à M. Tressilian que voici, qui ne dirait que tu es le véritable gentleman et lui le garçon sommelier ?

— Bah ! mon oncle, personne ne s’y méprendrait, excepté un de vos campagnards qui n’en sait pas davantage. Je vous dirai, et je ne me soucie guère de qui m’entend, qu’il y a quelque chose chez les gens bien nés, que fort peu d’hommes peuvent attraper s’ils ne sont nés et n’ont été élevés parmi eux. Je ne sais à quoi cela tient ; mais j’ai beau entrer dans une auberge d’un air assez décidé, gronder les garçons aussi insolemment, porter mes santés avec autant de bruit, jurer d’une manière aussi ronflante, et jeter mon or aussi négligemment que tous les gens à éperons retentissants et à plumets blancs qui m’entourent, qu’on me pende si je puis le faire avec la grâce convenable, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place toujours au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : « On y va, l’ami, » sans plus de respect, sans ajouter un mot de politesse. Mais laissons cela, n’y faisons pas plus d’attention qu’à une chose morte ; j’ai l’air assez distingué pour mettre dedans Tony Allume-Fagots, et cela suffira pour l’affaire en question.

— Vous persistez donc dans votre projet de visiter votre ancienne connaissance ? dit Tressilian.

— Oui, monsieur. Quand les enjeux sont faits, la partie doit être jouée ; c’est la loi des joueurs dans le monde entier. Mais vous, monsieur, si ma mémoire ne me trompe, car je l’ai tant soit peu noyée hier dans la bouteille, vous êtes pour quelque chose dans ma gageure.

— Je me propose de vous accompagner dans votre aventure, répondit Tressilian, si vous voulez me faire la grâce de le permettre ; j’ai déposé ma part de l’enjeu entre les mains de notre digne hôte.

— C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or de Henri, aussi braves que jamais bon vivant m’en métamorphosa en vin. Ainsi, que le succès accompagne votre entreprise, puisque vous voulez vous risquer près de Tony Poster ; mais, d’honneur, vous feriez bien de boire un coup avant de partir, car votre réception là-bas sera probablement des plus sèches. Et si vous vous trouvez en péril, gardez-vous d’employer le fer, mais envoyez-moi chercher, moi Gosling : constable et aussi fier que Tony, je pourrais bien lui donner une leçon. »

Le neveu obéit respectueusement à l’invitation de son oncle, en donnant à la pinte une seconde secousse qui pénétra jusqu’au fond ; il observa en même temps que son esprit ne le servait jamais aussi bien que quand il s’était lavé les tempes le matin avec un bon coup de vin ; là-dessus Tressilian et lui partirent ensemble pour l’habitation d’Antony Foster.

Le village de Cumnor est agréablement assis sur une colline ; dans un parc adjacent était situé l’antique manoir, richement boisé, qu’habitait Antony Foster, et dont les ruines existent encore. Le parc était alors plein de grands arbres, et surtout de vieux chênes étendant leurs branches gigantesques par dessus les hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré, et tout-à-fait monastique. On entrait dans ce parc par un portail de vieux style, pratiqué dans le mur, dont l’entrée était formée par deux énormes battants de bois de chêne, garnis d’une épaisse couche de clous, comme la porte d’une ville antique.

« Nous serions joliment attrapés, » dit Michel Lambourne en regardant la porte, « si l’honneur soupçonneux de ce drôle le portait à nous refuser l’entrée à tous deux, comme cela pourrait bien arriver si la visite de cet animal de mercier lui a donné de l’inquiétude. Mais non, » dit-il en poussant un des énormes battants qui céda sur-le-champ ; « la porte est ouverte, et nous invite à entrer ; et nous voici sur le terrain défendu, sans avoir trouvé d’autre obstacle que la résistance passive d’une lourde porte de chêne tournant sur des gonds rouillés. »

Ils suivaient alors une avenue qu’ombrageaient de vieux arbres comme ceux que nous avons décrits, et qui autrefois avait été bordée par de grandes haies d’ifs et de houx. Mais ces arbustes, n’ayant point été taillés depuis bien des années, s’étaient élevés comme autant de buissons ou plutôt d’arbres nains, et leurs rameaux sombres et mélancoliques avaient empiété sur le chemin, que jadis ils se contentaient de protéger de leur feuillage. L’avenue elle-même, où de toutes parts croissait l’herbe, était, dans deux ou trois endroits, traversée par des piles de branchages qui provenaient des arbres du parc, et qu’on y avait entassées pour les faire sécher. Plusieurs allées qui, en divers endroits, coupaient cette issue principale, étaient en quelque sorte obstruées par des monceaux de fagots et de grosses bûches, ou par des broussailles et des ronces. Indépendamment de ce sentiment d’affliction que l’on ressent si vivement partout où l’on voit les ouvrages de l’homme dégradés ou détruits faute de soins, et les traces de la vie sociale effacées graduellement par l’influence de la végétation, la hauteur des arbres, et l’immense ombrage de leurs branches, répandaient la tristesse sur ce lieu, même quand le soleil était à son plus haut point, et produisaient une impression pénible sur l’esprit de ceux qui le visitaient. Cette émotion, Michel Lambourne lui-même l’éprouva, quelque peu accoutumé qu’il fût à ressentir aucune impression, excepté de ce qui touchait directement à ses passions.

« Ce bois est sombre comme la gueule d’un loup, » dit-il à Tressilian tandis qu’ils s’avançaient lentement à travers cette avenue solitaire, à l’extrémité de laquelle ils découvraient la façade monastique d’un vieux manoir, avec ses fenêtres cintrées, ses murs en briques couverts de lierre et de plantes grimpantes, et ses grands tuyaux de cheminées en solide maçonnerie. « Et cependant, ajouta-t-il, Foster n’a pas tout-à-fait tort, car puisqu’il ne veut pas de visites, il est naturel qu’il laisse son habitation dans un état qui invite peu de personnes à venir troubler son intérieur. Mais s’il était encore le Foster que j’ai connu autrefois, il y a long-temps que ces beaux chênes seraient devenus la propriété de quelque honnête marchand de bois, et qu’il eût fait plus clair ici à minuit qu’il ne fait maintenant en plein midi. Tout eût été mis à bas pendant que Poster se fût amusé à en jouer et à en perdre le produit dans quelque tripot de White-Friars[1].

— Était-il alors si prodigue ? demanda Tressilian.

— Il était ce que nous étions tous, dit Larabourne, ni dévot, ni économe. Mais ce que je trouvais de pire en lui, c’est qu’il aimait à jouir seul et retenait, comme son dû, toute l’eau qui passait devant son moulin. Je l’ai connu, avalant, quand il était seul, plus de mesures de vin que je ne me serais risqué à en boire avec l’assistance du meilleur buveur du Berkshire. Ce défaut, joint à un penchant naturel pour la superstition, le rendait indigne de la compagnie d’un bon vivant. Maintenant il s’est enterré dans un trou, comme il convient à un fin renard de son espèce.

— Puis-je vous demander, monsieur Lambourne, pourquoi l’humeur de votre ancien compagnon étant si peu d’accord avec la vôtre, vous désirez si fort renouveler connaissance avec lui ?

— Et moi, puis-je vous demander en retour pourquoi vous avez montré tant de désir de m’accompagner dans cette aventure ?

— Je vous ai dit mon motif, repartit Tressilian ; si j’ai pris part à votre gageure, ç’a été par curiosité.

— En vérité !… Voyez un peu comme vous autres gens civils et discrets vous en usez avec nous qui vivons des ressources de notre esprit ; Si j’avais répondu à votre question en disant que c’était la pure curiosité qui me portait à aller visiter mon ancien camarade Antony Foster, je suis sûr que vous auriez regardé cela comme une réponse évasive et comme un tour de mon métier. Mais toute réponse, quelle qu’elle soit, est, je le suppose, assez bonne pour moi.

— Et pourquoi la simple curiosité ne serait-elle pas un motif suffisant pour m’engager à faire cette promenade avec vous ?

— Bon, bon ! monsieur ; vous ne me donnerez pas le change aussi facilement que vous croyez ; j’ai vécu trop long-temps avec les malins de l’époque pour qu’on me fasse avaler de la paille pour du grain. Vous êtes un homme bien né et bien élevé ; vos manières et votre tenue le prouvent ; vous avez de l’usage et une bonne réputation ; votre air, vos façons l’indiquent, et mon oncle le déclare ; et cependant vous vous associez à une espèce de parpaillot comme on m’appelle ; et me connaissant pour tel, vous vous faites mon compagnon dans une visite que je vais faire à un homme qui vous est étranger : et tout cela par pure curiosité. Oh ! si l’on pesait avec soin cette excuse, on trouverait qu’il s’en manque de quelques scrupules qu’elle ait le poids, ou qu’elle n’est pas de bon aloi.

— Quand vos soupçons seraient fondés, dit Tressilian, vous ne m’avez pas montré assez de confiance pour attirer ou mériter la mienne.

— Oh ! si ce n’est que cela, mes motifs ne sont guère cachés. Tant que cela durera, » dit-il en prenant sa bourse, la jetant en l’air et la recevant dans sa main, « je m’en servirai à acheter du plaisir ; et quand il n’y aura plus rien, il faudra la remplir de nouveau. Maintenant, si la dame mystérieuse de ce manoir, si cette belle Dulcinée de Tony Allume-Fagots est un aussi admirable morceau qu’on le dit, il pourra se faire qu’elle m’aide à changer mes nobles d’or en gros sous ; et, d’un autre côté, si Antony est un drôle aussi riche qu’on le raconte, il pourra me faire part de la pierre philosophale, et convertir mes gros sous en beaux nobles à la rose.

— Voilà un admirable projet, dit Tressilian, mais je ne vois guère de chances pour qu’il s’accomplisse.

— Ce ne sera pas aujourd’hui, ni peut-être demain, reprit Lambourne ; je ne compte pas attraper le vieux renard avant d’avoir disposé convenablement mon amorce : mais j’en sais ce matin un peu plus de ses affaires que je n’en savais hier au soir, et je me servirai de ce que j’ai appris, de telle sorte qu’il me croira encore plus instruit que je ne le suis réellement. Si je n’espérais plaisir ou profit, croyez-moi, je n’eusse pas fait un pas pour venir ici ; car, je dois vous le dire, je regarde notre visite comme n’étant pas sans quelque risque. Mais maintenant que nous y voilà, il faut songer à nous en tirer de notre mieux. »

Tandis qu’il parlait ainsi, ils étaient entrés dans un grand verger qui entourait la maison des deux côtés, mais dont les arbres, privés de tous soins, couverts de branches gourmandes et de mousse, semblaient donner peu de fruits. Ceux qui autrefois avaient été rangés en espaliers avaient repris leur mode naturel de croissance, et présentaient des formes bizarres où se retrouvait la trace de leur disposition primitive. La plus grande partie du terrain, qui avait jadis été distribuée en parterre et semée de fleurs, était en quelque sorte abandonnée à la destruction, excepté quelques parties qui avaient été remuées avec la bêche, et où l’on avait planté des herbes potagères. Quelques statues, qui avaient orné le jardin aux jours de sa splendeur, étaient renversées de leurs piédestaux et brisées en pièces. Enfin, une vaste serre, dont la façade en pierres de taille était ornée de bas-reliefs représentant la vie et les gestes de Samson, se trouvait dans le même état de dégradation.

Ils venaient de traverser ce jardin délaissé et n’étaient plus qu’à quelques pas de la porte de la maison lorsque Lambourne cessa de parler. Cette circonstance fut très agréable à Tressilian, en ce qu’elle lui sauva l’embarras de répondre à l’aveu plein de franchise que son compagnon venait de faire des sentiments et des vues qui l’amenaient dans ce lieu. Lambourne frappa hardiment et sans façon à l’énorme porte de la maison, en observant en même temps qu’il en avait vu de moins solides à plus d’une prison. Ce ne fut qu’après qu’ils eurent frappé plusieurs fois qu’un vieux domestique, à la mine rechignée, vint les reconnaître à travers un petit guichet pratiqué dans la porte, et garni de barreaux de fer, et leur demander ce qu’ils voulaient.

« Parler à l’instant à M. Foster, pour une affaire d’état très pressante, » répondit brusquement Michel Lambourne.

« Je crains que vous n’ayez quelque difficulté à le trouver, » dit tout bas Tressilian à son compagnon pendant que le domestique était allé porter le message à son maître.

« Bah ! répliqua l’aventurier, nul soldat ne marcherait en avant s’il devait songer quand et comment il fera retraite. Obtenons d’abord l’entrée, et tout ira bien ensuite. »

Peu d’instants après, le domestique revint, et tirant avec précaution le verrou et la barre, leur ouvrit la porte : ils se trouvèrent alors dans un passage voûté qui les conduisit à une cour entourée de bâtiments. Vis-à-vis de ce passage était une autre porte ; le domestique l’ouvrit de la même manière, et les introduisit dans un parloir pavé en dalles, où il n’y avait que peu de meubles, tous du goût le plus grossier et le plus antique. Les fenêtres étaient hautes et larges, s’élevant presque jusqu’au plafond de la chambre, qui était de chêne noir ; ces fenêtres s’ouvrant sur la cour, la hauteur des bâtiments qui régnaient tout autour les rendait obscures, et comme elles étaient sillonnées d’énormes traverses en pierres massives, et que les vitraux en étaient surchargés de peintures représentant des sujets religieux et des scènes empruntées à l’Écriture sainte, le jour qu’elles donnaient n’était nullement en proportion de leur grandeur, et le peu de lumière qui pénétrait était empreint de nuances sombres et mélancoliques qu’obscurcissaient encore les vitraux. Tressilian et son guide eurent le loisir d’observer toutes ces particularités, car ils attendirent long-temps dans cette pièce le maître de la maison, qui fit enfin son apparition. Quelque préparé que fût Tressilian à voir un homme d’un extérieur désagréable, la laideur d’Antony Foster surpassa de beaucoup toutes ses prévisions. Sa taille était moyenne, ses formes herculéennes, mais sa mauvaise tournure le faisait paraître difforme, et dans tous ses mouvements il avait la gaucherie d’un homme privé de la jambe et du bras droits. Ses cheveux (à cette époque, comme aujourd’hui, la chevelure était l’objet d’une recherche particulière), au lieu d’être soigneusement peignés et disposés en petites boucles, ou relevés comme on le voit dans les anciens tableaux, ainsi que les portent aujourd’hui nos élégants, s’échappaient négligemment d’un bonnet fourré, tombaient en touffes mêlées qui semblaient n’avoir jamais connu le peigne, sur son front ridé, et encadraient dignement sa repoussante figure. Ses yeux noirs et perçants étaient enfoncés sous une paire de sourcils larges et épais ; et comme d’ordinaire il les tenait baissés vers la terre, on eût dit qu’ils se méfiaient de leur expression naturelle, et qu’ils cherchaient à la dérober aux observations des hommes. Par moment, cependant, lorsque, plus attentif à examiner les autres, il les levait tout-à-coup et les fixait attentivement sur ceux avec qui il s’entretenait, ils semblaient en même temps exprimer les passions les plus violentes et la faculté de les réprimer ou de les déguiser à volonté. Le reste de ses traits irréguliers et prononcés, parfaitement d’accord avec ses yeux et son encolure, avait quelque chose qu’on ne pouvait oublier après l’avoir vu une seule fois. Au total, Tressilian ne pouvait s’empêcher de se l’avouer à lui-même, ce Foster qu’ils avaient devant eux, était, d’après son extérieur, la dernière personne à qui il eût voulu rendre une visite inattendue. Il était vêtu d’un pourpoint de cuir brun tirant sur le roux, pareil à ceux que portaient les paysans les plus riches, et serré par un ceinturon de cuir qui soutenait, du côté droit, une petite dague, et de l’autre un coutelas. En entrant dans le parloir il leva les yeux et lança un regard pénétrant sur les deux visiteurs, ensuite il baissa la vue comme s’il eût compté ses pas ; en avançant lentement vers le milieu de la salle, il dit d’un ton de voix bas et comme étouffé : « Permettez-moi de vous demander, messieurs, ce qui me procure votre visite. »

Il se tourna comme s’il attendait la réponse de la bouche de Tressilian : tant était vraie la remarque de Lambourne, que l’air de supériorité de l’homme bien né et bien élevé perce à travers le costume des classes inférieures. Cependant Michel lui répondit avec l’aisance familière d’un ancien ami, et d’un ton à faire voir qu’il comptait sur la plus cordiale réception.

« Eh ! mon cher ami, mon cher camarade, Tony Foster ! » s’écria-t-il en lui saisissant malgré lui la main, et la secouant avec une cordialité affectée, et de manière à faire chanceler ses genoux, malgré la vigueur de celui à qui il s’adressait : « comment cela va-t-il depuis tant d’années que nous ne nous sommes vus ?… Quoi ! auriez-vous oublié votre ami, votre compère, votre camarade de jeux, Michel Lambourne ?

— Michel Lambourne ! » dit Foster en le regardant un moment, puis baissant les yeux, et retirant sa main sans cérémonie de celle de l’individu qui la lui serrait si amicalement : « Êtes-vous en effet Michel Lambourne ?

— Oui, aussi sûr que vous êtes Antony Foster, répliqua Lambourne.

— C’est fort bien, » répondit Foster d’un air sombre ; « et que peut attendre Michel Lambourne de la visite qu’il me fait ici ?

Volo à Dios ! s’écria Lambourne, j’attendais un meilleur accueil que celui que je vais trouver, je pense.

— Comment ! toi, gibier de potence, rat de prison, toi l’ami du bourreau et de ses pratiques, tu as l’audace d’espérer un bon accueil de quiconque a le cou hors de la portée de la corde de Tyburn[2] ?

— Il se peut que je sois ce que vous dites, répondit Lambourne, et je suppose que, pour ne pas vous contredire, j’accorde que vous ayez raison ; je serais encore une assez bonne société pour mon ami Tony Allume-Fagots, quoiqu’il soit en ce moment, je ne sais à quel titre, le maître de Cumnor-Place.

— Écoutez, Michel, vous êtes joueur, et habitué au calcul des chances. Supputez combien il y en a pour que je ne vous jette pas par cette fenêtre dans ce fossé là-bas.

— Il y a à parier vingt contre un que vous ne le ferez pas, répondit le terrible visiteur.

— Et pourquoi, je vous prie ? » demanda Foster grinçant des dents, et serrant les lèvres comme un homme qui cherche à dissimuler une violente émotion.

« Parce que, dit Lambourne froidement, vous n’oserez de votre vie me toucher du bout du doigt. Je suis plus jeune et plus fort que vous, et j’ai en moi une double portion du démon des batailles, quoique je ne sois pas aussi richement doté du démon de l’astuce qui marche dans l’ombre pour arriver à son but, cache des cordes sous les oreillers des gens, et met de la mort aux rats dans leur potage, comme dit la comédie. »

Foster le regarda fixement, se retourna, et fit deux tours dans la salle, d’un pas aussi ferme et aussi méthodique que lorsqu’il y était entré ; puis revenant tout d’un coup, il tendit la main à Michel, en lui disant : « Ne m’en veux pas, mon bon Michel ; je voulais voir si tu avais conservé quelque chose de ta vieille et honorable franchise, que les envieux et les calomniateurs appelaient impudente effronterie.

— Qu’ils appellent cela comme ils voudront, dit Lambourne, c’est une denrée qu’il faut emporter avec soi dans le monde. Mille poignards ! je t’assure que ma provision d’assurance a été encore trop petite pour mon commerce. J’ai été obligé de prendre un ou deux tonneaux de plus à chaque port où j’ai touché dans le voyage de la vie, et j’ai jeté par-dessus le bord le peu de modestie et de scrupules qui me restaient, pour faire de la place dans le magasin.

— Bon ! bon ! répliqua Foster, quant aux scrupules et à la modestie, tu es parti d’ici sur ton lest… Mais quel est ce beau monsieur, honnête Michel ? est-ce un corinthien… un flibustier de ton espèce ?

— C’est M. Tressilian, redoutable Foster, » dit Lambourne en présentant son compagnon pour toute réponse à la question de son ami ; « apprends à le connaître, à l’honorer, car c’est un gentleman plein de qualités admirables : il ne trafique pas dans la même partie que moi, néanmoins ; autant que je puis le connaître, il a un respect et une admiration convenables pour les artistes de notre classe. Il y arrivera en temps et lieu, comme cela ne manque guère ; mais, quant à présent, ce n’est encore qu’un néophyte, un simple prosélyte, et il fréquente la compagnie des professeurs, comme apprenti bretteur, suit les salles d’armes pour voir comment les maîtres d’escrime manient le fleuret.

— S’il n’en est que là, je te prierai, honnête Michel, de m’accompagner dans une autre pièce ; car ce que j’ai à te dire est pour toi seul… Pendant ce temps, je vous prie, monsieur, de nous attendre dans cette salle et de n’en pas sortir. Il y a dans cette maison des personnes qui pourraient s’alarmer à la vue d’un étranger. »

Tressilian acquiesça à la proposition, et les deux dignes amis quittèrent ensemble la salle, dans laquelle il resta seul pour attendre leur retour.


  1. Quartier de Londres. a. m.
  2. Lieu d’exécution à Londres. a. m.