Kenilworth/33

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 379-388).


CHAPITRE XXXIII.

ATTENTE TROMPÉE.



Voici la victime… Plus loin le cruel ravisseur… Semblable au faon abattu par des chiens avides, elle est étendue aux pieds du chasseur, qui offre avec courtoisie à quelque haute dame, la Diane de la chasse, et dont il attend une récompense, sa tranchante épée pour renfoncer dans sa gorge palpitante.
Le Bûcheron.


Revenons maintenant à la tour de Mervyn, dans l’appartement ou plutôt la prison de la malheureuse comtesse de Leicester, qui, pendant quelque temps, sut contenir son impatience et son inquiétude. Elle comprenait que, dans le tumulte d’un tel jour, sa lettre pourrait éprouver quelques délais avant d’être remise entre les mains de Leicester, et qu’il s’écoulerait peut-être encore quelque temps avant qu’il pût s’arracher aux devoirs qu’il lui fallait nécessairement remplir auprès d’Élisabeth pour venir la trouver dans son asile secret. « Je ne dois pas l’attendre avant la nuit, se dit-elle, il ne pourra s’éloigner de la reine, même pour venir me voir ; je sais bien qu’il viendra plus tôt si cela lui est possible ; mais je ne dois pas l’attendre avant la nuit. » Et cependant elle ne fut pas un instant sans être dans l’attente, et tandis qu’elle tâchait de se persuader le contraire, au moindre bruit elle croyait entendre Leicester montant l’escalier pour venir la serrer dans ses bras.

La fatigue corporelle qu’Amy venait si récemment d’éprouver, jointe à l’agitation d’esprit si naturelle à un état d’incertitude aussi cruelle, commençait à affecter fortement ses nerfs : elle craignit presque de se trouver totalement incapable de conserver assez d’empire sur elle-même pour supporter les épreuves auxquelles elle pouvait être réservée : mais, quoique gâtée par un système d’éducation trop indulgent, Amy avait naturellement une grande force d’âme unie à une constitution que l’habitude qu’elle avait prise de partager avec son père l’exercice de la chasse avait rendue saine et vigoureuse. Elle rappela donc tout son courage, et n’ignorant pas combien son sort pourrait dépendre de sa fermeté, elle pria intérieurement le ciel de lui accorder la grâce de conserver l’énergie de ses facultés de corps et d’esprit, et résolut de ne s’abandonner à aucune impulsion nerveuse qui pourrait ébranler l’une et l’autre.

Cependant, quand la grande cloche du château, qui était placée dans la tour de César, à peu de distance de celle de Mervyn, commença à faire entendre son bruyant tintement, signal de l’arrivée du cortège royal, ces sons pénétrèrent si douloureusement à ses oreilles rendues plus sensibles par l’inquiétude qui l’agitait, qu’elle eut de la peine à s’empêcher de pousser un cri d’angoisse à chaque coup étourdissant de l’impitoyable cloche.

Bientôt après, quand le petit appartement fut soudainement illuminé par la pluie de feux d’artifice dont l’air fut tout-à-coup rempli, et qui se croisaient les uns les autres comme des esprits infernaux dont chacun remplissait une mission séparée, ou comme des salamandres exécutant une danse fantastique dans la région des sylphes, la comtesse éprouva d’abord la même sensation que si chaque fusée passait devant ses yeux et venait lancer ses éclats et ses étincelles assez près d’elle pour qu’elle en sentît la chaleur ; mais elle lutta contre ces terreurs imaginaires, et faisant effort sur elle-même, elle s’approcha de la croisée, regarda au dehors et contempla un spectacle qui dans tout autre moment lui aurait paru aussi beau qu’effrayant. Les superbes tours du château étaient couronnées de guirlandes de feu, ou surmontées de diadèmes de pâle fumée. La surface du lac étincelait comme du fer fondu, tandis que plusieurs pièces d’artifice, qui, bien que très communes maintenant, étaient regardées alors comme fort étonnantes, et dont la flamme continuait à subsister dans l’autre élément, s’y plongeaient et en sortaient alternativement, sifflaient, et vomissaient la flamme comme autant de dragons enchantés se jouant sur une mer de feu.

Amy elle-même regarda un moment avec intérêt un spectacle si nouveau pour elle. « J’aurais cru que c’était l’effet d’un art magique, se dit-elle ; mais j’ai appris du pauvre Tressilian à juger ces choses ce qu’elles sont réellement. Grand Dieu ! ces vaines splendeurs ne ressembleraient-elles pas au bonheur dont je m’étais flattée, et celui-ci n’est-il aussi qu’une étincelle immédiatement engloutie par les ténèbres qui l’environnent, une clarté précaire qui ne s’est élevée un moment dans l’air que pour retomber plus bas ! Leicester, tu avais tant dit, tant juré qu’Amy était ton amour, ta vie ; est-il possible que tu sois le magicien dont le moindre signe fasse naître de tels enchantements, et qu’elle soit ici à les contempler comme une proscrite, sinon comme une captive ! »

L’harmonie soutenue, prolongée et répétée qui éclata de tant de côtés différents et sur tant de points éloignés, et résonna comme si non seulement le château de Kenilworth, mais tout le pays environnant eût été en même temps le théâtre de quelque grande solennité nationale, oppressa encore son cœur d’un sentiment plus douloureux. Il lui semblait, dans les sons lointains et expirants de certains accords, reconnaître l’accent de la compassion, tandis que d’autres éclataient avec bruit à ses oreilles, et paraissaient insulter à sa misère par le contraste d’une gaîté sans frein. « Cette musique, se disait-elle, m’appartient, puisqu’elle est à lui. Cependant je ne puis pas dire : Cessez… Ces accords bruyants ne me conviennent pas, et la voix du plus chétif des paysans qui se mêlent à la danse aurait plus de pouvoir pour moduler cette harmonie que l’ordre de celle qui est maîtresse de ces lieux. »

Par degrés le bruit de la fête s’affaiblit, et la comtesse se retira de la fenêtre auprès de laquelle elle s’était assise pour y prêter l’oreille. Il faisait nuit, mais la lune donnait une vive clarté dans la chambre, de sorte qu’Amy put y faire les dispositions qu’elle jugea nécessaires. Elle avait l’espoir que Leicester viendrait à son appartement aussitôt que la fête du château serait terminée ; mais il y avait à craindre aussi qu’elle ne fût troublée par quelque importun. Elle avait perdu toute confiance dans la clef, depuis que Tressilian était entré si facilement, quoique la porte fut fermée en dedans. Cependant tout ce qu’elle put imaginer pour ajouter à sa sécurité fut de placer la table devant la porte, afin d’être avertie par le bruit si quelqu’un faisait une tentative pour entrer. Ayant pris ces précautions nécessaires, l’infortunée comtesse s’étendit sur son lit, s’y abandonna à la rêverie d’une inquiète attente, et compta plus d’une heure après minuit, jusqu’à ce que la nature épuisée l’emportant sur l’amour, la douleur, la crainte, même sur l’incertitude, elle finit par s’endormir.

Oui, elle dormit ; l’Indien attaché au poteau dort aussi dans les intervalles de ses tortures, et de même les tourments de l’âme épuisent par leur durée la sensibilité de celui qui en est la proie, et quelques moments d’un repos léthargique doivent nécessairement les suivre avant que de semblables angoisses puissent se renouveler.

La comtesse dormit donc quelques heures, et rêva qu’elle était dans la vieille maison de Cumnor-Place, écoutant les coups du sifflet mystérieux par lesquels Leicester avait coutume d’annoncer sa présence quand il venait à l’improviste lui rendre une de ses visites secrètes. Mais dans cette occasion, au lieu d’un sifflet, elle entendit les sons du cor, les mêmes que son père faisait éclater dans les airs à la chute du cerf et que les chasseurs appellent la mort. Elle courut, à ce qu’il lui sembla, vers une croisée donnant sur la cour, qu’elle vit remplie de gens en deuil. Le vieux curé semblait prêt à lire le service funèbre. Mumblazen, vêtu d’un antique costume comme un ancien héraut, tenait en l’air un écusson avec tous ses ornements ordinaires de crânes, ossements et sabliers, environnant une cotte d’armes où elle ne put distinguer autre chose sinon qu’elle était surmontée d’une couronne de comte. Le vieillard la regardait avec un effrayant sourire, et lui dit : « Amy, ces armes ne sont-elles pas bien écartelées ? » Au moment où elle parlait, les cors frappèrent de nouveau ses oreilles des sons mélancoliques et sauvages de la mort, et elle s’éveilla.

Au même instant elle entendit les véritables sons d’un cor ou plutôt les sons réunis de plusieurs de ces instruments qui faisaient résonner l’air non de la mort, mais du joyeux réveillé, pour rappeler aux habitants du château que les plaisirs du jour allaient commencer par une chasse magnifique dans les bois voisins. Amy se leva en sursaut, prêta l’oreille au bruit du dehors, vit les premiers rayons du matin luire déjà à travers le grillage de sa fenêtre, et se rappela avec une sensation de vertige et de déchirante angoisse où et dans quelles circonstances elle était placée.

« Il ne pense pas à moi, dit-elle, il ne veut pas venir près de moi ! une reine est sa convive : que lui importe que, dans un coin de son vaste château, une malheureuse comme moi languisse dans une incertitude qui va bientôt se changer en désespoir ! » Tout-à-coup un bruit qui se fit à la porte, comme si quelqu’un cherchait à l’ouvrir doucement, vint la remplir d’un ineffable mélange de joie et d’agitation ; se hâtant de courir à la porte pour écarter les obstacles qu’elle y avait placés et l’ouvrir, elle eut la précaution de demander auparavant : « Est-ce toi, mon ami ?

— Oui, ma belle comtesse, » murmura-t-on en réponse.

Elle ouvrit précipitamment la porte en s’écriant : « Leicester ! » et se jeta au cou de l’individu qui se tenait en dehors enveloppé dans son manteau.

« Non pas tout-à-fait, Leicester, » répondit Michel Lambourne, lui rendant cette caresse avec vivacité ; « pas tout-à-fait Leicester, ma belle et tendre duchesse, mais un homme qui le vaut bien. »

Avec une force dont en tout autre temps elle ne se serait pas crue capable, la comtesse se débarrassa des bras profanes de l’ivrogne, et se retira au milieu de la chambre, où le désespoir lui donna le courage de s’arrêter.

Comme Lambourne en entrant avait laissé tomber la partie de son manteau qui lui couvrait la figure, elle avait reconnu le valet débauché de Varney, le dernier individu, excepté son odieux maître, par lequel elle eût voulu être découverte. Mais elle était encore enveloppée dans son habit de voyage, et comme Lambourne n’avait presque jamais été admis en sa présence à Cumnor-Place, elle espéra que sa personne ne lui serait pas si bien connue que la sienne l’était d’elle, Jeannette le lui ayant montré fréquemment quand il traversait la cour, et lui ayant raconté des traits de sa perversité. Elle aurait eu encore plus de confiance dans son déguisement, si son peu d’expérience ne l’avait empêchée de remarquer qu’il était ivre, remarque peu propre d’ailleurs à la rassurer contre le danger qu’elle pouvait courir avec un tel individu dans un lieu et en des circonstances semblables.

Lambourne jeta la porte sur lui en entrant, et croisant les bras comme pour se moquer de l’attitude désespérée à laquelle Amy s’était abandonnée, il commença ainsi : « Écoute, incomparable Callipolis, charmante comtesse des cuisines, ou divine duchesse des antichambres, si tu te donnes la peine de prendre cette posture par la même raison que l’on retrousse une volaille afin qu’elle soit plus agréable à découper, épargne-toi ce soin ; la franchise de ton premier abord me plaisait davantage. J’ai aussi peu de goût pour tes manières actuelles (il fit un pas vers elle en chancelant) que pour ce maudit plancher raboteux, où un gentilhomme risque de se casser le cou s’il ne marche pas aussi droit qu’un baladin sur la corde tendue.

— Recule-toi, dit la comtesse ; ne m’approche pas davantage, à tes risques et périls.

— À mes périls ! recule-toi ? Que veut dire cela, madame ? vous faut-il un meilleur compagnon que l’honnête Michel Lambourne ? J’ai été en Amérique, ma belle, en Amérique où l’or croît, et j’en ai rapporté une telle charge que…

— Mon bon ami, » dit la comtesse très effrayée du ton audacieux du misérable, « sors, je t’en prie, et laisse-moi.

— Je le ferai, ma belle, quand nous serons fatigués l’un de l’autre, pas une minute plus tôt. » Il la saisit par le bras, tandis qu’incapable de se défendre davantage elle ne cessait de crier. « Allons, allons ! criez tant qu’il vous plaira, » dit-il en continuant de la tenir d’une main ferme ; « j’ai entendu les mugissements de la mer au plus fort de la tempête, et je me soucie autant d’une femme qui crie que d’un chat qui miaule ; Dieu me damne ! j’en ai entendu crier cinquante et même plus de cent à la fois au sac d’une ville. »

Les cris de la comtesse, cependant, lui procurèrent un secours inattendu dans la personne de Lawrence Staples qui, ayant entendu ses exclamations de l’appartement au-dessous, arriva à temps pour la préserver d’être reconnue, peut-être même pour la sauver de la plus atroce violence. Lawrence était ivre aussi des débauches de la nuit précédente, mais heureusement son ivresse avait pris un cours différent de celle de Lambourne.

« Quel diable de bruit fait-on dans ce quartier ? Quoi ! un homme et une femme ensemble dans la même cellule ? c’est contre la règle de la décence dans mon département, par saint Pierre-ès-liens !

— Descends-moi l’escalier, animal d’ivrogne, dit Lambourne ; ne vois-tu pas que la dame et moi voulons être seuls ?

— Mon bon monsieur, mon digne monsieur, » dit la comtesse en s’adressant au geôlier, « sauvez-moi de ses mains, au nom de la miséricorde !

— Elle parle bien, dit le geôlier, et je veux prendre son parti. J’aime mes prisonniers, et j’ai sous ma clef des prisonniers qui valent ceux qu’on peut avoir à Newgate et au Compter. Ainsi, puisqu’elle fait partie de mon troupeau, personne ne viendra la troubler dans la bergerie ; lâchez-moi donc cette femme, ou je vous ferai sauter la cervelle avec mes clefs ?

— Je ferai un boudin de ton diaphragme, » répondit Lambourne en mettant la main gauche sur son poignard, mais en tenant toujours de la droite la comtesse par le bras. « Ainsi prends garde à toi, vieille autruche, qui ne vis que d’un trousseau de clefs. »

Lawrence saisit le bras de Michel et l’empêcha de tirer son poignard ; et comme Lambourne luttait et tentait de s’en débarrasser, la comtesse de son côté fit un effort soudain, et glissant sa main hors du gant par lequel le garnement la tenait encore, elle recouvra la liberté, s’enfuit de l’appartement, et se mit à descendre l’escalier de toute sa vitesse. Au même instant elle entendit les deux combattants tomber sur le plancher avec un bruit qui augmenta sa terreur. Le guichet extérieur n’offrit pas d’obstacles à sa fuite, ayant été ouvert pour laisser passer Lambourne, de sorte qu’elle réussit à s’échapper par l’escalier et s’enfuit dans les jardins qui lui semblaient, au regard rapide qu’elle y jeta, l’endroit où il lui serait le plus facile d’éviter les poursuites.

Cependant Lawrence et Lambourne roulaient sur le plancher de l’appartement, se tenant étroitement enlacés l’un l’autre. Aucun, heureusement, n’eut la possibilité de tirer son poignard, mais Lawrence trouva assez d’espace pour frapper de ses lourdes clefs la figure de Michel, et Michel à son tour saisit le guichetier si vigoureusement à la gorge que le sang jaillit de son nez et de sa bouche ; tous deux offraient un spectacle hideux, quand un des autres officiers de la maison, attiré par le bruit du combat, entra dans la chambre, et parvint non sans quelque peine à séparer les combattants.

« Que la peste vous étouffe tous deux, dit le charitable médiateur, et vous surtout, maître Lambourne ! Comment diable se fait-il que vous soyez là tous deux étendus sur le plancher, comme deux chiens de boucher au milieu du ruisseau de la boucherie ? »

Lambourne se leva, et un peu remis par l’intervention d’un tiers, il prit un air un peu moins impudent qu’à l’ordinaire. « Nous nous battions pour une fille, puisque tu veux le savoir, répondit-il.

— Une fille ! et où est-elle ? reprit l’officier.

— Ma foi, elle a disparu, je crois, » dit Lambourne en regardant autour de lui, à moins que Lawrence ne l’ait avalée. Sa grosse bedaine engloutit autant de demoiselles affligées et d’orphelins opprimés que le géant dans l’histoire du roi Arthur. C’est sa principale nourriture. Il les dévore corps et âme et substance. »

— Oui, oui, n’importe, » dit Lawrence en relevant de terre sa grande et lourde carcasse. « Mais j’ai eu à la disposition du pouce et de l’index des gens qui valaient mieux que toi, et je t’aurai toi-même avant peu sous mes verrous. Ton front d’airain ne sauvera pas toujours tes jambes des fers, ni ton gosier altéré d’une corde de chanvre. Ces mots ne furent pas plus tôt prononcés que Lambourne s’élança de nouveau sur lui.

« Allons, ne recommencez pas, reprit l’écuyer tranchant, ou j’appellerai quelqu’un qui vous mettra tous deux à la raison, et c’est maître Varney, sir Richard, je veux dire. Il est debout, je vous assure ; je viens de lui voir traverser la cour.

— Est-il vrai, de par Dieu ? » dit Lambourne en saisissant un pot et une cuvette qui étaient dans l’appartement ; « alors donc, maudit élément, fais ton devoir, quoique hier soir je crusse avoir bien assez de toi, tandis que je flottais en Orion comme un bouchon sur une barrique d’ale. »

En disant ces mots, il se mit à purifier son visage et ses mains des signes sanglants du combat et à rajuster ses habits.

« Que lui as-tu donc fait ? » demanda l’écuyer tranchant au geôlier en le prenant à part, « son visage est horriblement enflé ?

— Ce n’est que l’empreinte de la clef de mon armoire, et c’est une marque trop honorable pour sa figure patibulaire. Aucun homme ne maltraitera et n’insultera mes prisonniers ; ce sont mes bijoux à moi, et c’est pourquoi je les mets en lieu de sûreté ; ainsi donc, mistress, cessez vos gémissements… Hé, hé ! que veut dire cela ? assurément il y avait là une femme tout à l’heure.

— Je crois que vous êtes tous fous ce matin ; je n’ai pas vu de femme ici, ni même d’homme, à proprement parler, mais seulement deux animaux se roulant sur le plancher.

— Alors donc je suis perdu. La prison est forcée, voilà tout ; la prison de Kenilworth, la geôle la plus forte qui existe d’ici aux frontières de Galles ; oui, et un château dans lequel dorment des chevaliers, des comtes et des rois, aussi en sûreté que s’ils étaient dans la Tour de Londres. La prison est ouverte, la prisonnière enfuie, et le geôlier en grand danger d’être pendu. »

En parlant ainsi il s’achemina vers son propre gîte pour y achever ses lamentations, ou pour recouvrer sa raison par le sommeil. Lambourne et l’officier tranchant le suivirent de près, ce dont ils eurent lieu de s’applaudir, car le geôlier, par pure habitude, était sur le point de fermer le guichet derrière lui, et s’ils ne fussent arrivés à temps pour l’en empêcher, ils auraient eu le plaisir d’être enfermés dans l’appartement d’où la comtesse venait de s’échapper.

Cette infortunée ne s’était pas plus tôt vue libre qu’elle s’était enfuie comme nous l’avons dit, dans les jardins. Elle avait contemplé de la fenêtre de la tour de Mervyn cet espace de terrain richement orné, et il lui sembla au moment de sa fuite que parmi ces nombreux bosquets, ces bois, ces fontaines, ces statues et ces grottes, elle pourrait trouver quelque retraite pour y rester cachée jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion de s’adresser à quelque protecteur auquel elle pourrait communiquer tout ce qu’elle oserait avouer de sa situation désespérée, et qui lui procurerait une entrevue avec son mari.

« Si je pouvais voir mon guide, pensait-elle, je saurais s’il a remis ma lettre. Si je pouvais même voir Tressilian, il vaudrait encore mieux m’exposer à la colère de Dudley en confiant ma triste situation à un homme qui est l’honneur même, que de courir le risque de me voir insultée de nouveau par les insolents valets de ce lieu de désordre. Je ne veux plus me renfermer dans un appartement. J’attendrai… je saisirai l’occasion. Au milieu de tant de créatures humaines il doit se trouver quelque bon cœur capable de comprendre ce que le mien souffre, et d’y compatir. »

En effet, plus d’une société entra dans les jardins et les traversa. Mais c’étaient des groupes joyeux de quatre ou cinq personnes, riant et plaisantant ensemble avec la gaîté d’un esprit libre de soucis. La retraite qu’avait choisie la comtesse lui permettait de se tenir cachée. Elle n’avait pour cela qu’à se retirer dans la profondeur d’une grotte décorée d’ornements rustiques et de sièges de mousse, et terminée par une fontaine. Là elle pouvait aisément rester cachée ou se découvrir, à son gré, à quelque promeneur solitaire que la curiosité pouvait attirer dans cette retraite romantique. Dans l’attente d’une occasion de ce genre, elle se regarda dans le clair bassin que la silencieuse fontaine lui présentait comme un miroir, et fut effrayée de son aspect au point de douter que, défigurée comme elle croyait l’être par son déguisement, aucune femme (car c’était surtout de son propre sexe qu’elle attendait le plus de compassion) consentît à entrer en conversation avec une personne d’une tournure aussi suspecte. En raisonnant ainsi, et comme une femme pour laquelle il n’est presque pas de circonstance dans la vie où le soin de son extérieur n’ait de l’importance, et comme une beauté qui avait quelque confiance dans le pouvoir de ses charmes, elle se débarrassa de son manteau de voyage et de son capuchon, et les mit à côté d’elle, afin de pouvoir les reprendre à l’instant, et avant que personne put arriver jusqu’à l’extrémité de la grotte, dans le cas où la présence importune de Varney ou de Lambourne lui rendrait ce déguisement nécessaire. Le costume qu’elle portait sous ses vêtements était d’un genre un peu théâtral et pouvait convenir au personnage fictif d’une des femmes qui devaient jouer un rôle dans la fête. Wayland, qui, dès le premier jour de leur voyage, avait été frappé de l’avantage de s’être fait passer pour un des acteurs, lui avait procuré le lendemain cet habillement. La fontaine lui offrant à la fois le miroir et l’eau qui lui étaient si nécessaires, Amy en profita pour faire promptement une courte toilette. Elle prit ensuite à la main sa petite cassette de bijoux, dans le cas où elle pourrait trouver en eux de puissants intercesseurs, et se retirant dans le coin le plus sombre et le plus reculé, elle s’assit sur un banc de mousse, espérant que la fortune lui enverrait quelque chance de salut ou quelque protecteur dont elle pût solliciter l’intervention.