Kenilworth/37

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 419-430).


CHAPITRE XXXVII.

LA MASCARADE.


Vous avez fait fuir la gaîté et troublé notre bonne réunion avec le plus admirable désordre.
Shakspeare. Macbeth.


On se souvint, par la suite, que pendant les banquets et les fêtes qui occupèrent le reste de ce jour fatal, la conduite de Leicester et de Varney fut entièrement différente de leur manière d’être habituelle. Sir Richard Varney avait été regardé jusque-là comme un homme propre au conseil et à l’action, plutôt que comme un homme de plaisir. Les affaires civiles et militaires semblaient être sa sphère naturelle ; et au milieu des divertissements et des fêtes, quoiqu’il s’entendît parfaitement à les ordonner, il ne jouait d’autre rôle que celui de simple spectateur ; ou, s’il exerçait son esprit, c’était d’une manière tranchante, caustique et railleuse, et plutôt pour se moquer de ces passe-temps et de ceux qui y prenaient part, que pour partager l’amusement général.

Mais ce jour-là, son caractère sembla changé. Il se mêla aux jeunes courtisans et aux dames, paraissant animé de la plus insouciante gaîté, et capable de rivaliser avec le plus fou. Ceux qui l’avaient regardé comme un homme livré à des vues plus graves et plus ambitieuses, d’après le ton caustique et amer avec lequel il parlait des gens qui, prenant la vie comme elle est, sont disposés à saisir tous les amusements qu’elle présente, s’aperçurent alors avec étonnement que son esprit ne le cédait point au leur en vivacité, son rire en gaîté, et son front en sérénité. Par quelle infernale hypocrisie put-il réussir à couvrir de ce voile de joie apparente les noirs desseins d’un des plus perfides cœurs qui aient jamais battu parmi les hommes ? c’est un secret inconnu à tout autre qu’à ses pareils, s’il en exista jamais. Doué de facultés extraordinaires, il ne les consacrait qu’aux plus criminelles actions.

Il en était tout autrement de Leicester. Quelque habitué qu’il fût à jouer le rôle de courtisan, à paraître gai, attentif, libre de tous soins, excepté celui d’augmenter le plaisir du moment, tandis que son cœur était secrètement en proie aux tourments de l’ambition mécontente, de la jalousie ou du ressentiment, ce cœur renfermait alors un hôte encore plus terrible, dont le cri ne pouvait être étouffé ni réduit au silence. L’on pouvait lire dans son œil distrait et sur son front sourcilleux que ses pensées étaient bien loin des lieux où il s’efforçait de faire bonne contenance. Ses regards, ses gestes, ses paroles, semblaient être le résultat d’une suite d’efforts continuels ; on eût dit que sa volonté avait en quelque sorte perdu la promptitude de son empire sur son esprit pénétrant et sur sa noble personne. Ses actions et ses gestes, au lieu de paraître la conséquence de la simple volonté, semblaient, comme ceux d’un automate, attendre la révolution de quelque machine intérieure avant de pouvoir s’accomplir ; et ses lèvres laissaient échapper ses paroles une à une, comme s’il eût dû penser d’abord à ce qu’il devait dire, puis de quelle manière il devait le dire, et comme si, après tout, ce n’eût été que par l’effort d’une attention continue qu’il achevait une phrase sans oublier l’un et l’autre.

Les effets singuliers que ces distractions produisaient sur les manières et la conversation du courtisan le plus accompli de l’Angleterre, et dont s’apercevait le plus humble et le dernier des domestiques qui approchaient de sa personne, ne pouvaient échapper à l’attention de la princesse la plus pénétrante de ce siècle. On ne peut pas douter non plus que la négligence et le désordre de sa conduite n’eussent attiré au comte de Leicester le plus sévère mécontentement de la part d’Élisabeth ; heureusement elle crut y voir le résultat de la crainte inspirée par ce mécontentement qu’elle avait exprimé le matin même avec tant de vivacité, et pensa qu’en dépit de tous les efforts du comte, cette crainte altérait l’aisance gracieuse qui lui était habituelle, et s’opposait au libre développement de son esprit aimable. Lorsque cette idée si flatteuse pour la vanité d’une femme se fut une fois emparée de l’imagination d’Élisabeth, elle servit à excuser de la manière la plus complète et la plus satisfaisante les nombreuses méprises et les distractions du comte de Leicester ; et le cercle attentif qui les entourait remarqua avec étonnement que, loin d’être irritée de ses négligences répétées et de son défaut continuel d’attention (points sur lesquels elle était ordinairement fort rigoureuse), la reine cherchait à lui donner le temps et les moyens de se remettre, avec une indulgence qui paraissait incompatible avec son caractère naturel. Il était évident cependant qu’Élisabeth n’aurait pas long-temps toléré l’inconvenance de cette conduite, et aurait fini par lui donner une interprétation différente et plus sévère, lorsque le comte fut demandé par Varney qui désirait lui parler dans un autre appartement.

Après s’être fait deux fois répéter ce message, il se leva et allait sortir sans réflexion ; mais s’arrêtant, il se retourna, et sollicita de la reine la permission de s’absenter pendant quelques moments pour des affaires de la plus grave importance.

« Allez, milord, dit la reine ; nous savons que notre présence doit donner lieu à des circonstances qui peuvent demander qu’on y pourvoie à l’instant. Cependant, milord, si vous voulez que nous vous regardions comme honoré de notre séjour, nous vous supplions de moins veiller à nos plaisirs, et de nous recevoir avec un visage un peu plus satisfait que celui que vous nous avez offert en ce jour ; car, que le convive soit un prince ou un paysan, c’est le bon accueil de l’hôte qui forme la meilleure partie de la fête. Allez donc, milord, et nous espérons vous voir revenir avec un front sans nuages, et avec cette liberté d’esprit que vous apportez ordinairement au milieu de vos amis. »

Leicester s’inclina profondément pour toute réponse, et sortit. À la porte de l’appartement il trouva Varney, qui s’empressa de le prendre à part, et lui dit tout bas : « Tout va bien !

— Masters l’a-t-il vue ? demanda le comte.

— Oui, milord ; et comme elle n’a voulu ni répondre à ses questions, ni alléguer aucune raison de son refus, il donnera une déclaration complète qu’elle est atteinte d’une aliénation mentale, et qu’il faut la confier aux soins de sa famille ; l’occasion est donc favorable pour l’emmener comme nous l’avons projeté.

— Mais Tressilian, dit Leicester.

— Il n’apprendra pas son départ au moment même, répondit Varney, car il aura lieu ce soir, et demain on aura soin de lui.

— Non, sur mon âme, répondit Leicester ; je veux satisfaire ma vengeance sur lui de mes propres mains.

— Vous, milord, sur un personnage aussi insignifiant que Tressilian… Non, milord ! il y a long-temps qu’il désire parcourir les pays étrangers. Laissez-moi vous en débarrasser… J’aurai soin qu’il ne revienne pas ici faire de mauvais rapports.

— Il n’en sera pas ainsi, Varney, de par le ciel ! s’écria Leicester. Appelles-tu insignifiant un ennemi qui a eu le pouvoir de me faire une blessure si profonde, que toute ma vie ne doit plus être maintenant qu’une suite de douleurs et de remords ? Non, plutôt que d’abandonner le droit de me faire justice de ma propre main sur cet abominable scélérat, je dévoilerais toute la vérité au pied du trône d’Élisabeth, et j’appellerais à la fois sa vengeance sur leur tête et sur la mienne. »

Varney vit avec beaucoup d’inquiétude que son maître était parvenu à un tel point d’agitation que, s’il ne lui cédait pas, il était capable de suivre la résolution désespérée qu’il annonçait, et qui amènerait la ruine immédiate de tous les projets d’ambition qu’il avait formés pour le comte et pour lui. Mais la rage de Leicester paraissait à la fois furieuse et profondément concentrée ; et tandis qu’il parlait, ses yeux lançaient des éclairs : l’excès de sa fureur faisait trembler sa voix, et une légère écume se montrait sur ses lèvres.

Son confident fit une tentative hardie et qui lui réussit, pour obtenir de l’ascendant sur lui dans ce moment de violente émotion. « Milord, » lui dit-il en le conduisant devant une glace, « regardez votre image dans ce miroir, et jugez si les traits décomposés qu’il réfléchit appartiennent à quelqu’un qui, dans une pareille extrémité, soit capable de prendre une résolution par lui-même.

— Eh bien ! que voudrais-tu donc faire de moi ? » dit Leicester frappé du changement de sa physionomie, quoique offensé de la liberté de Varney. « Dois-je être ton pupille, ton vassal, le sujet et l’esclave de mon serviteur ?

— Non, milord, » répondit Varney avec fermeté, « mais soyez maître de vous-même et de vos passions. Milord, moi, né votre vassal, je suis honteux de voir le peu de fermeté que vous opposez aux orages des passions. Allez aux pieds d’Élisabeth, accusez votre femme et son amant d’adultère ; reconnaissez-vous au milieu de tous vos pairs pour une dupe qui, ayant épousé une campagnarde, a été trompé par elle et par son galant érudit. Allez, milord ; mais auparavant recevez les adieux de Richard Varney, et reprenez tous les bienfaits que vous lui accordâtes jusqu’à ce jour. Il servait le noble, le superbe, le magnanime Leicester, et il était plus fier de dépendre de lui que de commander à des milliers d’hommes. Mais le faible lord qui plie à chaque circonstance contraire, et dont les résolutions judicieuses se dissipent dans l’agitation tumultueuse de ses passions, comme la paille chassée par le vent, n’est pas le maître de Richard Varney. Ce dernier est autant au-dessus de lui par la force d’âme qu’il lui est inférieur par la fortune et par le rang. »

Varney parla ainsi sans hypocrisie, car bien que la fermeté d’esprit dont il se vantait fût de la dureté et de l’inflexibilité, cependant il se sentait réellement l’ascendant dont il faisait gloire, et l’intérêt véritable qu’il prenait au sort de Leicester donnait à sa voix et à son air une émotion inaccoutumée.

Leicester fut vaincu par le ton de supériorité que venait de prendre son serviteur. Le malheureux comte crut voir son dernier ami prêt à l’abandonner. Il étendit la main vers Varney en lui disant : « Ne m’abandonne pas… Que veux-tu donc que je fasse ?

— Redevenez vous-même, mon noble maître, » dit Varney en touchant de ses lèvres la main du comte, après l’avoir respectueusement saisie entre les siennes. « Montrez-vous ce que vous êtes, supérieur aux orages des passions qui brisent les âmes faibles. Êtes-vous le premier qui ait été trompé en amour, le premier auquel une femme vaine et licencieuse ait réussi à inspirer un amour qu’elle a ensuite méprisé et dont elle s’est joué ? et vous laisserez-vous aller à la frénésie pour n’avoir pas été plus sage que les plus sages des hommes ? Qu’elle soit comme si elle n’avait jamais été qu’elle s’efface de votre souvenir, comme indigne d’y avoir jamais eu de place. Que votre énergique résolution de ce matin, que j’ai assez de zèle et de courage pour exécuter, soit comme le décret d’un être supérieur… un acte de justice sans passion… Elle a mérité la mort… qu’elle meure ! »

Pendant qu’il parlait ainsi, le comte lui pressait fortement la main et comprimait ses lèvres avec violence, comme s’il se fût efforcé de prendre de son confident une portion de cette fermeté calme, froide et inflexible qu’il lui recommandait. Lorsque celui-ci se tut, le comte continua de tenir sa main jusqu’à ce qu’après un effort pour arriver à une décision calme, il fût en état de prononcer : « Qu’il en soit ainsi, qu’elle meure ! mais une larme, du moins, m’est permise.

— Pas une seule, milord, » interrompit Varney, qui vit à l’œil troublé et aux traits renversés de son maître, qu’il allait céder à son émotion ; « pas une larme, le temps ne le permet pas : il faut songer à Tressilian…

— En effet, dit le comte, c’est là un nom qui n’appelle pas les larmes, mais le sang. Varney, j’y ai songé, et j’ai pris ma résolution. Aucun argument, aucune prière ne pourra m’en faire changer. Tressilian sera ma victime.

— C’est une folie, milord ; mais votre volonté est trop puissante pour que je mette obstacle à votre vengeance. Cependant consentez, du moins, à choisir l’occasion favorable, et à ne point agir jusqu’à ce que cette dernière se présente.

— Tu me dirigeras dans tout, comme tu l’entendras, dit Leicester ; seulement, ne me contredis pas sur ce point.

— Eh bien donc, milord, dit Varney, j’exige de vous, d’abord, que vous vous observiez et que vous changiez cette conduite étrange et pleine d’égarement qui a attiré sur vous, ce soir, les yeux de toute la cour, et que, sans l’obligeance indulgente avec laquelle la reine vous traite, obligeance qui va bien au delà de son caractère, elle ne vous eût jamais donné l’occasion de réparer.

— Ai-je, en effet, été si imprudent ? » dit Leicester, comme quelqu’un qui s’éveille d’un rêve. « Il me semblait avoir assez bien dissimulé ; mais ne crains rien, mon cœur est maintenant soulagé… je suis calme… mon horoscope s’accomplira ; et, pour qu’il s’accomplisse, je vais appeler à mon aide toutes les facultés de mon esprit. Ne crains rien, te dis-je… je vais rejoindre la reine… Tes regards et ton langage même ne seront pas plus impénétrables que les miens. As-tu quelque autre chose à me dire ?

— J’ai à vous demander la bague[1] qui porte votre sceau, dit Varney gravement, afin qu’elle me soit un gage près des domestiques qu’il me faudra employer, que j’ai toute votre autorité pour les faire agir. »

Leicester tira la bague servant de cachet dont il faisait ordinairement usage, et la remit à Varney d’un air troublé, ajoutant à demi-voix, mais avec une expression terrible… « Ce que tu feras, fais-le vite. »

Cependant l’absence prolongée du noble lord avait excité dans le salon où était la reine un peu d’étonnement et d’inquiétude ; la joie de ses amis fut donc grande quand ils le virent entrer comme un homme qui, suivant toute apparence, venait d’être allégé du poids de tous ses soucis. Leicester tint fidèlement, ce soir-là, la promesse qu’il avait faite à Varney qui, ne voyant plus la nécessité de soutenir un caractère aussi différent du sien que celui qu’il avait affecté pendant la première partie de la journée, reprit insensiblement le rôle qu’il jouait d’ordinaire dans la société, celui d’observateur grave, pénétrant et caustique.

Leicester se comporta auprès d’Élisabeth comme un homme qui connaissait bien toute la force de ses facultés naturelles et sa faiblesse sur un ou deux points particuliers. Il était trop adroit pour quitter tout-à-coup l’air sombre qu’il avait avant de sortir avec Varney ; mais en approchant d’elle, cette expression parut se changer en une teinte de mélancolie mêlée de tendresse. Dans le cours de la conversation avec Élisabeth, et lorsque celle-ci, touchée de compassion, lui eut donné des marques répétées de sa faveur pour le consoler, ces sentiments apparents firent place à une galanterie passionnée, la plus soutenue, la plus délicate, la plus insinuante, et pourtant la plus respectueuse qu’un sujet ait jamais adressée à sa souveraine. Élisabeth l’écoutait dans une espèce d’enchantement, sa jalousie du pouvoir s’était endormie par degrés, sa résolution de renoncer à tous les liens domestiques et sociaux pour se consacrer exclusivement au bonheur de son peuple commençait à s’affaiblir, et l’étoile de Dudley dominait encore une fois sur l’horizon de la cour.

Mais cette victoire de Leicester sur la nature et sur sa conscience était amèrement troublée, non seulement par la révolte secrète de ses sentiments contre la violence qu’il leur faisait, mais encore par plusieurs circonstances accidentelles, qui, pendant la durée du banquet et dans le cours des divertissements de la soirée, vinrent faire vibrer en lui cette corde dont le moindre frémissement était douloureux.

Les courtisans, par exemple, étaient dans la grande salle, après avoir quitté celle du banquet, et attendaient l’entrée d’une brillante mascarade qui devait composer le divertissement de la soirée, lorsque la reine interrompit une conversation pleine des plus folles saillies entre le comte de Leicester, lord Willoughby, Raleigh, et d’autres courtisans, en disant : « Nous vous accuserons de haute trahison, milord, si vous continuez, dans le complot que vous avez formé, de nous assassiner à force de nous faire rire. Mais voici quelqu’un qui peut à son gré nous rendre à tous la gravité, notre savant médecin Masters, avec des nouvelles sans doute de notre pauvre suppliante lady Varney… Non, milord, nous ne vous permettrons pas de nous quitter ; car, comme il s’agit ici d’une discussion entre gens mariés, nous ne regardons pas notre expérience comme capable d’en décider sans de bons avis. Eh bien ! Masters, que pensez-vous de l’épouse fugitive ? »

Le sourire qui était sur les lèvres de Leicester quand la reine l’interrompit, y resta arrêté comme s’il y eût été formé par le ciseau de Michel-Ange ou de Chantry, et il écouta les paroles du médecin avec la même immobilité d’expression : « Lady Varney, gracieuse souveraine, est sombre et taciturne, et a voulu à peine me répondre sur l’état de sa santé. Elle paraît poursuivie de l’idée de plaider elle-même sa cause devant vous, et ne veut satisfaire aux questions d’aucun personnage inférieur.

— Que le ciel nous en préserve ! dit la reine ; nous avons déjà assez souffert des mésintelligences et du trouble que cette pauvre aliénée semble porter avec elle partout où elle va… Ne le pensez-vous pas, milord ? » ajouta-t-elle en faisant cet appel à Leicester, avec une expression dans le regard qui indiquait un regret, mêlé de quelque chose de tendre, inspiré par leur mésintelligence du matin. Leicester eut la force de s’incliner profondément ; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne trouva point celle d’exprimer, par des paroles, qu’il partageait l’opinion de la reine.

« Vous êtes vindicatif, milord, dit-elle ; mais nous vous en punirons un jour. Pour revenir encore une fois à ce trouble-fête, à cette lady Varney, comment va-t-elle, Masters ?

— Elle est taciturne, madame, comme je l’ai déjà dit, répondît Masters, et refuse de répondre aux questions qu’on lui fait, et de se soumettre à l’autorité du médecin. Je la crois atteinte d’un délire que je suis porté à appeler hypocondria, plutôt que frénésie ; et je pense qu’il vaudrait mieux qu’elle fût soignée chez elle par son mari, et transportée loin de tout ce fracas de fêtes qui trouble sa faible imagination et la remplit d’images fantastiques. Elle a l’air de vouloir faire entendre qu’elle est quelque grande dame déguisée, une comtesse ou une princesse peut-être… Que Dieu leur soit en aide ! telles sont les illusions de ces pauvres aliénés.

— Alors, dit la reine, qu’on se hâte de l’emmener. Que Varney lui donne tous les soins que l’humanité réclame ; mais que le château en soit débarrassé à l’instant. Elle s’en croirait bientôt la dame, je gage. C’est bien dommage, cependant, qu’une si belle personne ait une raison si faible. Qu’en pensez-vous, milord ?

— C’est bien dommage, assurément, » dit le comte, répétant ces mots comme une tâche qui lui aurait été imposée.

« Mais peut-être, dit Élisabeth, n’êtes-vous pas de notre avis quant à sa beauté ; et en effet, nous avons vu des hommes préférer une taille plus imposante et plus majestueuse à celle de cet être délicat et fragile qui penche la tête comme un lis brisé. Oui, les hommes sont des tyrans, milord, qui estiment les difficultés d’un combat bien plus que le triomphe d’une conquête facile, et qui, semblables à de vigoureux champions, préfèrent les femmes qui leur disputent le plus long-temps la victoire. Je suis de votre avis, Rutland, que si milord Leicester avait pour femme cette poupée de cire coloriée, il voudrait la voir morte avant l’expiration de la lune de miel. »

En parlant ainsi, elle regarda Leicester d’une manière si expressive que, bien que son cœur se révoltât contre son insigne perfidie, il se fit assez de violence pour répondre à demi-voix que l’amour de Leicester était plus humble que Sa Majesté ne pensait, puisqu’il l’avait placé là où il ne devait jamais commander, mais toujours obéir.

La reine rougit, et lui ordonna de se taire, d’un air qui annonçait assez qu’elle ne s’attendait pas à être obéie. Mais à ce moment, les fanfares des trompettes et des timbales, qui se firent entendre du haut d’un balcon qui dominait la salle, annoncèrent l’entrée des masques, et soulagèrent Leicester de l’horrible état de contrainte et de dissimulation où l’avaient conduit les résultats de sa duplicité.

La mascarade qui entra était composée de quatre troupes séparées, se suivant alternativement à de courts intervalles, et dont chacune se composait de six personnages principaux et d’autant de porteurs de torches, représentant une des nations qui jadis avaient envahi l’Angleterre.

Les Bretons aborigènes, qui entrèrent d’abord, étaient précédée de deux anciens druides, dont les cheveux blancs étaient ornés d’une couronne de chêne, et qui portaient à la main des branches de gui. Les masques qui marchaient après ces vénérables personnages étaient suivis de deux bardes habillés de blanc et portant des harpes, dont ils jouaient de temps à autre en chantant un ancien hymne à Bélus ou le Soleil. Les Bretons aborigènes avaient été choisis parmi les jeunes gentilshommes de la taille la plus haute et la plus robuste qui suivaient la cour. Leurs masques étaient accompagnés de longues barbes frisées et de chevelures épaisses. Leurs vêtements étaient de peaux de loup et d’ours, tandis que leurs jambes, leurs bras et la partie supérieure de leur corps étaient couverts par un léger tissu de soie couleur de chair, sur lequel on avait tracé en lignes grotesques des images des corps célestes, d’animaux, et d’autres objets de la création : ce tatouage leur donnait l’aspect vivant de nos ancêtres, dont les Romains furent les premiers conquérants.

Les fils de Rome, venus pour civiliser autant que pour conquérir, se présentèrent ensuite devant l’assemblée, et le directeur de la fête avait imité avec exactitude les casques élevés et le costume militaire de ce peuple célèbre, auquel il avait donné le bouclier léger et solide à la fois et la courte épée à deux tranchants, dont l’usage les avait rendus les vainqueurs du monde. Les aigles romaines étaient portées devant eux par deux porte-étendards, qui récitaient un hymne à Mars, et les guerriers classiques suivaient du pas grave et majestueux d’hommes qui aspirent à la conquête de l’univers.

Le troisième quadrille représentait les Saxons, revêtus des peaux d’ours qu’ils avaient apportées avec eux des forêts de la Germanie, et tenant dans leurs mains ces redoutables haches d’armes qui firent tant de carnage parmi les naturels bretons. Ils étaient précédés de deux scaldes qui chantaient les louanges d’Odin.

Venaient enfin les chevaliers normands avec leurs cottes de mailles, leurs casques d’acier, et tout l’attirail de la chevalerie ; devant eux marchaient deux ménestrels qui chantaient la gloire des armes et l’amour des dames.

Ces quatre troupes entrèrent dans la vaste salle avec le plus grand ordre, chaque quadrille s’arrêtant un moment pour que les spectateurs pussent satisfaire leur curiosité. Ensuite ils marchèrent tous ensemble autour de la salle, afin de se déployer avec plus d’effet ; et enfin, faisant ranger derrière eux les porteurs de torches, ils formèrent plusieurs rangs des deux côtés de la salle, de telle sorte que les Romains en face des Bretons, et les Saxons en face des Normands, semblaient se regarder mutuellement avec des yeux de surprise, et parurent bientôt s’animer d’une fureur qu’ils exprimèrent par des gestes menaçants. Au moment où les éclats d’une musique guerrière se firent entendre de la galerie, les masques tirèrent leurs épées de tous côtés, et s’avancèrent l’un contre l’autre avec le pas mesuré d’une espèce de pyrrhique, ou danse militaire, frappant leurs armes contre le bouclier de leurs adversaires, et les croisant avec fracas lorsqu’ils se rencontraient dans les évolutions de la danse. C’était un spectacle très agréable que l’ordre et la régularité observés par ces différentes troupes au milieu de mouvements qui n’avaient rien de régulier, se mêlant et se séparant ensuite pour reprendre leurs places premières, suivant les variations de la musique.

Cette danse symbolique représentait les combats qui avaient eu lieu parmi les différentes nations qui avaient anciennement habité l’Angleterre.

À la fin, après plusieurs évolutions qui causèrent beaucoup de plaisir aux spectateurs les sons d’une bruyante trompette se firent entendre, comme si elle sonnait le combat, ou même la victoire. Les guerriers cessèrent immédiatement leur lutte simulée, et se rassemblant sous leurs premiers chefs, ou sous leurs introducteurs, car c’était là le terme adopté, ils semblèrent partager l’impatience avec laquelle les assistants attendaient le spectacle qui allait s’offrir à leurs regards.

Les portes de la salle s’ouvrirent, et le personnage que l’on vit entrer n’était rien moins que l’enchanteur Merlin dans un costume étrange et mystique, qui convenait à sa naissance ambiguë et à son pouvoir magique. Derrière lui et à ses côtés sautaient et gambadaient plusieurs figures extraordinaires, destinées à représenter les esprits prêts à exécuter ses ordres puissants ; et cette partie du spectacle avait tant d’intérêt pour les subalternes du château et autres individus de la classe inférieure, que beaucoup en oublièrent le respect dû à la reine, jusqu’à se glisser à l’entrée de la salle.

Le comte de Leicester, voyant que ses officiers avaient quelque peine à les repousser, sans occasionner un désordre inconvenant en présence de la reine, se leva pour aller lui-même à l’autre extrémité de la salle. Élisabeth, toujours pleine d’égards pour la classe du peuple, demanda qu’on le laissât jouir de ce spectacle sans le troubler. Ce n’était qu’un prétexte pour Leicester ; son véritable motif était de s’affranchir, ne fût-ce qu’un seul instant, de la tâche cruelle de cacher sous le voile de la gaîté et de la galanterie les angoisses déchirantes de la honte, de la fureur et du remords, mêlées à la soif de la vengeance. Il imposa silence, du regard et du geste, à la foule vulgaire rassemblée au bout inférieur de la salle ; mais au lieu de retourner auprès de Sa Majesté, il s’enveloppa de son manteau, et se mêlant à la foule, resta en quelque sorte spectateur inaperçu de la mascarade.

Merlin étant entré et s’étant avancé dans la salle, appela auprès de lui, par un mouvement de sa baguette magique, les introducteurs des troupes rivales, et leur annonça, dans un discours poétique, que l’île de la Grande-Bretagne était maintenant gouvernée par une vierge royale à laquelle ils devaient rendre hommage selon les arrêts du destin, en la priant de prononcer sur les diverses prétentions que chacun élevait d’être la tige principale d’où les habitants actuels, heureux sujets de cette angélique princesse, tiraient leur origine.

Conformément à ces ordres, les quatre troupes, marchant d’un pas solennel au son de la musique, défilèrent successivement devant Élisabeth, lui faisant en passant, chacune, d’après la coutume du peuple qu’elle représentait, le salut le plus profond et le plus respectueux, qu’elle leur rendit avec la courtoisie gracieuse qu’elle s’était plu à montrer depuis son arrivée à Kenilworth.

Les introducteurs des différentes mascarades ou quadrilles alléguèrent alors, chacun en faveur de sa troupe, les motifs qu’ils avaient pour réclamer la préséance sur les autres ; et quand ils eurent tous été entendus à leur tour, la reine leur fit cette gracieuse réponse : « Qu’elle regrettait de n’être pas plus capable de décider la question embarrassante qui lui était proposée par l’ordre du célèbre Merlin ; mais qu’il lui semblait qu’aucune de ces nations ne pouvait réclamer en particulier la gloire d’avoir le plus contribué à former les Anglais de son temps, qui lui paraissaient tenir de chacune d’elles quelque digne attribut de leur caractère. Ainsi, ajouta-t-elle, les Anglais ont conservé des anciens Bretons leur esprit hardi et indomptable de liberté ; des Romains leur courage discipliné, leur amour pour les lettres et la civilisation pendant la paix ; des Saxons leurs lois sages et équitables ; et des chevaliers normands leur passion pour l’honneur et la courtoisie, et leur généreux enthousiasme pour la gloire. «

Merlin répondit avec présence d’esprit qu’il fallait en effet que tant de nobles qualités se réunissent chez les Anglais et en fissent en quelque sorte le modèle des autres nations, puisqu’elles pouvaient les rendre dignes du bonheur dont ils jouissaient sous le règne d’Élisabeth d’Angleterre.

La musique recommença alors, et les quadrilles avec Merlin et sa troupe sortaient déjà de la salle remplie d’une multitude de spectateurs, lorsque Leicester, qui, comme nous l’avons dit, était resté à l’extrémité inférieure, et se trouvait en conséquence mêlé à une partie de la foule, se sentit tirer par son manteau, et entendit en même temps une voix lui dire tout bas à l’oreille : « Je désire avoir immédiatement une conférence avec vous. »


  1. Signet ring. a. m.