Kenilworth/5

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 56-66).


CHAPITRE V.

L’ENTRETIEN AVEC LE COURTISAN.


C’était un homme connaissant le monde, comme un pilote sa boussole ; son aiguille était toujours tournée vers l’intérêt, et il déployait ses voiles avec avantage au vent des passions d’autrui.
Le Trompeur, tragédie.


Antony Foster était encore discutant avec la belle étrangère, qui accueillait avec mépris ses prières et ses instances pour qu’elle rentrât dans son appartement, quand un coup de sifflet se fit entendre à la porte de la maison.

« Nous voilà bien, dit Foster ; c’est le signal de milord. Que lui répondre dans le désordre survenu en cette maison ? par ma conscience, je n’en sais rien. Il faut que quelque mauvais génie soit attaché aux talons de ce pendard de Lambourne ; et si, contre toute probabilité, il a échappé à la potence, ç’a été tout exprès pour venir ici causer ma perte.

— Paix ! monsieur, dit la jeune dame, et allez ouvrir la porte à votre maître. Milord ! mon cher lord ! » s’écria-t-elle en se précipitant à l’entrée de l’appartement ; puis elle ajouta avec un ton de désappointement marqué : « Dieu ! ce n’est que Richard Varney.

— Oui, madame, » dit Varney en entrant et saluant avec une respectueuse soumission la jeune dame, qui lui rendit son salut avec une insouciance mêlée de déplaisir ; « oui, ce n’est que Richard Varney ; mais le premier nuage même qui brille à l’orient est agréable, parce qu’il annonce l’approche du soleil.

— Hé bien ! milord vient-il ici ce soir ? « dit la jeune dame avec une joie qui n’était pas sans quelque crainte, et Antony Foster répéta la question. Varney répondit à la dame que milord se proposait de venir la voir, et il allait ajouter quelque compliment lorsque, courant à la porte du parloir, elle cria à haute voix : « Jeannette ! Jeannette ! vite à mon cabinet de toilette. » Puis revenant près de Varney, elle lui demanda si milord ne lui avait pas donné quelque commission pour elle.

« Cette lettre, madame, » dit-il en lui remettant un petit paquet entortillé d’un fil de soie écarlate, « et avec elle un présent à la reine de ses affections. » La jeune dame, avec la vivacité d’un enfant, essaya de dénouer le lien de soie qui entourait cet envoi ; ne pouvant y réussir, elle appela de nouveau Jeannette : « Apportez-moi un couteau, des ciseaux… quelque chose qui puisse faire sauter ce nœud jaloux.

— Mon petit poignard ne peut-il faire votre affaire, madame ? » dit Varney en lui présentant une dague d’un travail exquis qui était suspendue à son ceinturon de cuir de Turquie.

« Non, monsieur, » répondit la jeune dame en repoussant l’instrument qui lui était offert, « votre poignard ne coupera pas mon nœud d’amour.

— Il en a coupé bien d’autres, » dit Foster à demi-voix, en regardant Varney.

Cependant le nœud fut dénoué sans autre secours que les doigts habiles et délicats de Jeannette, jeune et jolie personne, fille de Foster, qui était accourue à la voix de sa maîtresse. Un collier de perles orientales, accompagné d’un billet parfumé, fut bientôt extrait du paquet. La dame, après y avoir jeté un léger coup d’œil, remit l’un à sa suivante, puis elle lut ou plutôt dévora le contenu de l’autre.

« À coup sûr, madame, dit Jeannette en regardant avec admiration les rangées de perles, « les filles de Tyr ne portaient pas de plus beaux colliers que celui-ci. Et la devise : Pour un cou encore plus beau ! Chacune des perles vaut une fortune.

— Et chaque mot de ce papier chéri vaut tout le collier, mon enfant… Mais viens à mon cabinet de toilette ; il faut nous faire belle ; milord vient ici ce soir… Il me prie de vous bien accueillir, monsieur Varney, et ses désirs sont une loi pour moi… Je vous invite à une collation dans mon appartement, cette après-midi, et vous aussi, monsieur Foster. Donnez des ordres pour que tout soit prêt et convenablement disposé pour recevoir milord ce soir… » En disant ces mots, elle quitta la salle.

« Elle prend déjà un ton, dit Varney, et fait une faveur de sa présence, comme si elle partageait déjà le rang de milord. Il n’y a pas de mal… Il est sage de répéter d’avance le rôle que la fortune nous destine à jouer… Le jeune aigle doit s’exercer à regarder le soleil avant de prendre son essor pour s’élever vers lui.

— Si en tenant la tête haute on garantit ses yeux d’être éblouis, la jeune dame ne baissera pas la crête ; elle prendra bientôt son vol hors de la portée de mon sifflet. Monsieur Varney, je vous assure que déjà maintenant elle me traite avec fort peu d’égards.

— C’est ta faute, tête dure et sans invention, qui ne connais d’autre moyen de répression que la force ouverte et brutale… Ne peux-tu lui rendre l’intérieur de la maison agréable, au moyen de la musique et d’autres amusements ? Ne peux-tu lui rendre l’extérieur redoutable par des contes de revenants ? Tu habites près du cimetière, et tu n’as pas encore eu l’esprit d’en faire surgir un fantôme pour retenir tes femmes dans une bonne discipline !

— Ne parlez pas de cela, Varney ; je ne crains pas les vivants, mais je ne badine pas avec mes voisins du cimetière. Je vous assure qu’il faut un grand courage pour vivre si près d’eux ; le digne M. Holdforth, le prédicateur du soir de Sainte-Antholine, eut une belle frayeur la dernière fois qu’il vint me rendre visite.

— Trêve à tes discours superstitieux ! Et pendant que tu parles de visites, dis-moi, maudit coquin, comment il se fait que j’ai trouvé Tressilian à la petite porte du parc.

— Tressilian ! répondit Foster ; je ne connais pas de Tressilian… Je n’ai jamais entendu ce nom.

— Eh ! non, sot, le choucas de Cornouailles[1], à qui le vieux sir Hugh Robsart destinait sa jolie Amy. Et cet écervelé est sans doute venu ici pour tâcher de voir sa belle fugitive. Il faut prendre quelques mesures à son égard ; car il se regarde comme outragé, et il n’est pas homme à s’endormir là-dessus. Heureusement il ne sait rien sur le compte de milord, et croit n’avoir affaire qu’à moi. Mais, au nom du diable, comment est-il venu ici ?

— Lui ! avec Michel Lambourne que vous devez connaître.

— Et qui est ce Michel Lambourne ? demanda Varney. Par le ciel ! tu aurais mieux fait de mettre un écriteau au-dessus de ta porte, et d’inviter tous les vagabonds qui rôdent par ici à venir voir ce que tu devrais cacher même au soleil et à l’air.

— Bien ! fort bien ! monsieur Richard Yarney ; voilà la récompense, comme on les donne à la cour, de mes services envers vous. Ne m’avez-vous pas chargé de vous chercher un homme, porteur d’une bonne épée et d’une conscience à toute épreuve ? Et ne m’occupais-je pas de vous trouver un pareil homme ? (car, grâce à Dieu, il n’y a pas de gens de cette espèce parmi mes connaissances) lorsque le ciel voulut que ce grand vaurien, qui est sous tous les rapports le coquin fieffé que vous demandez, se présentât avec tant d’impudence pour entrer en relation avec moi. J’écoutai sa demande, croyant vous faire plaisir : et voilà comme vous me remerciez de m’être déshonoré en conversant avec lui !

— Mais comment se fait-il que ce vaurien, à qui il ne manque probablement, pour te ressembler en tout, que la couche d’hypocrisie qui recouvre ton cœur de scélérat, de même qu’une feuille d’or recouvre le fer rouillé… comment se fait-il qu’il ait amené ici le vertueux, le sentimental Tressilian ?

— Ils sont venus ensemble, par le ciel ! Et Tressilian… pour vous dire l’exacte vérité, sur mon Dieu ! a obtenu un moment d’entrevue avec notre jolie poupée, tandis que je causais à part avec Lambourne.

— Imprudent coquin ! nous sommes perdus tous les deux. Elle a dans ces derniers temps reporté ses pensées vers la maison de son père, toutes les fois que son noble amant l’a laissée seule. Si ce benêt avec ses sermons l’a décidée à retourner à son ancien perchoir, c’en est fait de nous.

— N’ayez pas peur, monsieur Varney, elle n’est pas d’humeur à se laisser prendre à ses amorces, car elle a crié quand elle l’a vu, comme si un serpent l’avait piquée.

— Voilà qui est bon… Ne peux-tu savoir de ta fille ce qui s’est passé entre eux, bon Foster ?

— Je vous dis franchement, monsieur Varney, que ma fille ne doit pas entrer dans nos projets, ni suivre les mêmes voies que nous. Tout cela peut me convenir à moi qui sais comment me repentir de mes méfaits ; mais je ne veux pas mettre en danger l’âme de mon enfant, ni pour votre bon plaisir, ni pour celui de milord. Je puis marcher au milieu des pièges et des embûches, parce que j’ai de la prudence ; mais je ne veux pas y engager ma pauvre fille.

— Ne sais-tu pas, méfiant original, que j’ai autant de répugnance que toi à faire entrer dans mes projets ta pécore de fille, et à la faire aller en enfer, côte à côte avec son père ? Mais ne pouvais-tu pas d’une manière indirecte tirer d’elle quelques renseignements ?

— C’est ce que j’ai fait aussi, et elle m’a dit que sa maîtresse avait pleuré sur la maladie de son père.

— Bien ! voilà qui est bon à savoir, et je bâtirai là-dessus. Mais il faut débarrasser le pays de Tressilian. Je n’aurais voulu charger personne de cette affaire, car je le hais comme le poison ; sa présence est pour moi de la ciguë… J’en eusse été délivré aujourd’hui, mais le pied m’a glissé ; et à dire vrai, si ton camarade n’était venu là-bas à mon aide, je saurais maintenant si c’est le chemin du ciel ou de l’enfer que vous et moi avons suivi.

— Et vous parlez ainsi d’un tel risque ? Il faut que vous ayez bien du courage, monsieur Varney !… Quant à moi, si je n’espérais vivre encore bien des années, et avoir du temps devant moi pour le grand œuvre du repentir, je ne voudrais pas marcher de compagnie avec vous.

— Oh ! tu vivras autant que Mathusalem, tu amasseras autant de richesses que Salomon, et tu te repentiras si dévotement que ton repentir deviendra aussi célèbre que tes crimes… et c’est beaucoup dire ! Mais malgré tout il faut surveiller Tressilian. Ton vaurien s’est chargé de le suivre à la piste. Il y va de notre fortune, Tony.

— Je le sais, je le sais, » répondit tristement Foster ; « voilà ce que c’est que de s’être ligué avec un homme qui ne connaît même pas assez l’Écriture pour savoir que l’ouvrier mérite son salaire. Il faut, comme à l’ordinaire, que j’aie toute la peine et tous les risques.

— Des risques ! et quels si grands risques, je vous prie ? Ce drôle viendra rôder autour de ton domaine, ou de ta maison : si tu le prends pour un voleur ou un braconnier, n’est-il pas naturel que tu le reçoives avec de l’acier ou avec du plomb ? Un chien d’attache aussi mord ceux qui approchent de sa niche : qui s’avisera de t’en blâmer ?

— Oui, c’est bien cela ; je travaille comme un chien pour vous, et vous me payez comme un chien. Vous, monsieur Varney, vous vous êtes assuré la belle propriété de cette vieille fondation de la superstition, et moi je n’ai que la pauvre jouissance que vous me laissez de cette maison, jouissance qui peut être révoquée selon votre bon plaisir.

— Et tu voudrais que l’usufruit se convertît en propriété ?… La chose pourra bien arriver, Antony Foster, si tu sais t’en rendre digne par de bons services… Mais doucement, bon Tony, ce n’est pas en prêtant une chambre ou deux de cette vieille maison pour servir de cage au joli perroquet de milord ce n’est pas non plus en fermant les portes et les fenêtres pour l’empêcher de fuir, que tu pourras y parvenir. Souviens-toi que la rente et les dîmes sont estimées à une valeur nette de soixante-dix-neuf livres sterling cinq shillings et cinq pences et demi par an, sans compter ce que rapportent les bois. Allons, allons, il faut avoir de la conscience ; de grands et de secrets services pourront te mériter ces avantages et quelque chose de mieux… Pour le présent, fais-moi venir ton valet pour m’ôter mes bottes… Sers-nous à dîner et une bouteille de ton meilleur vin… J’irai ensuite voir cette grive, en grand costume, avec la gaieté sur le visage et dans le cœur. »

Ils se séparèrent alors, et à midi, heure à laquelle on dînait dans ce temps, ils se retrouvèrent à table. Varney était élégamment vêtu, comme un courtisan de l’époque, et Foster lui-même avait un peu meilleure mine, autant du moins que la toilette pouvait corriger un extérieur aussi ingrat.

Ce changement n’échappa point à Varney. Le repas fini et la nappe enlevée, lorsqu’on les eut laissés seuls : « Te voilà brillant comme un chardonneret, dit Varney en regardant son hôte ; je crois qu’à présent tu pourrais nous siffler une gigue. Mais je vous demande pardon, un pareil acte pourrait vous faire chasser du sein de la congrégation des zélés savetiers, des immaculés tisserands, des boulangers sanctifiés d’Abingdon qui laissent refroidir leurs fours tandis que leurs têtes s’échauffent…

— Vous répondre par de saintes paroles serait, monsieur Varney, excusez la parabole, jeter des perles devant un pourceau. Ainsi, je vous parlerai le langage du monde, le langage que celui qui est le roi du monde vous a enseigné à entendre, et a exploité avec un talent si remarquable.

— Dis ce que tu voudras, honnête Tony, répliqua Varney ; car, soit que tu parles selon ton absurde foi ou selon ta criminelle conduite, ce que tu diras ne peut que bonifier ce vin d’Alicante. Ta conversation a un piquant qui surpasse le caviar, les langues de bœuf salées, enfin tous les excitants qui peuvent relever la saveur du bon vin.

— Eh bien donc, dites-moi si notre bon seigneur et maître ne serait pas mieux servi, et si cette antichambre ne serait pas plus convenablement remplie par des hommes honnêtes, craignant Dieu, qui exécuteraient ses volontés et songeraient à leur profit tranquillement et sans scandale, que par des débauchés et de misérables spadassins comme Tidesly, Killegrew, et ce drôle de Lambourne que vous m’avez chargé de vous chercher, et tant d’autres de la même trempe, qui portent la potence sur la figure et le meurtre dans la main, qui sont la terreur des gens paisibles et un scandale pour la maison de milord ?

— Vous avez raison, mon cher monsieur Foster, mais celui qui chasse toutes sortes de gibier doit avoir des faucons de tout genre, de grands et de petits. La carrière que suit milord n’est pas facile, il faut qu’il soit pourvu de serviteurs pour chaque emploi. Il faut qu’il ait un élégant courtisan comme moi pour le dérider dans son salon, et mettre la main sur la poignée de son épée si quelqu’un attaque par ses discours l’honneur de milord…

— Sans doute, ajouta Foster, et pour souffler un mot en son nom à l’oreille d’une belle, quand il ne peut pas en approcher lui-même.

— Il doit encore, » dit Varney, continuant sans paraître faire attention à cette interruption, « avoir à son service des gens de loi, rusés comme des renards, pour dresser ses contrats, ses pré-contrats, ses post-contrats, et lui fournir les moyens de tirer le meilleur parti possible des concessions de terres de l’église ou des communes, et des privilèges de monopole. Il lui faut encore des médecins pour épicer à propos un breuvage, et des cabalistes, comme Dec et Allan, pour conjurer le diable, et des spadassins déterminés pour le combattre s’il se présentait à eux, et par dessus tout, sans préjudice des autres, il lui faut des âmes pieuses, innocentes, puritaines, comme toi, honnête Foster, qui en même temps défient Satan et fassent son affaire.

— Vous ne voulez pas dire, monsieur Varney, reprit Foster, que notre bon seigneur et maître, que je regarde comme rempli des plus nobles sentiments, emploie pour s’élever des moyens aussi bas et aussi criminels que ceux que vous indiquez.

— Bon ! épargne-toi la peine de me regarder d’un air si sévère… tu ne m’attraperas pas… Je ne suis pas à ta discrétion comme la faible cervelle te le fait croire, parce que je te fais connaître franchement les machines, les ressorts, les vis, les chevilles que les grands mettent en œuvre dans les temps d’intrigue. Tu dis que notre bon maître est rempli des plus nobles sentiments ; je le veux bien. Mais alors il n’a que plus besoin d’avoir autour de lui des gens qui le servent sans scrupule, et qui, sachant que sa chute les écraserait, risquent sang et cervelle, corps et âme, pour le maintenir dans son élévation ; et cela je te le dis, parce que je me moque qu’on le sache…

— Vous dites vrai, monsieur Varney : celui qui est à la tête d’un parti, est comme une barque sur la mer, qui ne s’élève pas par elle-même, mais qui est portée en l’air par les vagues sur lesquelles elle flotte.

— Tu es singulièrement métaphorique, honnête Foster ; ce pourpoint de velours a fait de toi un oracle. Nous te ferons prendre tes degrés à Oxford. Mais, à propos, as-tu rangé les objets qu’on t’a envoyés de Londres, disposé les appartements de l’ouest de manière à satisfaire le goût de milord ?

— Ces appartements pourraient servir à un roi, le jour de ses noces ; et je vous assure que notre princesse s’y promène aussi fière, aussi brillante que si elle était la reine de Saba.

— Tant mieux, mon bon Antony ; notre avenir repose sur son bon plaisir.

— Alors nous bâtissons sur le sable, dit Foster ; car en supposant qu’elle arrive à partager à la cour, et le rang et les honneurs de milord, de quel œil me verra-t-elle, moi qui suis en quelque sorte son geôlier et qui la retiens ici contre sa volonté, la gardant comme une chenille sur un vieux mur, tandis qu’elle voudrait briller comme un papillon aux riches couleurs dans le jardin d’une cour. ?

— Ne crains pas son mécontentement ; je lui ferai comprendre que tout ce que tu as fait dans cette affaire a été pour rendre service à milord et en même temps à elle ; et quand elle brisera sa coquille et volera de ses propres ailes, elle avouera sans peine que nous avons fait éclore l’œuf.

— Prenez garde, monsieur Varney, vous pouvez vous abuser étrangement dans cette affaire… Elle vous a reçu très froidement ce matin, et je crois qu’elle vous regarde ainsi que moi de fort mauvais œil.

— Vous vous trompez sur son compte, Foster, vous vous trompez complètement : elle tient à moi par tous les liens qui peuvent l’attacher à l’homme qui lui a procuré les moyens de satisfaire son amour et son ambition ; qui a choisi l’obscure Amy Robsart, la fille d’un gentilhomme ruiné, d’un vieux radoteur, la fiancée d’un lunatique, d’un fol enthousiaste comme cet Edmond Tressilian ; qui l’a tirée, dis-je, de si basse condition pour lui offrir la perspective de la plus belle fortune de l’Angleterre et peut-être de l’Europe. Eh bien ! c’est moi, et c’est moi encore qui, ainsi que je te l’ai dit souvent, ai ménagé ses entrevues secrètes avec son amant ; c’est moi qui veillais dans le bois tandis qu’elle y chassait le daim ; c’est moi qui aujourd’hui suis accusé par ses parents d’être le compagnon de sa fuite ; de sorte que si j’étais dans leur voisinage, il me faudrait porter sur la peau une chemise d’étoffe plus solide que la toile de Hollande, de peur que mes côtes ne fissent connaissance avec l’acier d’Espagne. Qui portait leurs lettres ? moi. Qui amusait le vieux chevalier et Tressilian ? moi. Qui a préparé leur fuite ? moi. En un mot, c’est moi qui ai tiré cette jolie petite marguerite du champ obscur où elle végétait, et l’ai placée sur le plus haut bonnet de l’Angleterre.

— Fort bien, monsieur Varney ; mais peut-être pense-t-elle que si la chose eût dépendu de vous, la fleur eût été si légèrement attachée au bonnet, que le premier souffle du vent inconstant de la passion eût reporté dans son obscurité la pauvre marguerite.

— Elle doit considérer, » dit Varney en souriant, « que la fidélité sans réserve que je devais à mon seigneur et maître, m’a empêché d’abord de lui conseiller le mariage, et que cependant je lui en ai donné le conseil quand j’ai vu qu’elle ne pouvait être satisfaite que par le sacrement ou la cérémonie… Comment appelles-tu cela, Tony ?

— Elle a encore un autre grief contre vous, et je vous préviens qu’il faudra vous tenir sur vos gardes. Elle est lasse de cacher sa splendeur dans l’obscure lanterne d’un vieux monastère, et voudrait briller comme comtesse parmi les comtesses.

— C’est tout naturel, c’est fort juste ; mais que puis-je faire ? Elle peut briller à travers la corne et le cristal, selon le bon plaisir de milord, je n’ai rien à dire à cela.

— Elle croit que vous tenez une des rames de la barque, monsieur Varney, et que vous pouvez la faire avancer ou arrêter à votre gré. En un mot, elle attribue sa réclusion et son obscurité aux secrets conseils que vous donnez à milord, et à la sévérité avec laquelle je remplis mes devoirs ; de sorte qu’elle nous aime à peu près autant qu’un condamné aime son juge et son geôlier.

— Il faudra bien qu’elle nous aime davantage pour qu’elle sorte d’ici, Antony. Si j’ai conseillé pour de puissantes raisons de la laisser ici quelque temps, je puis également conseiller de la montrer dans tout l’éclat de son rang ; mais je serais bien fou de le faire, avec la place que j’occupe près de la personne de milord, si elle était mon ennemie. Fais-lui sentir cette vérité quand l’occasion s’en présentera, Antony, et laisse-moi le soin de te faire valoir auprès d’elle, et de te relever dans son opinion : Gratte-moi, je te gratterai[2], dit un proverbe de tous les pays. Il font que la dame connaisse ses amis, et qu’elle apprenne qu’ils peuvent devenir ses ennemis. En attendant, surveille-la sévèrement, mais avec tous les égards que ton naturel grossier te permettra de lui témoigner. C’est une chose parfaite que ton regard farouche et ton humeur de dogue ; toi et milord, vous devez en remercier Dieu ; car lorsqu’il y a quelque mesure de rigueur à exécuter, tu t’en acquittes comme si cela venait de ta tendance naturelle et non d’ordres reçus, de sorte que milord en esquive l’odieux. Mais, écoute… on frappe à la porte… regarde par la fenêtre… ne laisse entrer personne… c’est une soirée qui ne permet guère les interruptions.

— C’est l’homme dont je vous ai parlé avant dîner, » dit Foster en regardant par la fenêtre ; « c’est Michel Lambourne.

— Oh ! fais-le entrer sur-le-champ, dit le courtisan ; il vient me donner des nouvelles de son compagnon. Il nous importe de connaître les mouvements d’Edmond Tressilian. Fais-le entrer, te dis-je ; mais ne l’amène pas ici ; j’irai vous rejoindre à l’instant dans la bibliothèque de l’abbé. »

Foster sortit, et le courtisan, resté seul, se promena plus d’une fois d’un bout à l’autre du parloir, les bras croisés sur sa poitrine, et comme enfoncé dans ses pensées ; puis, à la fin, il donna cours à ses réflexions en phrases brisées que nous avons un peu développées et liées ensemble, afin de rendre ce soliloque plus intelligible au lecteur.

« C’est vrai, » dit-il en s’arrêtant tout d’un coup, et appuyant sa main droite sur la table où ils avaient dîné, « ce vil coquin a sondé la profondeur de mes craintes, et je n’ai pu les lui dissimuler… Elle ne m’aime pas… Je voudrais qu’il fût aussi vrai que je ne l’aime pas. Imbécile que j’ai été de la courtiser pour mon propre compte, lorsque la prudence me commandait d’être l’agent fidèle de mon maître ! Et cette fatale erreur m’a mis à sa discrétion, et je dépends d’elle plus qu’aucun homme sage ne voudrait dépendre de la plus jolie des filles d’Ève. Depuis l’heure où ma politique a fait ce dangereux faux pas, je ne puis la voir sans crainte ; et la haine et la tendresse se confondent si étrangement dans mon cœur que je ne sais si, ayant le choix, j’aimerais mieux la posséder ou la perdre. Après tout, elle ne quittera pas cette retraite que je ne sache sur quel pied nous serons ensemble. L’intérêt de milord, et par conséquent le mien (car s’il tombe, il m’entraîne dans sa chute), exige que cet obscur mariage reste secret. D’ailleurs je n’irai pas lui prêter ma main pour l’aider à monter sur son trône, puis me mettre le pied sur la gorge après qu’elle y sera assise. Il faut que je cherche à la mettre dans mes intérêts, soit par l’amour, soit par la crainte… et qui sait si je ne puis pas obtenir la plus douce vengeance de ses anciens mépris ?… Ce serait le chef-d’œuvre de l’art du courtisan. Qu’elle me prenne une fois pour son conseil… qu’elle me confie un de ses secrets, ne fût-ce que le vol d’un nid de linottes, et, belle comtesse, tu es à moi. »

Il recommença à se promener silencieusement, s’arrêta, remplit et but un verre de vin, comme pour calmer l’agitation de son esprit : « Conservons un cœur serré et un visage ouvert, » dit-il entre ses dents, et il sortit de l’appartement.


  1. Espèce de corbeau comme on sait. a. m.
  2. Ka me, ka thee, dit le texte. a. m.