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Kenilworth/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 102-113).


CHAPITRE VIII.

LE RÉCIT.


L’hôte. Je vous écouterai, maître Fenton ; et je suivrai du moins votre conseil.
Shakespeare. Les joyeuses Commères de Windsor.


Il devient nécessaire de revenir au détail des circonstances qui accompagnèrent ou plutôt occasionnèrent la disparition soudaine de Tressilian de l’auberge de l’Ours-Noir, à Cumnor. On se souviendra qu’après sa rencontre avec Varney, ce gentleman étant retourné au caravansérail de Gosling, où il s’était renfermé dans sa chambre, avait demané une plume, de l’encre et du papier, et annoncé qu’il voulait être seul pendant le reste de la journée. Le soir cependant il reparut dans la salle commune, où Michel Lambourne, qui l’avait surveillé, suivant l’engagement qu’il en avait pris vis-à-vis de son vieil ami Foster, chercha à renouer connaissance avec lui, en lui disant qu’il espérait qu’il ne lui avait pas gardé de rancune pour la part qu’il avait prise à la querelle du matin.

Mais Tressilian repoussa fermement ses avances, quoique avec civilité : « Monsieur Lambourne, dit-il, je crois vous avoir suffisamment récompensé du temps que vous avez perdu pour moi. Sons votre écorce grossière vous avez, j’en suis certain, assez de bon sens pour me comprendre quand je vous dis que, l’objet de notre connaissance momentanée étant rempli, nous devons désormais être étrangers l’un à l’autre.

Voto à Dios ! » s’écria Lambourne en relevant sa moustache d’une main, et saisissant de l’autre la poignée de son sabre ; « si je croyais que vous eussiez l’intention de m’insulter…

— Vous auriez la discrétion de le supporter, comme c’est votre devoir dans tous les cas. Vous connaissez trop bien la distance qu’il y a entre vous et moi, pour me demander un plus ample commentaire. Bonsoir. »

À ces mots, il tourna le dos à son ancien compagnon et se mit à faire la conversation avec l’aubergiste. Michel Lambourne se sentait fortement disposé à faire le rodomont ; mais sa colère s’exhala en jurons et en exclamations entrecoupées, et il ne put résister à l’ascendant qu’un esprit supérieur exerce toujours sur les gens de sa classe et de son espèce. Dans sa mauvaise humeur il se retira en un coin de la salle où il demeura silencieux, mais de là il faisait attention au moindre mouvement de son ancien compagnon, contre lequel il commençait à nourrir, pour son propre compte, des projets de vengeance qu’il espérait accomplir en exécutant les ordres de Varney. L’heure du souper arriva, et bientôt après celle du coucher ; Tressilian alors, comme tout le reste de la compagnie, se retira pour se mettre au lit.

Il y avait peu de temps qu’il était au lit, quand tout-à-coup, les tristes réflexions qui dominaient son esprit et en éloignaient le repos, furent interrompues dans leur cours par le bruit d’une porte tournant sur ses gonds, et par la vue d’un rayon de lumière qui pénétrait dans son appartement. Tressilian, qui était brave comme l’acier, sauta sur-le-champ à bas de son lit et saisit son épée ; mais comme il allait la tirer, il en fut détourné par une voix qui lui dit : « Ne soyez pas si prompt à dégainer, monsieur Tressilian ; c’est moi, Giles Gosling, votre hôte. »

En même temps, ouvrant la lanterne sourde, qui jusque-là n’avait répandu qu’une faible lueur, il fit voir à Tressilian étonné la figure réjouie de l’aubergiste de l’Ours-Noir.

« Quelle est cette folie, mon hôte ? dit Tressilian ; avez-vous soupe aussi gaîment qu’hier soir et vous trompez-vous de chambre ? ou bien minuit est-il l’heure que vous choisissez pour mystifier vos hôtes dans leur logement ?

— Monsieur Tressilian, répondit mon hôte, je connais le lieu et l’heure aussi bien qu’aucun aubergiste de l’Angleterre. Mais d’abord mon drôle de neveu vous a guetté tout le jour aussi attentivement qu’un chat guette une souris. Ensuite vous vous êtes querellé et battu ou avec lui, ou avec un autre, et je crains qu’il n’en résulte quelque danger pour vous.

— Vous êtes fou, mon hôte, dit Tressilian ; votre neveu est au dessous de mon ressentiment ; et puis, quelle raison avez-vous de croire que j’aie eu une querelle avec lui ou avec un autre ?

— Oh ! monsieur, répliqua l’aubergiste, il y avait sur vos joues une rougeur qui annonçait que vous veniez d’avoir une rixe, aussi sûrement que la conjonction de Mars et de Saturne présage des malheurs ; et quand vous êtes revenu, les boucles de votre ceinture étaient dérangées, votre pas était précipité ; tout enfin prouvait que votre main et la poignée de votre épée venaient de se voir de près.

— Eh bien ! mon hôte, quand j’aurais été obligé de mettre l’épée à la main, pourquoi cet événement vous ferait-il quitter votre lit à l’heure qu’il est ? Vous voyez que l’affaire est terminée.

— Avec votre permission, c’est ce dont je doute. Antony Foster est un homme dangereux ; il est protégé par un personnage puissant à la cour, qui l’a tiré d’embarras dans des affaires de grande conséquence. Et puis, mon neveu… je vous ai dit ce qu’il est ; et si ces deux mauvais drôles ont renouvelé leur ancienne connaissance, je ne voudrais pas, mon digne ami, que ce fût à vos dépens. Je vous préviens que Lambourne a fait au garçon d’écurie des questions très détaillées sur l’époque de votre départ et le chemin que vous deviez suivre. Or, je voudrais que vous réfléchissiez si vous n’avez rien fait ou dit qui vous ait compromis ou qui ait donné prise sur vous à la méchanceté.

— Vous êtes un honnête homme, mon hôte, » dit Tressilian après un moment de réflexion, « et je vais vous parler franchement. Si ces deux coquins ont de mauvais desseins contre moi, et je ne nie pas que cela puisse être, c’est qu’ils sont les agents d’un scélérat plus puissant qu’eux.

— Vous voulez parler de M. Richard Varney, n’est-ce pas ? Il était hier à Cumnor-Place, et n’y est pas venu si secrètement qu’il n’ait été vu par quelqu’un qui me l’a dit.

— C’est de lui-même que je veux parler, mon hôte.

— Eh bien, pour l’amour de Dieu, tenez-vous bien sur vos gardes, mon respectable monsieur Tressilian. Ce Varney est le patron et le protecteur d’Antony Foster qui, par une espèce de bail passé entre eux, tient de lui cette maison et ce parc qui en dépend. Varney a reçu en don du comte de Leicester, son maître, une grande partie des terres de l’abbaye d’Abingdon, et entre autres ce domaine de Cumnor-Place. On dit qu’il fait tout ce qu’il veut du comte, quoique j’aie trop bonne opinion de celui-ci pour croire qu’il emploie Varney de la manière que certaines gens le prétendent. Le comte, de son côté, peut tout obtenir de la reine, c’est-à-dire tout ce qui est juste et convenable ; ainsi voyez quel ennemi vous vous êtes fait.

— Eh bien, c’est une chose faite ; je ne puis y remédier.

— Vous vous moquez ? Il faut tâcher d’y remédier de quelque manière que ce soit : du reste, Richard Varney, voyez-vous, tant à cause de son influence sur l’esprit de milord qu’à cause de ses prétentions aux privilèges antiques et vexatoires dont jouissait l’abbé de Cumnor, est craint ici au point qu’on n’ose prononcer son nom et encore moins contrarier ses intrigues. Vous pouvez en juger par les discours tenus hier soir. Chacun a parlé comme il a voulu sur le compte de Foster, mais pas un seul mot n’a été dit sur Varney, et pourtant on est généralement convaincu qu’il est l’âme du mystère que l’on garde au sujet de la jolie dame. Mais peut-être en savez-vous sur cette affaire plus que moi ; car les dames, bien qu’elles ne portent pas d’épées, sont souvent cause qu’une lame échange son fourreau de cuir de vache contre un autre de chair et de sang.

— Il n’est que trop vrai, mon cher hôte, j’en sais plus que vous au sujet de cette infortunée ; et je suis en ce moment tellement dépourvu d’amis et de conseils, que ce que j’ai de mieux à faire est de vous raconter toute l’histoire. D’ailleurs, j’aurai à vous demander un service quand mon récit sera terminé.

— Mon bon monsieur Tressilian, dit l’hôte, je ne suis qu’un pauvre aubergiste peu propre à donner des conseils à une personne de votre rang ; mais aussi sûrement que j’ai fait loyalement mon chemin dans le monde, en donnant toujours bonne mesure et ne présentant que des mémoires raisonnables, je suis un honnête homme ; et sous ce rapport, si je ne suis pas en état de vous assister, du moins je suis incapable d’abuser de votre confiance. Parlez-moi donc avec autant de confiance que vous le feriez à votre père, et soyez convaincu que ma curiosité, car, je ne le nie pas, c’est un des attributs de mon état, est accompagnée d’une dose suffisante de discrétion.

— Je n’en doute pas, mon hôte, » répondit Tressilian ; et, tandis que son auditeur attendait avec impatience, il réfléchit un instant comment il commencerait son récit… « Mon histoire, dit-il enfin, ne saurait être intelligible, si je ne prends les choses d’un peu loin. Vous avez entendu parler de la bataille de Stoke, mon hôte, et peut-être aussi du vieux sir Roger Robsart qui, dans cette bataille, combattit vaillamment pour Henri VII, grand-père de la reine, et mit en déroute le comte de Lincoln, lord Géraldin et ses sauvages Irlandais, et les Flamands que la duchesse de Bourgogne avait envoyés pour soutenir la querelle de Lambert Simnel ?

— Je me souviens de l’une et de l’autre, dit Giles Gosling ; on chante cette affaire une douzaine de fois par semaine dans ma salle d’en-bas. Sir Robert Robsart de Devon… ah ! oui, c’est bien de lui que les ménestrels chantent aujourd’hui :

Des champs de Stoke il fut l’honneur
Quand Swart y mordit la poussière :
Jamais on ne le vit reculer à la guerre ;
Mais plus ferme qu’un roc, il combattait sans peur.


Oui, et j’ai même entendu mon grand-père parler de ce Martin Swart et des faquins d’Allemands qu’il commandait, avec leurs pourpoints tailladés et leurs hauts-de-chausses élégants garnis de rubans jusqu’aux talons. Il y a aussi une chanson sur Martin Swart, et tout ce que je m’en rappelle, c’est ceci :

Martin Swart et ses soldats,
Chargez-les avec adresse ;
Martin Swart hâte le pas,
Prenez garde à sa vitesse.

— C’est vrai, mon hôte, on en a long-temps parlé. Mais si vous chantez si haut vous éveillerez plus d’auditeurs que je ne veux en avoir pour mes confidences.

— Je vous demande pardon, mon digne hôte, dit Gosling, je m’oubliais ; mais quand une vieille ballade nous passe par la tête à nous autres chevaliers du robinet, il faut qu’elle ait son cours.

— Mon grand-père, ainsi que bien d’autres habitants de Cornouailles, conservait une vive affection pour la maison d’York et embrassa la querelle de Simnel, qui prenait le titre de comte de Warwick, comme par la suite le comte appuya de presque toutes ses forces la cause de Perkin Warbeck qui se qualifiait de duc d’York. Mon aïeul suivit les étendards de Simnel, et tandis qu’il combattait en désespéré, il fut fait prisonnier à Stoke, où la plupart des chefs de cette malheureuse armée périrent les armes à la main. Le brave chevalier auquel il se rendit, sir Roger Robsart, après l’avoir protégée contre la vengeance du roi, lui rendit la liberté sans rançon ; mais il ne put le garantir des autres conséquences de sa témérité, c’est-à-dire des amendes énormes qui le ruinèrent ; moyen qu’employait Henri pour affaiblir ses ennemis. Le bon chevalier fit ce qu’il put pour adoucir l’infortune de mon aïeul, et leur amitié devint si étroite que mon père fut élevé comme le frère et le camarade de sir Hugh Robsart, fils unique de Roger et l’héritier de son caractère loyal, généreux et hospitalier, quoique bien inférieur à lui sous le rapport des qualités guerrières.

— J’ai souvent et beaucoup entendu parler du bon sir Hugh Robsart, » dit l’hôte en interrompant Tressilian. « Son piqueur et fidèle serviteur Will Badger m’a cent fois parlé de lui dans cette maison. C’était un jovial chevalier qui pratiquait l’hospitalité, et tenait table ouverte plus que ce n’est la mode aujourd’hui, que l’on met sur les coutures d’un pourpoint autant d’or en galon qu’il en faudrait pour nourrir de bœuf et d’ale une douzaine de bons garçons pendant une année, et leur fournir les moyens de passer une soirée par semaine à la taverne, au grand contentement des cabaretiers.

— Si vous avez vu Will Badger, mon hôte, vous aurez suffisamment entendu parler de sir Hugh Robsart, et je me bornerai à vous dire que cette hospitalité que vous vantez a singulièrement diminué sa fortune ; ce qui, du reste, est d’autant moins important qu’il n’a d’autre héritier qu’une fille. C’est ici que je commence à figurer dans ce récit. À la mort de mon père, qui remonte déjà à quelques années, le bon sir Hugh exprima le désir que je restasse constamment près de lui. Pendant quelque temps je sentis que la passion excessive du chevalier pour les plaisirs de la chasse m’empêchait de me livrer à des études qui m’eussent été plus utiles ; mais je cessai bientôt de regretter les moments que la reconnaissance et une amitié héréditaire m’obligeaient de consacrer à ces occupations champêtres. La beauté parfaite d’Amy Robsart, qui croissait avec les années, ne pouvait échapper à celui que les circonstances obligeaient à rester constamment avec elle. Bref, je l’aimai et son père s’en aperçut.

— Et sans doute il traversa vos amours ? dit l’hôte ; c’est ce qui arrive toujours en pareil cas, et, par le gros soupir que vous venez de pousser, je juge qu’il a dû en être ainsi.

— Les choses se passèrent différemment, mon hôte ; mes prétentions furent hautement approuvées par le généreux sir Hugh Robsart ; ce fut sa fille qui se montra insensible à ma passion.

— C’était l’adversaire le plus dangereux que vous pussiez avoir. J’ai bien peur que vous n’ayez échoué.

— Elle m’accorda son estime et sembla ne pas me défendre d’espérer qu’elle se changerait en un plus tendre sentiment. Un contrat de mariage fut passé entre nous, à la sollicitation de son père ; mais Amy, par ses vives instances, obtint que l’exécution en fût remise à une année : ce fut dans cet intervalle de temps que Richard Varney parut dans le pays. Se prévalant d’une parenté éloignée avec sir Hugh Robsart, il passa d’abord une grande partie de ses loisirs dans sa compagnie, puis, avec le temps, il arriva à faire presque partie de la famille.

— Il n’aura pas porté bonheur à la maison qu’il a honorée de sa présence, dit Gosling.

— Il n’est que trop vrai, répondit Tressilian. Tant et de si étranges malheurs suivirent sa présence, qu’aujourd’hui même j’aurais peine à retracer l’affreuse progression avec laquelle ils s’appesantirent sur une famille jusqu’alors si heureuse. Pendant quelque temps, Amy reçut les attentions de ce Varney avec l’indifférence par laquelle on répond d’ordinaire à des politesses banales ; bientôt après elle sembla le voir avec déplaisir et même avec dégoût ; puis enfin il sembla s’établir entre eux des rapports d’une nature inexplicable. Varney quitta les airs de prétention et de galanterie qui avaient signalé ses premières démarches ; et Amy, de son côté, sembla renoncer à ce dégoût mal déguisé avec lequel elle l’avait d’abord accueilli. Ils paraissaient avoir entre eux plus de familiarité et d’abandon qu’il ne pouvait me convenir ; et je soupçonnai qu’ils avaient des entrevues secrètes où ils se contragnaient moins qu’en notre présence. Plusieurs circonstances auxquelles je ne fis alors que peu d’attention (car je croyais son cœur aussi franc que l’annonçait sa figure angélique) se sont depuis représentées à ma mémoire et m’ont convaincu de leur secrète intelligence. Mais à quoi bon vous les détailler ? le fait parle de lui-même. Elle disparut de la maison de son père, Varney disparut en même temps ; et aujourd’hui même j’ai vu Amy établie comme maîtresse de Varney dans la maison de Foster, ce vil complaisant, où son amant déguisé venait la voir par une porte dérobée.

— Et c’est là sans doute la cause de votre querelle. Il me semble que vous auriez dû vous assurer d’abord si la belle dame désirait ou méritait que vous intervinssiez ainsi dans cette affaire.

— Ah ! mon cher hôte ! mon père, car je considérerai toujours comme tel sir Hugh Robsart ; mon père est chez lui, luttant contre sa douleur, ou, si son état de santé le lui permet, s’efforçant vainement de perdre au milieu de ses parties de chasse le souvenir de sa fille, souvenir qui se retrace sans cesse à sa pensée pour lui déchirer le cœur. Je ne pus supporter l’idée de voir le père vivre dans la douleur, et la fille dans le crime ; et je me mis à la chercher, espérant l’amener à revenir dans sa famille. Je l’ai trouvée, et quand j’aurai, ou réussi dans mes tentatives, ou acquis la conviction de leur inutilité, mon projet est de m’embarquer pour la Virginie.

— Pas tant de précipitation, mon bon monsieur, reprit l’hôte, et ne vous exilez pas ainsi de votre pays parce qu’une femme est une femme, et qu’elle change d’amants comme de rubans, sans d’autre motif que la fantaisie. Mais avant d’examiner l’affaire plus à fond, permettez-moi de vous demander quelles circonstances et quels soupçons vous ont fait deviner si bien la résidence de cette dame, ou plutôt le lieu où elle est cachée.

— Cette dernière expression est la plus juste, mon hôte ; et quant à votre question, je savais que Varney possédait une grande partie des anciens domaines des moines d’Abingdon, et c’est ce qui m’a fait diriger mes pas de ce côté. La visite de votre neveu à son vieux camarade Foster m’a fourni les moyens d’acquérir une certitude à cet égard.

— Et quel est votre projet maintenant, mon digne hôte ? Excusez la liberté que je prends de vous faire une question aussi indiscrète.

— J’ai le projet, mon hôte, de retourner demain à Cumnor-Place, et de tâcher d’avoir avec elle une conversation plus détaillée que celle d’aujourd’hui. Il faudra qu’elle soit bien changée pour que mes paroles ne fassent pas impression sur elle.

— Avec votre permission, monsieur Tressilian, vous ne ferez pas une pareille démarche. La dame, si je ne me trompe, a déjà repoussé votre intervention dans cette affaire.

— Il n’est que trop vrai ; je ne puis le nier.

— De quel droit alors, dans quel intérêt voulez-vous contrarier son inclination, quelque honteuse qu’elle soit pour elle et pour ses parents ? Si mon jugement ne me trompe, ceux sous la protection desquels elle s’est placée, n’hésiteraient pas à repousser votre intervention, fussiez-vous même son père ou son frère ; mais en votre qualité d’amant dédaigné, vous vous exposez à vous faire maltraiter. Vous ne pouvez réclamer l’aide ou l’appui d’aucun magistrat (excusez ma franchise) ; vous poursuivez une ombre dans l’eau, et vous risquez de vous noyer en cherchant à la saisir.

— Je me plaindrai au comte de Leicester de l’infâme conduite de son favori… Il cherche à plaire à la secte rigide des puritains… Il n’osera, pour l’honneur de sa réputation, repousser ma plainte, quand même il serait dépourvu de tous les sentiments nobles et élevés que la renommée lui prête. Au pis aller, j’en appellerai à la reine elle-même.

— Si Leicester se montrait disposé à protéger son favori, car on dit que Varney jouit de toute sa confiance, l’appel à la reine pourrait les mettre tous deux à la raison. Sa Majesté est sévère sur ce chapitre, et je ne crois pas qu’il y ait trahison de ma part à parler ainsi, on dit qu’elle pardonnerait plutôt à une douzaine de courtisans de tomber amoureux d’elle, qu’à un seul de lui préférer une autre femme. Courage donc, mon digne hôte ; car si vous déposiez au pied du trône une pétition de sir Hugh Robsart, renfermant l’exposé de vos griefs, le comte, malgré sa haute faveur, se jetterait plutôt dans la Tamise que d’essayer de protéger Varney dans une affaire de cette nature. Mais pour espérer quelque chance de succès, il faut procéder avec méthode ; et sans vous arrêter ici à ferrailler avec l’écuyer du conseiller privé, et vous exposer aux poignards de ses affidés, courez dans le Devonshire, faites rédiger une pétition que vous ferez signer à sir Hugh Robsart, et faites-vous le plus d’amis que vous pourrez, pour qu’ils soutiennent vos intérêts à la cour.

— À merveille, mon hôte ; je profiterai de votre avis, et je vous quitterai demain matin de bonne heure.

— N’attendez pas à demain matin, monsieur ; partez cette nuit même. Je n’ai jamais autant souhaité l’arrivée d’un voyageur que je désire vous voir parti d’ici. Mon neveu est probablement destiné à être pendu ; mais je ne voudrais pas que ce fût pour avoir assassiné un hôte aussi estimable que vous. Il vaut mieux, dit le proverbe, voyager en sûreté la nuit, que le jour avec un assassin à ses côtés. Partez, monsieur, partez pour votre sûreté. Votre cheval est prêt, et voici votre compte.

— Tenez, » dit Tiessilian en remettant un noble à l’hôte ; « c’est un peu plus qu’il ne vous revient ; mais vous donnerez le reste à la jolie Cécile, votre fille, et aux domestiques de la maison.

— Ils seront sensibles à votre bonté, monsieur ; et en témoignage de sa reconnaissance, ma fille vous embrasserait ; mais à une pareille heure mes gens ne peuvent venir se rassembler pour vous dire adieu.

— Ne laissez pas votre fille avoir trop de relations avec les voyageurs, mon bon hôte.

— Oh ! monsieur, nous y prenons garde ; mais je ne m’étonne pas que vous soyez jaloux d’eux tous… Puis-je vous demander quelle mine a faite la belle dame en vous recevant hier ?

— J’avoue que son accueil, où le dépit se mêlait à la confusion, ne m’a pas annoncé qu’elle fût revenue de sa malheureuse illusion.

— En ce cas, monsieur, je ne vois pas pourquoi vous vous feriez le champion d’une femme qui ne se soucie pas de vous, rôle qui vous expose au ressentiment du favori d’un favori, d’un monstre aussi dangereux qu’aucun de ceux que rencontra jamais chevalier errant dans les vieux livres d’histoire.

— Vous ne m’entendez pas, mon hôte, vous ne m’entendez pas ; je ne désire pas qu’Amy revienne à moi le moins du monde. Que je la voie rendue à son père, et tout ce que j’ai à faire en Europe, et peut-être dans le monde… est terminé.

— Une plus sage résolution serait de boire un verre de vin et de l’oublier, dit l’hôte. Mais vingt-cinq ans et cinquante ne voient pas ces sortes d’affaires des mêmes yeux, surtout quand, d’une part, ces yeux sont logés dans la tête d’un jeune gentleman ; de l’autre, dans celle d’un vieux cabaretier. Je vous plains, monsieur Tressilian ; mais je ne vois pas comment je puis vous aider en cette occasion.

— Voici tout ce que j’ai à vous demander, mon hôte : ayez l’œil sur tout ce qui se passe à Cumnor-Place, et vous pouvez l’apprendre aisément sans exciter les soupçons, car toutes les nouvelles viennent aboutir au pot de bière ; et ayez la bonté d’en remettre le détail par écrit à la personne, non à aucune autre, qui vous remettra cette bague en signe d’intelligence… Regardez-la : elle est de prix, et je vous en ferai volontiers cadeau.

— Non, monsieur ; je ne désire aucune récompense : mais il me semble que ce serait une démarche imprudente, à moi qui dépends du public, de me mêler d’une affaire aussi louche et aussi scabreuse… Elle ne me regarde nullement.

— Elle vous regarde, vous et tous les pères de famille. Quiconque désire voir sa fille échapper à la honte, au péché, à la misère, est plus intéressé à cette affaire qu’à aucune chose qui soit au monde.

— Fort bien, monsieur ; voilà qui s’appelle parler ; et je plains de toute mon âme le loyal et vieux gentilhomme qui a compromis sa fortune en tenant table ouverte pour l’honneur de son pays, et dont la fille, qui devrait être l’appui de sa vieillesse, est tombée entre les serres d’un milan comme ce Varney. Et quoique le rôle que vous jouez dans cette affaire soit tant soit peu extravagant, je me ferai fou pour vous tenir compagnie : par des renseignements exacts et sûrs, je vous aiderai, autant qu’il dépendra de moi, dans vos honorables efforts pour ramener entre ses bras la fille du vieux gentilhomme. Mais de même que je serai loyal avec vous, je désire que vous le soyez à mon égard, et que vous me gardiez le secret ; car ce serait une mauvaise affaire pour l’Ours-Noir, si l’on savait que son maître se mêle de choses pareilles. Varney a assez de crédit auprès des juges pour faire décrocher ma noble enseigne de l’endroit où elle fait si bel effet, me faire retirer ma licence, et me ruiner de la cave au grenier.

— Ne doutez pas de ma discrétion, mon hôte ; je vous garderai en outre une profonde reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu, et pour le danger auquel vous vous serez exposé… Rappelez-vous que la bague est le signe d’intelligence ; et maintenant je vous dis adieu ; car votre avis est que je dois m’éloigner d’ici le plus tôt possible.

— Suivez-moi donc, mon hôte, et marchez aussi doucement que si vous posiez le pied sur des œufs… Personne ne doit savoir comment et par où vous êtes parti. »

Aussitôt que Tressilian fut prêt, Gosling, à l’aide de sa lanterne sourde, le conduisit, à travers un long dédale de passages qui aboutissaient à la cour extérieure, dans une écurie écartée, où il avait d’avance placé le cheval de son hôte ; il l’aida alors à attacher à la selle le petit porte-manteau où étaient ses effets, ouvrit une porte de derrière ; et après lui avoir cordialement serré la main, et lui avoir réitéré la promesse de le tenir au courant de ce qui se passerait à Cumnor-Place, il le laissa commencer son voyage solitaire.