Kermesses (Eekhoud)/La Belette

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Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 76-88).

La Belette


(KERMESSE GRISE)


C’est le marchand de chansons ameutant devant ses tréteaux, les dimanches à midi, les paroissiens sortant de l’église.

Il racle un méchant violon, marque d’un mouvement d’épaule ou d’un appel du pied chaque temps fort de la mesure et la fillette, sa compagne, dégoise la complainte.

Leurs deux personnages s’enlèvent sur un paravent peinturluré représentant des empereurs et des escarpes : Napoléon sourit à Bakeland, chef de bande fameux en Flandre. Des chapelets de chansons imprimées sur du papier bistre brandillent au vent.

Les tréteaux s’adossent au mur du cimetière. Par-dessus la clôture émergent des croix de bois noir, des têtes de buis, et les saules projettent leurs branches sur la place.

Au milieu veille la petite église et lorsque par les abat-son du clocher d’ardoises tombent les adieux mélancoliques des heures, les badauds absorbés par le chanteur interrogent le cadran pour ne pas manquer la soupe.

Entre les « maisons-boutiques » et les cabarets formant une ceinture au champ des morts, on embrasse la plaine traversée de drèves. Des aulnaies bordant les fossés la coupent en pacages et en labours. Des sentiers zigzaguent entre des taillis de jeunes chênes. Par-ci par-là un corps de ferme trapu, l’air ramassé sous son grand capuchon de glui moussu d’où spirale la fumée de midi. Et, par-dessus ces échappées, rejoignant tout là-bas la ligne infinie de la terre, pesant lourdement, despotiquement sur ce sol aplani, c’est le ciel gris chargé de lavasses mais dans lequel le soleil rédempteur déploie parfois de rouges apothéoses.

Au pied de l’estrade foraine, la houle des paysans : un remous de pyramidales casquettes de soie noire flanquées chacune d’une paire d’oreilles écarquillées, roses et translucides comme des coquillages, — une couche de visages poupards et de tignasses claires, — un fouillis de kiels d’un indigo sombre ballonnant sur les dos ronds, et au bas d’innombrables jambes, grasses ou maigres, bridant ou ballotant dans leurs gaines de drap noir, entre lesquelles se faufilent les mômes.

Tous, appâtés de merveilleux, se piètent, écoutent, — bouche bée, le nez à l’évent, les yeux dilatés, les bras croisés ou les mains sensuellement plongées dans les poches — le duo du violoneux et de la chanteuse. Pendant les interruptions, un gars mélomane échange ses deux liards contre une des feuilles bistres et il détonnera ces couplets dans les teerdagen et à la veillée.

D’où viennent ces deux hères ? Certes, ce ménétrier sortit plus récemment du Dépôt que du Conservatoire. Figure vague, sans âge, on se demande qui la ravagea le plus : du vice ou de la misère.

Quelle pensée honnête pourrait bien couver encore derrière ces yeux éraillés et battus ? Le nez crochu, la bouche veule, le menton en galoche, la barbe noire inculte, des cheveux broussailleux, des oreilles de satyre, achèvent de donner à ce visage un caractère équivoque. C’est de plus un gaillard fort efflanqué, sec et noueux, enveloppé dans un long paletot décati et rapiécé, culotté d’un piloux pisseux, chaussé de sabots jaunes, coiffé d’un feutre problématique.

Est-ce la fille de ce marmiteux, l’autre piteuse créature ? Qui se prononcerait sur son sexe si elle ne portait pas une apparence de jupon ? Elle a les hanches indécises et la poitrine plus plate que celle d’un garçonnet. Dans ce vilain museau futé, séreux et osseux, rien n’attire que deux grands yeux bleus merveilleusement limpides. Mais si vous les rencontrez, ces prunelles idéales, vous oubliez le masque blême et enfumé, le bec de lièvre, les cheveux neutres de la roussaude.

Elle chante. Un son grêle et cassé part de cette poitrine de poussin éclos avant terme ; une façon de chanterelle grièche, d’harmonica fêlé, sans accent, sans timbre.

Le matin, sur la place, elle récite la mélopée des morgues et des bagnes ; le soir, ils « travaillent » dans les estaminets et passent du sinistre au comique. Le violon attaque des ritournelles folichonnes ; l’enfant se gargarise d’obscénités qui chatouillent la grasse sensualité des buveurs ébaudis. Sous les quinquets puants, dans l’âcre brouillard des pipes, les blouses moites sont secouées de spasmes, les pitauds hoquetant se poussent du coude et soulignent les drôleries en tapant sur la cuisse de leurs voisins. Après le dernier couplet, la petiote, sa sébile dans une main, le paquet de chansons dans l’autre, circule entre les attablées.

Les auditeurs l’accablent de galanteries égrillardes, leurs doigts gourds cherchent de quoi pincer ce squelette, et ces gaillards empâtés en possession légitime ou frauduleuse de dirnes non moins solidement râblées et reintées, ne pardonnent pas à cet avorton sa maigreur anomale en pays des gras.

Elle accepte avec la même impassibilité les censs et les moqueries, les fonds de verres que lui octroient les moins durs et les privautés cruelles que s’attribuent les farauds. Depuis longtemps ses yeux ne se mouillent plus.

Lorsque la recette monte, le couple gratifie la compagnie d’un nouveau numéro, plus « poivré », comme disent les bons zigs de l’endroit. Impitoyable, le musicastre harcèle sa partenaire époumonnée :

— Eh, va donc !

Il la rappelle rageusement au ton et à la mesure :

— Chante ou je cogne !

Et, longtemps encore, dans cette pesante atmosphère de tabac et de houblon, chargée d’éructations d’ivrognes, de relents d’étable, de sueurs volatilisées, chauffée d’animalité rutilante, — elle doit, elle, émoustiller la lubricité dormante de tous ces patauds. Malheur si sa mémoire se regimbe, si le mot ne répond pas à la note. Les drilles se trémoussent en la saboulant. Les quolibets pleuvent :

— Est-elle assez précieuse avec sa dégaine de souris prise au piège ?

— N’avance pas ainsi ta lippe ou je te passerai mon biberon !

— Je la cède aux amateurs.

— Quand je demande une paire de jambes charnues, je n’entends pas qu’on me serve un casse-noix…

— Les deux font la paire. Hé ! Kromme-Jak…, où as-tu pêché ce sacrement d’amour… Fabrication d’Hoogstraeten, çà se voit. Et la « mama » de la petite, quand la verrons-nous ?

Et le violoneux endêvé, lui crie dans le cou :

— Attends, damnée bestiasse, que nous soyons à la porte !

Les carrefours borgnes, les drèves où se pourchassent les souffles nocturnes, les cavées propices aux guet-apens diront-ils le nombre de gourmades subies par la chanteuse famélique ? Quel magistrat curieux interrogera la patiente sur l’origine de ces taches bleues ou ocre, de ces cicatrices tavelant ce qu’on voit de sa pauvre chair ?

Les gardes-champêtres pêchent par la discrétion. En ville, les policiers posent des questions embarrassantes aux artistes comme Kromme-Jak et leur portent tant d’intérêt qu’ils entendent ne plus s’en détacher.

Aussi ce gueux des champs traverse-t-il rarement les cités. Il étouffe dans ces centres trop vigilants : il leur préfère le plein air, l’espace, la grand’route, les kermesses et les réjouissances rurales ; les foires de la banlieue et à la rigueur les lundis faubouriens célébrés par des particuliers de sa trempe.

Il pourrait parcourir les yeux fermés la terre thioise depuis Ophoven en Limbourg jusqu’à Vosselaere en Flandre, et depuis Santvliet dans le polder d’Anvers jusqu’à Lennik en Brabant et Adinkerke sur mer. Pas de route impériale, provinciale ou vicinale que ses pas n’aient foulée. Dans les plantureux pâturages de Waes, les vaches meuglantes saluent chaque année ces nomades ; ils ont effarouché les halbrans peuplant les oseraies de l’Escaut au pied des Digues ; le sable du littoral pénétra leurs chaussures éculées ; ils se bottèrent dans les baissières et les schorres des polders ; les brandes de la Campine avec leur floraison lie de vin aux farouches arômes leur servent souvent de refuge ; et tous les pèlerinages les connaissent ; Dieghem, dont le bienheureux Corneille, évêque, guérit l’éclampsie ; Anderlecht, où saint Guidon préside aux chevauchées des roussins, ses protégés ; Emblehem, sur la route de Lierre, avec la chapelle votive et le puits miraculeux de Saint-Gommaire et surtout Montaigu dédié à Notre Gentille Dame, Montaigu, la colline isolée vers laquelle convergent les longues processions psalmodiantes et marmottantes de l’immense et basse contrée d’alentour.

Leurs migrations s’effectuaient aux mêmes époques :

— Voilà Jak Corepain, Kromme-Jak, voilà la petite Belette ! disaient les bonnes gens et l’arrivée de cette gueusaille coïncidait toujours avec la fête patronale de la bourgade.

Remarquent-ils, les rustres, que chaque année les yeux de la Belette se cavent davantage en même temps qu’ils brillent d’un éclat de plus en plus intense ? Les gemmes constellant le diadème de la petite madone de Montaigu ne jettent pas un feu plus immatériel.

Depuis quand les innombrables paroisses de la contrée flamande se renvoient-elles continuellement ces deux épaves ? Depuis quand le sort fait-il de la souffreteuse fillette la chose corvéable de ce bourru ?

Jamais il ne s’était occupé d’elle que pour la molester.

Durant leurs pérégrinations à travers la campagne ils ne soufflaient mot. Il la laissait à ses divagations d’enfant abalourdi et poussait devant lui la petite charrette chargée des tréteaux et de l’attirail du marchand de complaintes. De temps en temps il débouchait une gourde de genièvre dont il renouvelait le contenu d’étape en étape et, après y avoir copieusement puisé, il forçait, en sacrant, la Belette de l’imiter.

En juin ils se trouvaient dans le canton anversois de Sandthoven. Ils venaient de Wyneghem par Wommelghem et Ranst. Ils avaient marché tout le jour sous les feux du soleil, entre les taillis, le long des emblavures au-dessus desquelles grisollaient les alouettes. Il faisait clair encore et, sans avoir sommeil, ils éprouvaient un indicible énervement.

Des meules s’éparpillaient dans un pré fauché ras ; les senteurs safranées de la fenaison flottaient dans l’air attiédi du crépuscule ; les grillons répondaient aux rauques coassements des grenouilles ; le ciel rose à l’Occident s’assombrissait graduellement dans la direction opposée : ils s’étalèrent dans les foins odorants.

Comme la Belette se sentait oppressée, son corsage entr’ouvert montrait les pointes souffreteuses de son sein. Les yeux de l’homme ardents luisaient injectés par les flambes du couchant. Il se détourna plusieurs fois, mais de nouveau ses regards revenaient à cette poitrine irritante comme un fruit d’aigrin, et il soufflait, travaillé par l’été ; et des prurits avivaient son sang aduste.

La petite fermait les yeux.

Brusquement il l’agrippa, l’attira à lui, l’étreignit férocement, la posséda sans qu’elle eût songé à se débattre.

Cruellement blessée au premier assaut de son ravisseur, puis envahie elle ne savait par quelles mystérieuses délices, son tempérament malingre vibrant avec une acuité effrayante, la Belette se tordait exaspérant à ses spasmes le rut effréné du paillard.

Et tous deux s’éperdirent longuement dans ce viol.

Les lucioles allumaient leurs bluettes au bord des douves et au-dessus du groupe pâmé planaient d’obliques vols de chauves-souris…

Depuis, le bourreau ne l’épargna plus. Au contraire, maintenant il la traitait on complice et la pauvresse ne savait plus desquelles étaient les plus meurtrières de ses caresses ou de ses corrections.

À ce régime le peu de raison de la Belette s’éteignait. Sa mémoire labile confondait les couplets d’une complainte et d’une gaudriole, mêlant, ironique symbole de son sort à elle, l’amour au massacre.

Ainsi, elle entonnait sur un mouvement de valse :

Ma Lintje, viens dans mes bras,
Repose ton front contre le mien
Et colle ta bouche,
Très fort,
À mes lèvres ;
Ta bouche rose comme les cerises
Du curé

Et, crac, elle récitait lentement dans un mode lugubre, en dépit du violon la rappelant au rythme et au ton précédents :

C’était dans un terrain à bâtir,
Derrière le nouvel arsenal de guerre,
Que cet artilleur sans humanité
Éventra la vieille ribaude
Après avoir abusé d’elle.

D’abord ces divagations cornues firent rire ceux qui en étaient témoins ; puis les villageois superstitieux prirent peur de ces drôleries sinistres qui prenaient dans la bouche de la chanteuse idiote quelque chose de voulu par une volonté surnaturelle, de sibyllin.

Bientôt, quand Jak Corepain et la Belette se présentaient sur le seuil d’un cabaret, les consommateurs protestaient, criaient haro sur eux, menaçaient de déserter la place. Et force était au baes, pour ne pas perdre sa clientèle, de pousser dehors le couple réfrigérant.

Alors l’ivrogne échina de plus belle la fillette porte-malheur…

Depuis longtemps elle toussait ; un jour elle cracha le sang : jamais les gens ne l’entendirent crier. Après l’avoir rouée de coups, le terrible amant ne lui faisait pas grâce de ses fringales amoureuses et, alternant les blasphèmes et les sollicitations lascives, promenait ses lèvres de satyre alcoolisé sur les plaies qu’il venait de déchirer.

Combien de mois cette vie dura-t-elle ? Ce que dure une phthisie galopante.

Un matin la Belette essaya de se lever, parvint à se mettre sur son séant, mais ses maigres fuseaux refusèrent de la porter et elle retomba, rigide, inerte, sur le grabat.

Depuis leur appareillement le fait se présentait pour la première fois. Le débagouleur n’entendait pas cette plaisanterie.

— Allez hop ! Eh, rosse ! Hein, gadoue !

Il la secoua. Elle ne répondait plus mais soupirait fortement et de son gosier partaient des sons étranges.

Que fredonne-t-elle ainsi, la petite chanteuse ? La chanson de Pierrot-la-Mort, n’est-ce pas mignonne ?…

C’était par une humide matinée dominicale d’octobre, à Putte-Cappellen, la bourgade mi-belge mi-hollandaise. On venait de brancher a Londres un médecin empoisonneur. Kromme-Jak possédait la complainte flamande inspirée par cette affaire ; la Belette l’avait apprise par cœur et cette fois avec une étonnante facilité. Et voilà que cette bougresse s’avisait de paresser à présent !

Au dehors roulaient les banneaux et les omnibus, montait l’odeur des fritures, préludaient les cuivres, et les tambours battaient la chamade. Onze heures allaient sonner, la messe finissait.

Ils ne seraient jamais prêts pour le moment du coup de feu.

La Belette immobile, la tête reposant sur l’oreiller éventré, indifférente aux objurgations de son compagnon, tournait ses yeux de gemme bleu vers la fenêtre en tabatière.

— As-tu compris ? Il s’agit de se lever, et vite encore, ou gare la danse !

Elle ne bougeait pas plus qu’un marbre.

À bout de patience, Corepain leva sur elle son violon et l’en frappa si fort sur le crâne que le bois se fendit avec un long gémissement…

Puis, tout se tut…

Longtemps, affalé sur son escabeau, Kromme-Jak, atterré, contempla l’instrument gisant en quatre pièces à ses pieds…

Ses regards chargés de rancunes se reportèrent enfin sur la Belette, la cause de ce désastre.

Il allait la tuer ; son poing à moitié levé s’abattit sans frapper.

Une blancheur éburnéenne embellissait le visage de l’innocente, mais les prunelles grandes ouvertes n’étincelaient plus comme les saphirs ; le rictus vieillot grimaçait, se détendait, s’apaisait.

Kromme-Jak comprit que c’étaient deux instruments qu’il venait de briser. Le maladroit ! Un jour de kermesse qui s’annonçait si bien ; à Putte-Cappellen, l’endroit des recettes monstres !