Kholstomier/Chapitre10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 192-194).
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X

En rentrant à la maison, le lendemain soir, le troupeau rencontra le maître avec un hôte. Jouldiba, en approchant de la maison, aperçut de côté, deux hommes : l’un était le jeune maître, en chapeau de paille ; l’autre, grand, gros, essoufflé, était un militaire.

La vieille regarda les hommes de côté, et, en s’écartant un peu, passa près d’eux. Les autres, la jeunesse, s’agitèrent surtout quand le maître et son hôte entrèrent exprès au milieu des chevaux en se désignant quelque chose et causant.

— Voilà, celle-ci, je l’ai achetée chez Voiéïkov, la pommelée, — dit le maître.

— Et celle-ci, la jeune noire, aux pattes blanches, chez qui ? Elle est belle, — dit l’hôte.

Ils parlaient de beaucoup de chevaux, s’arrêtant devant certains. Ils remarquèrent aussi la jument brune.

— Elle m’est restée des chevaux de selle du haras de Khrienovo, — dit le maître.

Ils ne pouvaient regarder tous les chevaux en mouvement.

Le maître appela Nester, et le vieillard, en piquant des talons les côtes du cheval pie, accourut au trot. Le hongre boitait d’une patte, mais courait de telle façon qu’on voyait, qu’en aucun cas, il ne se révolterait, même si on lui ordonnait de courir de toutes ses forces au bout du monde. Il était même prêt à courir au galop et essayait de le faire de la jambe droite.

— Voilà, je puis affirmer, qu’il n’y a pas en Russie, une meilleure jument, — dit le maître en désignant l’une des juments. L’hôte fit des compliments au maître qui s’agitait, marchait, courait, montrait, racontait la généalogie de chaque cheval. L’hôte en avait évidemment assez d’écouter le maître et il inventait des questions pour faire croire qu’il y prenait de l’intérêt.

— Oui, oui ! — disait-il distraitement.

— Regardez donc, — disait le maître, sans répondre, — regardez les jambes… ça m’a coûté cher ; et le troisième étalon qu’elle a produit court déjà chez moi.

— Et il court bien ? — demanda l’hôte.

Ils discutaient ainsi sur chaque cheval et il n’y avait plus rien à montrer. Ils se turent.

— Eh bien, quoi, allons ?

— Allons.

Ils se dirigèrent vers la porte cochère.

L’hôte, content que cette démonstration fût terminée et d’aller à la maison où il pourrait manger, boire, fumer, devenait plus gai. En passant devant Nester qui, monté sur le cheval pie, attendait encore des ordres, l’hôte frappa de sa large main épaisse la croupe du cheval.

— En voilà un bigarré ! — dit-il. J’ai eu un pareil cheval pie ; tu te rappelles. Je t’en ai parlé.

Le maître, du moment qu’on ne parlait pas de ses chevaux, n’écoutait plus ; il se retournait et continuait à regarder le troupeau.

Tout à coup un bruit faible, sénile éclata à son oreille. C’était le hongre pie qui s’ébrouait. Mais il n’acheva pas et, comme honteux, s’interrompit.

Ni le maître, ni l’hôte ne firent attention à cet ébrouement, et ils partirent à la maison. Dans le vieillard décrépit, Kholstomier avait reconnu son ancien maître aimé : le brillant, beau et riche Serpoukhovskoï.