Kholstomier/Chapitre13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 8-212).
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même avis. — Ne faudrait-il pas mieux retourner ?

Elle se tut, irritée.

— Le temps se remettra, la route sera peut-être meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble.

— Excuse-moi. Si je ne t’avais pas écouté, depuis longtemps je serais à Berlin et tout à fait guérie.

— Mais que veux-tu, mon ange ?… C’était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmènerions les enfants.

— Les enfants se portent bien, moi pas.

— Mais mon amie, comprends donc, si par le temps qu’il fait tu te sens plus mal en route… à la maison du moins.

— Quoi ! quoi ! à la maison !… Mourir à la maison ! répondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l’effrayait visiblement. Elle regarda son mari d’un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout à coup comme chez les enfants et des larmes coulèrent de ses yeux. Le mari s’enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s’éloigna de la voiture.

— Non, je partirai, — dit la malade en levant les yeux au ciel.

Elle joignit les mains et se mit à murmurer des paroles incompréhensibles.

« Mon Dieu ! Pourquoi ? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l’oppressait encore.

Le ciel, les champs, la route étaient également gris et sombres ; le même brouillard d’automne tombait toujours également sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les touloupes[1] des postillons qui, s’interpellant gaiement à haute voix, graissaient et astiquaient la voiture…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


II

L’équipage était prêt, mais le postillon tardait encore. Il était dans l’izba des postillons.

L’izba était sombre, la chaleur y était étouffante, l’air très lourd, on y sentait l’odeur d’habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton. Quelques postillons étaient là. La cuisinière était près du poêle, sur lequel était couché un malade couvert de peaux de mouton.

— Oncle Fédor ! Eh ! oncle Fédor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet à la ceinture, en entrant dans la chambre et s’adressant au malade.

— Que veux-tu de Fedka, bavard ? — fit l’un des postillons. — Tu vois, on t’attend à la voiture.

— Je veux lui demander ses bottes, j’ai usé les miennes, — répondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles à sa ceinture. — Est-ce qu’il dort ? Eh ! l’oncle Fédor ? répéta-t-il en s’approchant du poêle.

— Quoi ? prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre se souleva du poêle. La main large, décharnée, décolorée, remonta l’armiak[2] sur l’épaule pointue couverte d’une chemise sale — À boire, frère ! Que veux-tu ?

Le garçon tendit un petit gobelet avec de l’eau.

— Mais quoi, Fédia ! dit-il en hésitant, je pense que maintenant tu n’as plus besoin de bottes neuves ; donne-les moi. Je crois que tu ne marcheras plus guère.

Le malade, penchant sa tête fatiguée vers le gobelet et mouillant dans l’eau trouble ses moustaches rares, pendantes, buvait à petits coups, mais avec avidité. Sa barbe était embroussaillée, malpropre, ses yeux enfoncés, vitreux se levaient avec difficulté vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lèvres mouillées, mais il n’y parvint pas et s’essuya sur la manche de l’armiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces.

— Tu les as peut-être déjà promises à quelqu’un. Alors, tant pis, — prononça le garçon. — Le principal, pour moi, c’est que la route est mouillée et qu’il me faut aller au travail, alors, j’ai pensé à demander les bottes de Fedka, j’ai pensé qu’elles ne lui étaient point nécessaires. Si tu en as besoin, dis-le…

Quelque chose se mit à rouler, à ronfler dans la poitrine du malade ; il se pencha, étouffé par une toux gutturale qu’il ne pouvait vaincre.

— En quoi lui sont-elles nécessaires ? v’là le deuxième mois qu’il ne descend pas du poêle, — s’écria spontanément la cuisinière, d’une voix coléreuse qui emplit l’izba. — Tu vois, il râle. J’en ai même mal là-dedans, quand je l’entends. Que diable lui faut-il des bottes ! On ne l’ensevelira pas dans des bottes neuves, et il est temps enfin qu’il s’en aille, que Dieu me pardonne ! Tu vois comme il souffre ; il faut le transporter dans une autre izba ou n’importe où ? On dit qu’il y a en ville des hôpitaux ; et puis, n’est-ce pas insupportable ? Il occupe tout le coin, il n’y a plus de place, et avec ça, on exige de la propreté !

— Eh ! Sérioja ! Va, les maîtres t’attendent ! cria du dehors le chef du relais.

Sérioja allait partir sans attendre la réponse, mais le malade qui toussait, lui fit signe des yeux qu’il voulait répondre.

— Sérioja, prends les bottes, — dit-il en suffoquant ; puis se reposant un peu : — seulement, écoute, achète une pierre, quand je mourrai, — ajouta-t-il en grommelant.

— Merci, l’oncle, alors je les prendrai, et la pierre, je te jure que je l’achèterai.

— Voilà, les gars, vous avez entendu ! — prononça encore le malade ; et, de nouveau, il se pencha et commença à râler.

— Bon, nous avons entendu, dit l’un des postillons.

— Va vite, Sérioja, voilà le chef qui court de nouveau. C’est la maîtresse de Chirkino qui attend.

Sérioja ôtait vivement ses immenses souliers déchirés, et les jetait sous le banc. Les bottes neuves de l’oncle Fedor étaient justes à ses pieds, et Sérioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture.

— Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai, dit le postillon qui tenait la graisse à la main, pendant que Sérioja montait sur le siège et prenait les guides. — T’en a-t-il fait cadeau ?

— En es-tu jaloux ? fit Sérioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak. — Laisse ! Eh, vous, les amis ! — cria-t-il aux chevaux. Il leva son fouet et les voitures, avec les voyageurs, les valises, les paquets, disparurent dans le brouillard gris d’automne, en roulant rapidement sur la route mouillée.

Le postillon malade restait dansl’izba étouffante, sur le poêle, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec efforts de l’autre côté, puis se calmait.

Dans l’izba, jusqu’au soir, ce furent des allées et venues : on parlait, on mangeait, on n’entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisinière monta sur le poêle et lui tira le touloupe sur les jambes.

— Ne te fâche pas contre moi, Nastassia, — prononça le malade, — bientôt ton coin sera débarrassé.

— Bon, bon, ça ne fait rien — murmura Nastassia. — Mais l’oncle, dis donc ce qui te fait mal.

— Tout l’intérieur est malade. Dieu sait ce qu’il y a.

— La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ?

— J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilà ! Oh ! Oh ! Oh ! — gémit le malade.

— Couvre tes pieds… tiens… comme ça, — dit Nastassia en le couvrant de l’armiak et descendant du poêle.

Pendant la nuit, une veilleuse éclairait faiblement l’izba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s’agitait sur le poêle. Vers le matin il se calma tout à fait.

— J’ai fait un drôle de rêve cette nuit, — dit la cuisinière, en s’étirant dans le demi-jour du matin — j’ai vu l’oncle Fedor qui descendait du poêle, il allait fendre du bois. — Donne, disait-il, Nastia, je t’aiderai et moi je lui répondais. « Mais tu ne pourras pas fendre le bois ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent… — Assez, dis-je, t’es malade ! — Non, dit-il, je vais bien. Et quand il se lève, la peur me saisit, je crie et je m’éveille. Il est peut-être mort… Oncle Fedor ! Eh ! l’oncle Fedor !

Fedor ne répondait pas.

— En effet, il est peut-être mort. Faut regarder, dit l’un des postillons en se levant.

Sa main maigre couverte de poils roux pendait du poêle, elle était froide et décolorée.

— Faut aller prévenir le chef. On dirait qu’il est mort, — dit un postillon.

Fédor n’avait pas de parents ; il était de loin. Le lendemain on l’enterra au nouveau cimetière, derrière le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait à chacun son rêve et disait s’être aperçue la première de la mort de l’oncle Fedor.


III

C’était le printemps. En ville, sur les rues mouillées, des ruisselets rapides murmuraient entre les petits glaçons couverts de fumier. Les habits étaient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaîment. Dans les jardins, derrière les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, à peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout coulaient et tombaient des gouttes transparentes… Les moineaux pépiaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du côté du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres tout s’agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cœur de l’homme tout était jeune et joyeux.

Dans l’une des principales rues, de la paille fraîche était répandue devant une grande maison de maîtres. Dans la maison se trouvait cette même malade, cette mourante, qui se hâtait pour aller à l’étranger.

Près de la porte fermée de la chambre se tenaient le mari et une femme âgée. Le prêtre assis sur un divan, les yeux baissés, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans le coin, une vieille femme, la mère de la malade, était allongée dans un voltaire et pleurait amèrement. Près d’elle, une femme de chambre tenait à la main un mouchoir propre en attendant qu’elle le demandât. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, soufflait sur sa tête grise :

— Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari à la femme âgée qui était debout avec lui, près de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez.

Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux et secoua la tête.

— Maintenant on ne dirait pas que j’ai pleuré ? Et ouvrant la porte, elle entra.

Le mari était très ému et semblait brisé. Il se dirigea vers la vieille, mais à quelques pas d’elle, il se détourna, marcha dans la chambre et s’approcha du prêtre. Le prêtre le regarda, souleva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche épaisse, grise, se souleva aussi puis s’abaissa.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari.

— Que faire ? dit en soupirant le prêtre ; et de nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevèrent et s’abaissèrent.

— Et la mère est ici, elle ne le supportera pas ! — dit le mari presque désespéré. — L’aimer comme elle l’aimait ! Oh ! je ne sais pas… Peut-être essaierez-vous de la calmer, mon père, de la prier de ne pas rester ici.

Le prêtre se leva et s’approcha de la vieille dame.

— C’est vrai, personne ne peut apprécier le cœur de la mère, dit-il. Cependant, Dieu est miséricordieux.

Le visage de la vieille, tout à coup, commençait à se secouer dans des hoquets hystériques.

— Dieu est miséricordieux, — continua le prêtre, quand elle se calma un peu. — Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien ! un simple boutiquier l’a guérie en un rien de temps avec des herbes. Et même cet homme est maintenant à Moscou. Je le disais à Vassili Dmitrievitch, on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au bon Dieu.

— Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c’est elle que Dieu prend.

Et les hoquets hystériques devenant plus fréquents, elle perdit connaissance.

Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre.

La première personne qu’il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tâchait d’attraper la fille cadette.

— Eh bien ! Vous n’ordonnez pas de mener les enfants près de leur maman ? demanda la vieille bonne.

— Non, elle ne veut pas les voir. Ça la dérange.

Le garçon s’arrêta un moment et fixa le visage de son père ; et aussitôt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. — C’est le cheval noir, papa, — cria-t-il, en montrant sa sœur.

Cependant, dans l’autre chambre, la cousine était assise près de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite s’efforcait de la préparer à l’idée de la mort. Le docteur, près de l’autre fenêtre, préparait une potion.

La malade, en camisole blanche, tout entourée de coussins, était assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine.

— Eh ! mon amie, dit-elle en l’interrompant, ne me préparez pas. Ne me considérez pas comme une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m’avait écoutée plus tôt, je serais en Italie, et que peut-être, sûrement même je serais guérie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c’est évidemment la volonté de Dieu. Nous sommes tous des pécheurs, je sais cela, mais j’espère qu’avec la grâce de Dieu, tout sera pardonné, tout doit être pardonné. J’essaye de me comprendre, et moi aussi j’ai des péchés sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ; j’ai essayé de supporter patiemment mes souffrances…

— Alors faut-il appeler le prêtre, mon amie ? Après la communion vous vous sentiriez mieux.

La malade inclina la tête en signe de consentement.

— Dieu, pardonnez-moi mes péchés, murmura-t-elle.

La cousine sortit et fit signe au prêtre.

— C’est un ange, — dit-elle au mari, les larmes aux yeux.

Le mari se mit à pleurer. Le prêtre entra dans la chambre ; la vieille était encore sans connaissance ; la première chambre était toute silencieuse.

Cinq minutes après le prêtre franchit la porte, ôta son étole et remit en ordre ses cheveux.

— Grâce à Dieu elle est maintenant plus calme et désire vous voir, dit-il.

La cousine et le mari entrèrent. La malade pleurait doucement en regardant l’icône.

— Je te félicite, mon amie, dit le mari.

— Merci ! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j’éprouve. — Et un sourire léger jouait sur les lèvres de la malade. Comme Dieu est miséricordieux ! N’est-ce pas ? Il est miséricordieux et tout-puissant !

Et de nouveau, avec une piété avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l’icône.

Ensuite, tout à coup, elle parut se rappeler quelque chose et d’un signe elle appela son mari.

— Tu ne veux jamais faire ce que je te demande — dit-elle d’une voix faible et mécontente.

Le mari allongeait le cou et l’écoutait docilement.

— Quoi, mon amie ?

— Combien de fois t’ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remèdes simples qui guérissent… Voilà… le prêtre disait… un homme du peuple, envoie…

— Qui chercher, mon amie ?

— Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre…

Et la malade se crispa et ferma les yeux.

Le docteur s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls était de plus en plus faible. Il cligna des yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayée.

La cousine se détournait et pleurait.

— Ne pleure pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, — dit la malade — et cela m’ôte la suprême tranquillité.

— Tu es un ange ! — dit la cousine en lui baisant la main.

— Non, embrasse-moi ici. On ne baise à la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu !

Le même soir, la malade n’était plus qu’un cadavre, et le cadavre était mis en un cercueil placé dans la salle de la grande maison. Dans la grande chambre aux portes fermées, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumière claire des cierges dans de hauts chandeliers d’argent tombait sur le front pâle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pétrifiés du linceul qui se soulevait lugubre sur les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les récitait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons résonnaient étrangement et s’étouffaient. De temps en temps, d’une chambre éloignée, arrivaient les voix des enfants et leurs piétinements.

« Caches-tu ta face : elles sont troublées.
Retires-tu leur souffle : elles défaillent et retournent
en leur poudre.
» Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées,
de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre.
» Que la gloire de l’Éternel soit célébrée à toujours. »
(Psaume 103, versets 29-30-31. Version
Osterwald.)

Le visage de la morte était sévère et majestueux.

Ni sur le front pur, glacé, ni sur les lèvres serrées pas un mouvement.

Elle était tout attention ! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles ?


IV

Un mois plus tard, une chapelle de pierre s’élevait sur la tombe de la défunte. Sur celle du postillon il n’y avait pas encore de pierre, et l’herbe verte poussait sur le petit tertre, seul indice d’une existence humaine disparue.

— Ce sera un péché, Sérioja, si tu n’achètes pas la pierre pour Fedor, — dit un jour la cuisinière. — Autrefois tu disais : À l’hiver ; l’hiver est passé et maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole ? C’était devant moi. Il est déjà venu une fois te la demander ; si tu ne l’achètes pas, il reviendra et se mettra à t’étouffer.

— Mais je ne refuse pas, — répondit Sérioja. J’achèterai la pierre, c’est sûr, je l’achèterai pour un rouble et demi. Je ne l’ai pas oublié ; mais il faut la porter. Quand il y aura une occasion d’aller en ville, je l’achèterai.

— Au moins si tu mettais une croix, voilà ce qui serait bien, autrement c’est mal, — dit un vieux postillon… Enfin, tu portes ses bottes !…

— Mais où prendre une croix ? On ne peut pas la faire avec des bûches.

— Que dis-tu ! On n’en fera pas avec des bûches, mais prends une hache et va dans le bois, de bon matin, et tu en feras une. Tu couperas un frêne et ça fera une croix ; autrement il faut encore donner de l’eau-de-vie au gardien ; si l’on voulait donner de l’eau-de-vie à chaque canaille, on n’en finirait pas. Tiens, récemment, j’ai cassé une volige, alors j’en ai coupé une nouvelle, superbe. Personne n’a dit mot.

Le matin, à l’aube, Sérioja prit une hache et alla au bois.

Tout était couvert d’une froide rosée qui tombait encore et n’était pas éclairée par le soleil. L’orient s’éclairait peu à peu et reflétait sa lumière faible sur la voûte du ciel couvert de nuages légers. Pas une petite herbe, en bas, pas une feuille de la plus haute branche des arbres ne remuait. Seuls les bruits d’ailes, qu’on entendait parfois dans l’épaisseur du bois, ou leur frottement sur le sol, rompaient le silence de la forêt. Tout-à-coup, un son étrange… et la nature éclata et s’embrasa à la lisière de la forêt. Mais de nouveau les bruits retentirent et se répétèrent en bas près des troncs immobiles. La cime d’un arbre tremblait extraordinairement, ses feuilles semblaient murmurer quelque chose, et la fauvette perchée sur l’une des branches, voleta deux fois en sifflant, et, en agitant sa petite queue, s’installa sur un autre arbre.

En bas, la hache craquait de plus en plus sourdement. De gros copeaux blancs tombaient sur l’herbe humide de rosée ; un craquement léger accompagnait le coup. L’arbre vacillant tout entier se penchait vivement, se redressait en ébranlant profondément ses racines. Pour un moment, tout était calme, mais de nouveau l’arbre se courbait, sa tige craquait, et, brisant ses branches et ses feuilles, son sommet touchait le sol humide.

Les sons de la hache et des pas se turent. La fauvette, en sifflant, sauta plus haut, la petite branche qu’elle accrocha avec ses ailes se balança un moment et s’arrêta, comme les autres, avec toutes ses feuilles. Les arbres avec leurs branches immobiles se dressaient encore plus joyeux sur l’espace élargi.

Les premiers rayons du soleil, en perçant les nuages transparents, brillaient sur le ciel et se dispersaient sur la terre et le ciel. Le brouillard, par ondes, commençait à glisser dans les ravins. La rosée brillait en se jouant dans la verdure ; de petits nuages blancs, transparents, blanchissaient et couraient sur la voûte bleue. Les oiseaux s’ébattaient dans le fourré et comme éperdus gazouillaient quelque chose d’heureux. Les feuilles luisantes, calmes murmuraient dans les cimes, et les branches des arbres vivants s’agitaient lentement, majestueusement au-dessus de l’arbre tombé, mort.

POLIKOUCHKA


NOUVELLE


(1860)




I

— Comme madame l’ordonnera ! Seulement, ils sont bien à plaindre les Doutlov. Tous, ce sont de braves garçons !… Si maintenant nous n’envoyons pas à l’enrôlement un des dvorovoï[3], alors, c’est pour sûr quelqu’un d’entre eux qui devra partir, — disait l’intendant. — Même tout le monde les désigne déjà. Cependant, puisque c’est votre volonté…

Et il remit sa main droite sur sa main gauche, les posa toutes les deux sur son ventre, puis, penchant la tête de côté, il aspira ses lèvres minces en les faisant presque claquer, leva les yeux et se tut avec l’intention évidente de se taire longtemps et d’écouter, sans contredire, toutes les bêtises que madame ne manquerait pas de lui dire.

C’était l’intendant, choisi parmi les dvorovoï. Rasé, en longue redingote (d’une coupe particulière, adoptée par les intendants), ce soir d’automne, il faisait son rapport devant la maîtresse. Selon les conceptions de madame, le rapport consistait à écouter les comptes rendus de ce qui s’était passé à l’exploitation, et à donner des ordres pour les affaires à venir. Selon les conceptions de l’intendant Égor Mikhaïlovitch, le rapport, c’était l’obligation d’être debout sur ses deux jambes, dans un coin, le visage tourné vers le divan, d’écouter un bavardage dépourvu de tout rapport avec les affaires, et, par divers moyens, d’amener madame à répondre bientôt avec impatience : « Bon, bon » à toutes les propositions de Égor Mikhaïlovitch. À présent, il s’agissait du recrutement. Du domaine Pokrovskoïe il fallait envoyer trois recrues. Deux étaient nettement désignées par le sort même, par la coïncidence des conditions familiales, morales et économiques. Sur ces deux recrues il ne pouvait y avoir d’hésitation ni de discussion soit de la part du mir[4], soit de la part de la maîtresse, soit du côté de l’opinion publique.

Le choix de la troisième recrue était discutable. L’intendant voulait protéger les trois Doutlov et envoyer un serf, Polikouchka, père de famille, qui avait une très mauvaise réputation et qu’on avait surpris, plusieurs fois, à voler des sacs, des guides, du foin.

La propriétaire, qui caressait souvent les enfants déguenillés de Polikouchka, et, par des citations de l’évangile, essayait de le remettre dans la bonne voie, ne voulait pas le faire enrôler. D’autre part, elle ne voulait pas de mal aux Doutlov, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vus ; mais on ne sait pourquoi, elle ne pouvait rien comprendre, et l’intendant ne se décidait pas à lui expliquer carrément qu’à défaut de Polikouchka un Doutlov serait enrôlé. « Mais, je ne veux pas le malheur des Doutlov », — disait-elle avec âme. — « Alors, payez trois cents roubles pour un homme ». Voilà ce qu’il fallait lui répondre. Mais la politique ne l’admettait pas.

Ainsi Égor Mikhaïlovitch s’installait tranquillement, même s’appuyait au mur de façon visible, et gardant sur son visage une expression obséquieuse, commençait à observer le tremblement des lèvres de madame, le mouvement de la ruche de son bonnet dans l’ombre projetée sur le mur et sur les tableaux. Mais il ne trouvait pas du tout nécessaire de pénétrer le sens de ses paroles. Madame parlait beaucoup et lentement.

Chez lui, les contractions d’un bâillement nerveux se dessinaient derrière les oreilles, mais, il le dissimula habilement, et, portant la main à sa bouche, feignit de tousser.

J’ai vu récemment, lord Palmerston, demeurer assis, coiffé de son chapeau, pendant que les membres de l’opposition écrasaient le ministère, et, tout à coup, se lever et répondre par un discours de trois heures à toutes les objections de ses adversaires. J’ai vu cela et ne m’en étonnai pas, car j’avais vu des milliers de fois quelque chose de semblable entre Egor Mikhaïlovitch et sa propriétaire. Avait-il peur de s’endormir, ou lui semblait-il qu’elle s’emportait déjà trop, il transportait le poids de son corps du pied gauche au pied droit et commençait, comme toujours, par sa phrase sacramentelle :

— Comme vous voudrez, madame, seulement… seulement l’assemblée est maintenant chez moi, devant le bureau, et il faut en finir. Dans l’ordre, on dit qu’il faut amener les recrues à la ville avant l’Assomption et les paysans désignent les Doutlov, il n’y en a pas d’autres. Le mir ne garde pas vos intérêts ; ça leur est bien égal que nous ruinions les Doutlov, je sais donc quelle peine ils se sont donnée. Ainsi, depuis que je suis gérant, ils vivent toujours pauvrement. Le vieux, à grand peine, a attendu son neveu, le cadet, et maintenant, il faut de nouveau le ruiner. Et moi, veuillez considérer que je me soucie de vos propres intérêts comme des miens. C’est dommage, madame, comme il vous plaira. Ce ne sont ni mes parents ni mes frères et je n’ai rien reçu d’eux…

— Mais je n’en doute pas, Egor — interrompit la maîtresse ; et aussitôt elle pensa qu’il était acheté par les Doutlov.

— … Mais ils ont la meilleure cour de Pokrovskoié ; ce sont des paysans craignant Dieu, travailleurs, le vieux, pendant trente ans, a été marguillier ; il ne boit pas de vin, ne jure jamais et va aux offices (l’intendant connaissait le point sensible) ; et le principal, c’est qu’il n’a que deux fils, les autres sont des neveux. Le mir les désigne, et, à vrai dire, ceux qui ont deux travailleurs devraient tirer au sort. Les autres, même ceux qui ont trois fils, se sont séparés, et maintenant ils ont raison : et ceux-ci doivent souffrir à cause de leur vertu.

Ici, madame ne comprit déjà plus rien. Elle ne comprenait pas ce que signifiait le « sort de deux travailleurs», « la vertu » ; elle n’entendait que des sons et observait les boutons de nankin de la redingote de l’intendant. Le bouton supérieur, qu’il boutonnait sans doute moins souvent, était solidement attaché, ceux du milieu pendaient déjà tout-à-fait et demandaient depuis longtemps à être recousus. Mais, comme chacun sait, pour les conversations, surtout pour les conversations d’affaires, il n’est pas nécessaire de comprendre tout ce qu’on vous dit, il suffit de se rappeler ce qu’on veut dire soi-même. Ainsi faisait madame.

— Pourquoi ne pas vouloir comprendre, Egor Mikhaïlovitch ? — dit-elle. — Je ne désire pas du tout qu’un Doutlov soit soldat. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce que je peux pour aider mes paysans et que je ne veux point leur malheur. Tu sais que je suis prête à tout sacrifier pour me débarrasser de cette triste nécessité et ne donner ni Doutlov, ni Khoruchkine. (Je ne sais pas s’il vint en tête à l’intendant que pour se débarrasser de cette triste nécessité il ne fallait pas sacrifier tout, mais seulement trois cents roubles, en tout cas, il pouvait facilement y penser.) Je te dirai simplement une chose : à aucun prix je n’enverrai Polikeï. Lorsqu’après cette affaire de la pendule, qu’il m’avoua lui-même, il me jura en pleurant qu’il se corrigerait, j’ai causé longtemps avec lui, et j’ai vu qu’il était touché et se repentait sincèrement. (« Ah ! elle commence sa chanson », pensa Egor Mikhaïlovitch ; et il se mit à regarder la confiture, qui était mise dans un verre d’eau : est-elle à l’orange ou au citron ?… probablement amère » pensa-t-il). Depuis sept mois il ne s’est pas enivré une seule fois et s’est conduit fort bien. Sa femme m’a dit qu’il était devenu un tout autre homme. Et comment veux-tu que je le punisse maintenant qu’il s’est amendé ? N’est-ce pas affreux d’enrôler un homme qui a cinq enfants et qui est seul à les faire vivre ? Non, ne m’en parle pas, cela vaudra mieux…

Et la dame but quelques gorgées.

Egor Mikhaïlovitch suivit le passage du liquide dans la gorge, et ensuite objecta brièvement et froidement :

— Alors vous ordonnez d’envoyer Doutlov !

La dame frappa des mains.

— Mais pourquoi ne peux-tu pas me comprendre ? Est-ce que je désire le malheur des Doutlov ? Ai-je quelque chose contre eux ? Dieu m’est témoin que je suis prête à faire tout pour eux. (Elle regardait le tableau dans le coin mais se souvint que ce n’était pas l’image de Dieu.) Ça ne fait rien, il ne s’agit pas de cela pensa-t-elle. (C’était étrange que cette fois encore elle ne songeât pas aux trois cents roubles). Mais qu’y puis-je faire ? Sais-je quoi ? comment ? Je ne puis le savoir. Eh bien, je m’en rapporte à toi, tu sais ce que je veux. Fais en sorte que tous soient satisfaits ; que ce soit équitable. Que faire ? Ils ne sont pas les seuls, tous ont des moments pénibles. Mais on ne peut envoyer Polikeï. Comprends donc que ce serait affreux de ma part !

Elle eût parlé encore longtemps, tant elle était animée, mais à ce moment la bonne entra dans la chambre.

— Qu’as-tu, Douniacha ?

— Un paysan vient d’arriver, il veut demander à Egor Mikhaïlovitch s’il ordonne que l’assemblée attende, — dit Douniacha, et elle regarda avec colère Egor Mikhaïlovitch. (Quel diable d’intendant ! pensait-elle. Il a troublé la maîtresse, et maintenant elle ne me laissera pas dormir avant deux heures du matin.)

— Alors, va Egor, et fais pour le mieux.

— J’obéis. (Déjà il ne parlait plus de Doutlov.) Et qui ordonnez-vous d’envoyer pour chercher l’argent du jardinier ?

— Pétroucha n’est-il pas de retour de la ville ?

— Non.

— Et Nicolas, ne peut-il y aller ?

— Mon père est couché, il a mal aux reins, — dit Douniacha.

— Ne voulez-vous pas m’ordonner de partir moi-même demain ? demanda l’intendant.

— Non, on a besoin de toi ici, Egor. (La dame réfléchit.) Combien d’argent ?

— Quatre cent soixante-deux roubles.

— Envoie Polikeï, dit la maîtresse, en regardant résolument le visage d’Egor Mikhaïlovitch.

Egor Mikhaïlovitch, sans desserrer les dents, élargit sa bouche comme en un sourire, et son visage ne broncha pas.

— J’obéis.

— Envoie-le chez moi.

Egor Mikhaïlovitch partit à son bureau.


II


Polikeï, homme infime, taré, et, qui pis est, venu d’un autre village, ne trouvait de protection ni chez la sommelière, ni chez le sommelier, ni chez l’intendant, ni chez la femme de chambre, et son coin était le pire, bien qu’avec sa femme et ses enfants, ils fussent sept. Les coins avaient été construits, au temps du feu seigneur, de la façon suivante. Au centre d’une izba de pierre de dix archines[5] se trouvait un poêle, autour duquel était ménagé le colidor (comme disaient les domestiques), et chaque angle était séparé par des planches ; de sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans l’angle de Polikeï, voisin de la porte. Le lit nuptial avec une mince couverture et des oreillers de calicot, un berceau d’enfant, une petite table à trois pieds, sur laquelle on préparait, lavait et posait tous les objets de la famille et où travaillait Polikeï lui-même (il s’occupait des chevaux), les seaux, les habits, les poules, un petit veau et les sept membres de la famille remplissaient l’angle, et l’on n’aurait pu s’y mouvoir si le poêle commun ne leur eût donné sa quatrième partie où l’on mettait choses et gens, et s’ils n’avaient eu le perron pour sortir. À vrai dire, on ne pouvait pas sortir : en octobre il faisait froid, et en fait de vêtement chaud il n’y avait qu’un touloupe pour sept ; mais en revanche on pouvait se réchauffer, les enfants en courant, les grands en travaillant ; et les uns et les autres grimpaient sur le poêle chauffé parfois à quarante degrés. Il semble terrible qu’on puisse vivre dans de telles conditions, mais pour eux ce n’était rien ; ils y étaient accoutumés. Akoulina lavait, cousait, pour ses enfants et son mari ; elle travaillait au métier et blanchissait la toile ; elle préparait les aliments, dans le poêle commun, s’invectivait et potinait avec les voisines. La provision du mois était suffisante non seulement pour les enfants mais encore pour la vache ; le bois et la nourriture du bétail venaient de chez les maîtres. Parfois on donnait du foin de l’écurie. Ils avaient un petit morceau de potager ; la vache avait donné un veau ; ils élevaient des poules. Polikeï soignait les chevaux de l’écurie, il saignait les chevaux et le bétail, nettoyait leurs sabots, leur donnait des mixtures de sa propre invention et, parfois, recevait en récompense, de l’argent et des vivres. Parfois aussi, il lui restait de l’avoine des maîtres. Dans le village il y avait un paysan qui, régulièrement, chaque mois, pour deux mesures d’avoine, lui donnait vingt livres de mouton. La vie eût été supportable s’il n’y avait eu un ennui, et il y en avait un grand qui pesait sur toute la famille. Polikeï, dans sa jeunesse, vivait dans un autre village et s’occupait dans un haras. Le palefrenier avec qui il travaillait, était le plus grand voleur du pays ; il finit par la déportation. Polikeï avait fait son apprentissage chez ce palefrenier, et dès l’enfance, il s’était tellement habitué à ces bêtises, que, par la suite, malgré la louable intention de se mieux conduire, il en fut incapable. Il était jeune, faible, sans père ni mère, sans personne pour le corriger.

Polikeï aimait à boire, et ne supportait pas, en quelque endroit que ce fût, qu’un objet quelconque fût mal gardé : la grosse corde, la sellette, la serrure, la cheville, ou autre chose de plus de valeur trouvaient place chez Polikeï Ilitch. Partout il y avait des gens qui recélaient ces objets et les payaient, par consentement mutuel, avec du vin ou de l’argent. Ces gains sont les plus faciles, dit le peuple : ils n’exigent ni études, ni travail, rien, et quand on en a essayé une fois, on ne veut pas d’autre métier. Il n’y a qu’un seul inconvénient à cette sorte de gain : on trouve tout à bon marché et facilement, la vie est agréable, mais, tout à coup, à cause de méchantes gens, l’industrie ne marche plus, il faut payer pour tout à la fois, et l’on ne sera plus heureux de toute sa vie.

C’est ce qui était arrivé à Polikeï.

Polikeï se maria ; Dieu lui envoyait le bonheur : sa femme, la fille du bouvier, était forte, intelligente, travailleuse, et lui donna des enfants tous plus beaux les uns que les autres. Polikeï continuait son commerce et tout allait bien. Mais, tout à coup, la déveine s’abattit sur lui ; il fut pincé. Il fut pincé pour une bagatelle : il avait dérobé des guides à un paysan. On le prit ; il fut battu, dénoncé à la propriétaire, et on se mit à le surveiller. Il fut repris une deuxième fois, une troisième fois. Les gens commençaient à l’injurier ; l’intendant le menaçait du service militaire, la maîtresse lui faisait des réprimandes. Sa femme se mit à pleurer, devint triste ; tout allait mal. C’était un homme bon, pas méchant, mais faible, buveur, et il ne pouvait réfréner son mauvais penchant. Parfois sa femme l’injuriait, le battait même quand il rentrait ivre ; et lui, il pleurait.

« — Malheureux que je suis, — disait-il, — que puis-je faire ? Que mes yeux se crèvent ! Je cesserai, je ne le ferai plus. »

Bast ! un mois après, il quitte la maison, s’enivre et disparaît pendant deux jours. « Mais il prend de l’argent quelque part, pour faire la noce », ratiocinaient les gens. Sa dernière affaire était celle de la pendule du bureau, une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Une fois, par hasard, il entra seul dans le bureau ouvert. Cette pendule le tenta, il la prit et la vendit en ville. Par un fait exprès, le marchand qui acheta la pendule était parent d’une domestique, et, pendant les fêtes, il vint au village et parla de la pendule. On commença à chercher, comme si c’était nécessaire à quelqu’un. L’intendant, surtout, n’aimait pas Polikeï, et l’on trouva. Madame fut informée de l’affaire ; elle appela Polikeï. Il tomba à genoux aussitôt, et avoua tout d’une façon touchante, comme sa femme lui avait appris à le faire.

Ce fut très bien. Madame se mit à le sermonner puis parla, parla, admonesta, invoqua Dieu, la vertu, la vie future, la femme, les enfants, et l’amena jusqu’aux larmes. Madame lui dit :

— Je te pardonne, mais promets-moi que tu ne le feras plus jamais.

— Je ne le ferai jamais ! Que je disparaisse ! Qu’on m’arrache les entrailles ! dit Polikeï. Et il pleurait pitoyablement.

Polikeï, revenu à la maison, brailla toute la journée comme un petit veau, et resta sur le poêle. Depuis, on n’eut rien à lui reprocher. Mais sa vie n’était plus gaie. Les gens le regardaient comme un voleur, et, quand vint l’époque de l’enrôlement, tout le monde le désigna.

Polikeï, comme on l’a déjà dit, s’occupait des chevaux. Comment était-il devenu tout à coup vétérinaire, personne ne le savait, et encore moins lui-même. Quand il travaillait au haras, chez le palefrenier déporté, il n’avait pas d’autre fonction que de nettoyer le fumier des écuries, parfois, de panser les chevaux, et d’apporter de l’eau. Ce n’était donc pas là qu’il avait pu apprendre. Ensuite il avait été tisserand, puis jardinier, il ratissait les allées ; après, par punition, il avait dû faire des briques, ensuite, à la corvée, il remplissait les fonctions de portier chez un marchand. Là non plus, il n’avait donc pas eu de pratique. Mais dans les derniers temps, le bruit de son habileté merveilleuse en médecine vétérinaire commençait à se répandre. Il fit une saignée, puis une autre, ensuite il fit étendre à terre un cheval et lui gratta quelque chose dans la cuisse ; après quoi, il exigea qu’on mit le cheval dans un travail et lui coupa le jarret jusqu’au sang, malgré que l’animal se débattît et poussât même des cris ; il expliqua que cela signifiait « verser le sang de dessous le sabot. » Ensuite, il expliqua à un moujik qu’il était nécessaire de saigner deux veines « pour la plus grande facilité. » et il se mit à frapper à coups de maillet sur la lancette émoussée, après quoi il passa sous le ventre du cheval une bande faite du fichu de sa femme. Enfin, il continua à soigner toutes les maladies avec du sel de vitriol mouillé du contenu d’une fiole, et à donner pour l’usage interne ce qui lui venait en tête. Et plus il faisait souffrir les chevaux, plus il en tuait, plus on croyait en lui, plus on venait le chercher.

Je sens qu’il n’est pas tout à fait convenable pour nous, les seigneurs, de nous moquer de Polikeï. Le procédé qu’il employait pour inspirer la confiance était le même que celui qui influençait nos pères, le même que celui qui agit sur nous et agira sur nos enfants. Le paysan qui appuie son ventre sur la tête de sa jument, son unique richesse, presque un membre de la famille, et qui, avec un sentiment mêlé de foi et de terreur, regarde le visage de Polikeï gravement froncé et ses mains fines, aux manches retroussées, avec lesquelles il presse précisément exprès le point douloureux et coupe hardiment la chair vivante, alors qu’il se dit à part lui : « Bah ! ça passera peut-être », et feint de savoir où est le sang, où est la matière, où la veine sèche, où la veine pleine, et tient entre les dents le torchon guérisseur ou la fiole au vitriol, — ce paysan, dis-je, ne peut pas croire que Polikeï lève la main pour couper au hasard. Lui-même ne pourrait le faire. Une fois l’entaille pratiquée, il ne se reprochera pas d’avoir fait couper en vain. Je ne sais si vous avez éprouvé ce sentiment, mais moi je l’ai ressenti devant le docteur qui, sur ma demande, a tourmenté des gens chers à mon cœur. La lancette et la mystérieuse fiole blanche avec le sublimé, et les paroles : foulure, hémorrhoïdes, saignée, matière, etc., ne sont-ce pas les mêmes que nerfs, rhumatismes, organismes, etc. ?

Le vers :


Wage du zu irren und zu traümen[6]


se rapporte moins aux poètes qu’aux médecins et aux vétérinaires.


III

Le même soir, alors que l’assemblée qui choisissait la recrue criait près du bureau, dans le brouillard froid d’une nuit d’octobre, Polikeï était assis au bord du lit, près de la table, et écrasait avec une bouteille un ingrédient inconnu de lui-même, destiné à un cheval. Il y avait du sublimé, du soufre, du sel de Glauber, et de l’herbe que Polikeï cueillait. Une fois il s’était imaginé que cette herbe était bonne pour la pousse, et il ne trouvait pas inutile de la donner aussi dans d’autres cas. Les enfants étaient déjà couchés : deux sur le poêle, deux dans le lit, un dans le berceau, près duquel était assise Akoulina devant son métier. Un bout de bougie, du bougeoir de maître, mal gardé, était sur le bord de la fenêtre dans un chandelier de bois ; et, pour que son mari ne se détachât pas de ses occupations graves, Akoulika se levait pour moucher la mèche avec ses doigts. Quelques esprits forts considéraient Polikeï comme un vétérinaire ignorant et une cervelle vide. D’autres, la majorité, le regardaient comme un mauvais sujet, mais un grand maître en son art, et Akoulina, bien qu’elle injuriât souvent son mari et au besoin le battît, le considérait indubitablement comme le meilleur vétérinaire et l’homme le plus « capable » au monde. Polikeï versa dans le creux de sa main un ingrédient quelconque (il n’employait pas de balances et parlait ironiquement des pharmaciens allemands qui s’en servaient, — « Ça, disait-il, ce n’est pas une pharmacie. ») Polikeï secoua son ingrédient, il n’en trouva pas assez et en versa dix fois plus. « Je mettrai tout, ça le relèvera mieux », se dit-il.

Akoulina se retourna rapidement à la voix de son maître, en attendant des ordres. Mais, en s’apercevant qu’il ne s’adressait pas à elle, elle haussa les épaules. « Tout de même, quel esprit !… Et où prend-il ça ! » pensa-t-elle ; et elle se remit au métier. Le papier qui avait enveloppé l’ingrédient tomba sous la table. Akoulina ne l’y laissa pas.

— Anutka ! ton père a laissé tomber quelque chose, ramasse.

Anutka sortit ses petites jambes maigres, nues, du manteau qui la couvrait ; elle passa sous la table comme un petit chat, et prit le papier.

— Voici, petit père — Et ses petites jambes gelées disparurent de nouveau dans le lit.

— Pourquoi tu pousses ? glapit la sœur cadette d’une voix zézéyante et endormie.

— Je vous… ! — fit Akoulina, et les deux têtes disparurent sous le manteau.

— S’il donne trois roubles, dit Polikeï en bouchant la bouteille, je guérirai le cheval. C’est encore bon marché, ajouta-t-il. Va, casse-toi la tête ! Akoulina, va demander un peu de tabac chez Nikita. Je le rendrai demain.

Et Polikeï tira de la poche de son pantalon une pipe en tilleul, jadis peinte, avec de la cire en guise de tuyau, et se mit à la préparer.

Akoulina quitta son métier et sortit, sans s’accrocher nulle part, ce qui était très difficile. Polikeï ouvrit une petite armoire, y mit le flacon, et prit un litre vide qu’il porta à sa bouche, il n’y avait plus d’eau-de-vie. Il fronça les sourcils, mais lorsqu’avec le tabac que sa femme lui apporta, il eût bourré sa pipe, et qu’il la fuma assis au bord du lit, son visage brillait de la fierté joyeuse d’un homme qui a terminé son travail quotidien. Peut-être songeait-il comment il s’y prendrait le lendemain pour saisir la langue du cheval et lui verser dans la bouche la mixture étonnante, ou se disait-il « qu’on trouve un homme toujours bien, quand on a besoin de lui, et que somme toute Nikita avait quand même donné du tabac ». Il se sentait bien. Mais soudain, la porte, qui était suspendue sur un seul gond, s’ouvrit et dans le coin apparut une jeune fille d’en haut, pas la deuxième, mais la troisième, la petite qu’on gardait pour les courses ; en haut, chacun le sait, signifiait la maison des maîtres, même quand elle était en bas. Axutka, c’était le nom de la fillette, courait toujours avec la rapidité d’une flèche, elle ne pliait pas les bras mais les remuait comme un balancier, non pas le long des côtes, mais devant le corps, dans une cadence qui suivait la rapidité de ses mouvements. Ses joues étaient toujours plus roses que sa robe rose ; sa langue remuait toujours avec la même vélocité que les jambes. Elle bondit dans la chambre, et s’accrochant au poêle, elle se mit à se balancer, puis comme si elle avait le désir de ne pas dire plus de trois paroles à la fois, elle prononça d’une voix suffocante, en s’adressant à Akoulina :

— Madame ordonne à Polikeï Ilitch de venir tout de suite en haut, ordonne… (elle s’arrêta et respira profondément.) Egor Mikhaïlovitch était chez madame, on a parlé des recrues, on a nommé Polikeï Ilitch… Avdotia Mikhaïlovna a ordonné qu’il vienne tout de suite. Madame a ordonné… (elle respira de nouveau) qu’il vienne tout de suite.

Pendant une demi-minute, Axutka regarda Polikeï, Akoulina et les enfants qui se montraient sous la couverture, prit une coquille de noisette qui était sur le poêle, la jeta à Anutka, prononça encore une fois : « Venir tout de suite », puis, comme le vent, bondit hors de la chambre, et les balanciers, avec leur rapidité habituelle, s’agitèrent en travers de la ligne de sa course.

Akoulina se leva et donna les bottes à son mari. Les bottes, des bottes de soldat, étaient mauvaises, déchirées. Elle prit le cafetan qui était sur le poêle et le lui tendit sans le regarder.

— Ilitch, tu ne changes pas de chemise ?

— Non, — dit Polikeï.

Akoulina ne regarda pas une seule fois son visage pendant, qu’en silence, il se chaussait et s’habillait.

Et elle fit bien. Le visage de Polikeï était pâle, sa mâchoire inférieure tremblait, et ses yeux avaient cette expression geignarde, timide, profondément malheureuse qui ne se rencontre que chez les hommes bons, faibles et coupables. Il se peigna puis voulut partir. Sa femme l’arrêta, lui arrangea le pan de la chemise qui était sur l’armiak et lui mit son bonnet.

— Quoi ! Polikeï Ilitch ! est-ce que madame vous demande ? fit entendre à travers la cloison, la voix de la femme du menuisier.

La femme du menuisier, le matin même, avait eu une grosse dispute avec Akoulina, à cause d’un pot de lessive que les enfants de Polikeï avaient renversé chez elle, et, au premier moment, il lui était agréable de comprendre que Polikeï était appelé chez madame : probablement ce n’était pas pour son bien. En outre c’était une fine mouche, méchante, personne mieux qu’elle savait vous mortifier d’un mot, c’est du moins ce qu’elle pensait d’elle même.

— On veut sans doute l’envoyer à la ville pour les achats, — continua-t-elle. — Je pense qu’on veut un homme sûr, alors on vous envoie. Dans ce cas, achetez-moi un quart de thé, Polikeï Ilitch.

Akoulina retenait ses larmes et ses lèvres se crispaient méchamment.

Elle aurait voulu crêper le chignon de cette mégère. Mais quand elle regarda ses enfants, à l’idée qu’ils allaient rester orphelins et elle, femme de soldat, elle oublia les railleries de la femme du menuisier, cacha son visage dans ses mains, s’assit sur le lit et sa tête tomba sur l’oreiller.

— Petite maman, tu m’aplatis, — balbutia la fillette zézéyante, en tirant son manteau, qui était pris sous le coude de sa mère.

— Au moins fussiez-vous tous morts ! C’est pour le malheur que je vous ai mis au monde ! — cria Akoulina. Et ses sanglots emplirent la chambre, à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oublié la lessive du matin.


IV

Une demi-heure se passa. L’enfant criait. Akoulina se leva et lui donna le sein. Elle ne pleurait déjà plus, mais, de la main soutenant son visage maigre et encore joli, elle regardait fixement la chandelle qui touchait à sa fin. Elle pensait : « pourquoi me suis-je mariée ; pourquoi faut-il tant de soldats ? et comment puis-je me venger de la femme du menuisier ? »

Elle entendit les pas de son mari. Elle essuya ses larmes et se leva pour le laisser passer. Polikeï entra bravement. Il jeta son bonnet sur son lit, respira, et se mit à enlever sa ceinture.

— Eh bien quoi ? Pourquoi t’a-t-elle fait appeler ?

— Hum ! C’est connu ! Polikouchka c’est le dernier des hommes, et quand il y a quelque affaire c’est lui qu’on appelle ! C’est Polikouchka.

— Quelle affaire ?

Polikouchka ne se hâtait pas de répondre. Il alluma sa pipe et cracha.

— Elle m’a ordonné d’aller chez un marchand pour toucher de l’argent.

— Apporter de l’argent ? demanda Akoulina.

Polikouchka sourit et hocha la tête.

— Ah ! comme elle parle bien ! Toi, dit-elle, tu étais noté comme un homme peu sûr, seulement j’ai plus confiance en toi qu’en aucun autre. (Polikeï parlait haut pour être entendu des voisins). Tu m’as promis de te corriger, alors, voici la première des épreuves nécessaires pour que je te croie. Va chez le marchand, — dit-elle, — prends l’argent, et rapporte-le moi.

— Moi, dis-je, madame, tous vos serfs doivent vous servir comme Dieu. C’est pourquoi je sens que je peux faire tout pour votre santé et ne refuse aucun travail ; je remplirai tout ce que vous ordonnerez, parce que je suis votre esclave (de nouveau il sourit, de ce sourire particulier d’un homme faible, bon et coupable.) — Alors, dit-elle, ce sera sûr ? Comprends donc que ton sort en dépend. — Comment, dis-je, pourrais-je ne pas comprendre que je puis faire tout ? Si on vous a dit du mal de moi, on peut en dire autant de chacun, et moi, je crois n’avoir jamais pensé rien contre votre bonheur. En un mot je l’ai enchantée si bien que madame est devenue tout à fait souple. — Toi, dit-elle, tu seras mon homme de confiance. (Il se tut et de nouveau le même sourire s’arrêta sur son visage). Je sais bien comment il faut causer avec eux, quand j’étais à la corvée… Le maître arrive, bondit, mais je n’avais qu’à lui parler, il se calmait tant, qu’il devenait comme du velours.

— C’est beaucoup d’argent ? — demanda Akoulina.

— Trois fois un demi-millier de roubles, — répondit négligemment Polikeï.

Elle hocha la tête.

— Quand faut-il partir ?

— Elle a dit demain. « Prends, dit-elle, le cheval que tu veux, va au bureau, et que Dieu t’accompagne. »

— Dieu soit loué ! — prononça Akoulina en se levant et se signant. — Que Dieu t’aide, Ilitch, — murmura-t-elle pour ne pas être entendue derrière la cloison. Et le retenant par la manche de sa chemise : — Ilitch, écoute-moi ; je te supplie, au nom du Christ, quand tu partiras, baise la croix en jurant que tu ne boiras une seule goutte.

— Tu crois que je boirai avec tant d’argent ! Là-bas, comme il y a quelqu’un qui joue du piano … C’est chic ! ajouta-t-il après un court silence et en souriant. — C’est sans doute la demoiselle. J’étais debout devant elle, devant madame, sur le seuil, et la demoiselle de l’autre côté de la porte. Elle se mit à jouer, elle se mit à jouer ; c’est si beau ! Je jouerais, ma foi, j’arriverais, j’arriverais juste, je serais habile pour cela. Donne-moi pour demain une chemise propre.

Et ils allèrent se coucher heureux.


V

Pendant ce temps l’assemblée s’échauffait devant le bureau. L’affaire devenait sérieuse. Presque tous les paysans étaient réunis et pendant qu’Egor Mikhaïlovitch était chez la dame, les têtes étaient couvertes, un plus grand nombre de voix prenaient part à la discussion et ces voix devenaient plus bruyantes. Le bruit des voix épaisses, interrompu de temps en temps par des paroles entrecoupées, rauques, emplissait l’air, et ce vacarme parvenait, comme celui d’une mer houleuse, jusqu’aux fenêtres de la maîtresse, qui en éprouvait de l’inquiétude nerveuse, semblable à celle qu’excite un fort orage. Elle était tantôt effrayée, tantôt agacée. Il lui semblait toujours que les voix allaient devenir plus hautes et plus fréquentes, que quelque chose allait arriver. « Comme si l’on ne pouvait s’arranger doucement, avec calme, sans cris, selon la loi chrétienne, fraternelle et douce, » pensait-elle.

Beaucoup de voix parlaient ensemble, la plus haute était celle de Fedor Riézoune, le charpentier. Il y avait dans sa famille deux travailleurs, et il tombait sur les Doutlov. Le vieux Doutlov se défendait. Il vint devant la foule, derrière laquelle il se tenait auparavant, et, tout suffocant, les bras largement écartés, ou tirant sa petite barbiche, il s’engouait si souvent qu’il lui était difficile de comprendre lui-même ce qu’il disait. Ses enfants et ses neveux, tous de beaux garçons, se serraient près de lui et le vieux Doutlov rappelait la poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan c’était Riézoune, et non Riézoune seul mais tous ceux qui ne comptaient que deux travailleurs ou un seul par famille : presque toute l’assemblée tombait sur Doutlov. Il s’agissait de ceci : le frère de Doutlov, trente ans avant, avait été enrôlé, c’est pourquoi, Doutlov ne voulait pas être compris parmi les familles de trois travailleurs ; il voulait qu’on tint compte du service de son frère et qu’on le rangeât dans le sort commun parmi les familles de deux travailleurs, et qu’on choisit parmi celles-ci la troisième recrue. Outre Doutlov, il y avait encore quatre familles de trois travailleurs ; mais l’un d’eux était starosta[7]. et la maîtresse l’avait dispensé ; une autre famille, lors du dernier enrôlement, avait fourni une recrue, chacune des deux autres avait donné un homme, si bien que l’un d’eux n’était même pas venu à l’assemblée, seule sa femme attristée était derrière tout le monde, espérant vaguement que la roue tournerait peut-être pour son bonheur ; l’autre le roux Romane, en armiak déchiré, bien qu’il ne fût pas pauvre, était appuyé au perron, et, la tête inclinée, se taisait tout le temps ; parfois il regardait celui qui élevait la voix, et de nouveau il baissait la tête. Toute sa personne respirait le malheur.

Le vieux Semion Doutlov était un homme tel, que quiconque le connaissait un peu, lui eût donné à garder des centaines et des milliers de roubles. C’était un homme modéré, craignant Dieu, aisé, en outre, il était marguillier, aussi son acharnement était-il d’autant plus étonnant.

Riézoune, le charpentier, était au contraire un gaillard de haute taille, brun, tapageur, ivrogne, hardi et particulièrement habile dans les discussions et les querelles, dans les assemblées, aux marchés, avec les ouvriers, les marchands, les paysans ou les maîtres.

Maintenant il était calme, mordant, et de toute la hauteur de sa taille, de toute la force de sa voix sonore et de son talent oratoire, il écrasait le marguillier qui suffoquait et perdait pied.

À la discussion prenaient part aussi Garasska, Kopilov, encore jeune, le visage rond, la tête carrée, la barbe frisée, l’un des parleurs de la génération postérieure à Riézoune, qui se distinguait par sa parole raide, et avait déjà une certaine autorité dans l’assemblée. Ensuite, Feodor Melnitchnï, un paysan jaune, maigre, long, voûté, jeune encore, la barbe rare, les yeux toujours rageurs et sombres. Il prenait tout en mauvaise part, et troublait souvent l’assemblée par ses questions et ses observations inattendues et saccadées. Ces deux parleurs étaient du côté de Riézoune. En outre, deux bavards se mêlaient de temps en temps à la discussion : l’un, au visage plein de bonhomie, la barbe longue, large, Krapkov, qui ajoutait à chaque mot « mon cher ami » ; l’autre, un petit, au bec d’oiseau, Gidkov, qui lui aussi disait sans cesse : « Voilà mes frères, résulte donc… », et qui s’adressait à tout le monde et parlait bien, mais mal à propos. Ils étaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais personne ne les écoutait. Il y en avait encore d’autres du même genre, mais ces deux-là se glissaient dans la foule, criaient davantage, et effrayaient la maîtresse ; ils étaient les moins écoutés, et, étourdis par tous les cris, ils se livraient au plaisir de faire marcher leur langue.

Il y avait encore beaucoup de diverses catégories de gens : des taciturnes, des convenables, des indifférents, des opprimés, et aussi des femmes qui, avec leurs bâtons, se tenaient derrière les paysans. Mais de tous ces gens, si Dieu me le permet, je parlerai une autre fois. En général, la foule était composée de paysans qui se tenaient dans l’assemblée comme à l’église, et causaient en chuchotant, de leurs affaires de famille, du moment d’aller dans la forêt couper du bois, ou attendaient en silence qu’on eût fini de hurler. Il y en avait aussi de riches auxquels l’assemblée ne pouvait rien ajouter ni diminuer de leur bien-être. Tel était Ermil avec son visage large, luisant, que les paysans appelaient le gros ventre, parce qu’il était riche. Tel était encore Starostine, dont la face suait l’assurance : « Vous aurez beau dire, personne ne me touchera. J’ai quatre fils, mais chez moi on ne prendra personne. » Les fortes têtes comme Kopilov et Riézoune l’attaquaient rarement et il leur répondait avec calme et fermeté, avec la conscience de son inviolabilité. Si Doutlov ressemblait à la poule dans le jeu du milan, ses garçons ne ressemblaient guère aux poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne criaient pas, mais se tenaient calmes derrière lui. L’aîné, Ignate, avait déjà trente ans ; le second, Vassili, était aussi marié, mais pas bon pour l’enrôlement ; le troisième, Iluchka, le neveu, qui venait de se marier, était blanc, rose, portait un élégant touloupe (il était postillon). Il regardait la foule en se grattant parfois la nuque, sous le bonnet, comme s’il n’était pas en jeu ; et c’est lui, précisément, que les malins voulaient désigner.

— C’est comme ça ! mon grand-père aussi était soldat, — disait l’un ; — alors à cause de cela, je refuse de me soumettre au sort !

— Il n’existe pas de pareille loi, mon cher. Au dernier enrôlement on a pris le fils de Mikheïtch et pourtant son oncle n’est pas encore revenu à la maison.

— Chez toi, ni ton père, ni ton oncle n’ont servi le tzar. — disait en même temps Doutlov ; — et toi non plus tu ne sers ni le maître, ni le mir. Tu n’as fait que boire, et tes enfants t’ont quitté parce qu’on ne peut vivre avec toi. Alors tu veux nuire aux autres, tandis que moi, pendant dix ans, j’ai été starosta. Deux fois j’ai eu l’incendie et personne ne m’a aidé, et parce que chez nous, dans la maison, tout est calme, honnête, alors, on veut me ruiner. Rendez-moi donc mon frère. N’est-il pas mort là-bas au service ? Jugez la vérité selon la volonté de Dieu, mir orthodoxe, et n’obéissez pas à un ivrogne menteur !

En même temps, Guérassime disait à Doutlov.

— Tu nous cites l’exemple de ton frère, mais c’est pas le mir qui l’a enrôlé, c’est à cause de sa débauche que les maîtres l’ont fait soldat : ce n’est donc pas une raison en ta faveur.

Guérassime n’avait pas encore achevé, que le long et jaune Feodor Melnitchnï s’avançait, sombre, et disait :

— C’est ça, les seigneurs envoient qui ils veulent et c’est ensuite le mir qui doit se débrouiller. Le mir a décidé que ton fils doit partir, et si tu ne le veux pas, demande à madame, elle ordonnera peut-être qu’on m’enrôle, moi, fils unique, voilà la loi ! — fit-il avec rage. Et de nouveau, avec un geste de la main, il regagna sa place.

Romane le roux, dont le fils était désigné, leva la tête et prononça : — « Voilà, c’est ça, c’est ça ! » et même, de dépit, s’assit sur une marche.

Mais ce n’était pas tout ; outre les voix qui parlaient toutes à la fois et ceux qui, par derrière, causaient de leurs affaires, les bavards non plus n’oubliaient pas leur rôle.

— Oui, en effet, mir orthodoxe, dit le petit Gidkov, en répétant les paroles de Doutlov, — il faut juger en chrétien, c’est-à-dire, mes frères, il est nécessaire de juger en chrétien.

— Il faut juger en conscience, mon cher ami, dit le bon Khrapkov, en répétant les paroles de Kopilov et tirant Doutlov par son touloupe. C’était la volonté des seigneurs et non la décision du mir.

— C’est juste ! Voilà ! disaient les autres.

— Quel est cet ivrogne, ce menteur ? clamait Riézoune. — Est-ce toi qui m’as donné à boire, hein ? hein ? Ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reproche de boire ? Quoi ! mes frères, il faut prendre une résolution. Si vous voulez épargner Doutlov, alors choisissez non seulement parmi les familles de deux travailleurs, mais parmi les fils uniques, et lui, il se moquera de nous !

— C’est à Doutlov de partir ! Il n’y a pas à dire.

— C’est connu !… Ceux qui ont trois garçons doivent d’abord tirer au sort, — dirent des voix.

— Ça dépend de ce que Madame ordonnera. Egor Mikhaïlovitch a dit qu’on allait donner un des dvorovoï, dit une voix.

Cette objection arrêta un peu la discussion, mais bientôt elle s’enflamma de nouveau et devint personnelle.

Ignate, de qui Riézoune avait dit qu’on le ramassait dans la rue, se mit à prouver à Riézoune, qu’il avait volé la scie du charpentier de passage, et qu’étant ivre, il avait manqué de tuer sa femme sous les coups.

Riézoune répondit qu’il battait sa femme quand il était ivre ou à jeun et que ce n’était pas encore assez : et il fit rire tout le monde. Mais pour la scie, il était offensé, il se rapprocha d’Ignate et se mit à l’interpeller.

— Qui l’a volée ?

— Toi, — répondit hardiment le vigoureux Ignate, en se mettant encore plus près de lui.

— Qui l’a volée ? C’est peut-être toi !

— Non ! c’est toi ! — cria Ignate.

Après la scie, ce fut le tour d’un cheval volé, puis d’un sac d’avoine, d’un carré de potager, d’un cadavre quelconque. Et les deux paysans se dirent des choses si horribles, que si la centième partie eût été vraie, selon les lois, tous deux eussent été, pour le moins, déportés en Sibérie.

Pendant ce temps, le vieux Doutlov avait choisi un autre moyen de défense. Les cris de son fils lui déplaisaient. Il l’arrêta et lui dit : « C’est un péché, laisse ! » Et lui-même prouvait que les familles de trois travailleurs n’étaient pas seulement celles qui avaient trois fils ensemble, mais aussi celles dont les fils vivaient séparés, et il désigna encore Starostine.

Starostine sourit un peu, toussota, et, en caressant sa barbe, à la manière d’un riche paysan, il répondit que c’était la volonté du maître, et que si son fils était libéré, c’est sans doute qu’il l’avait mérité. Quant aux familles partagées, Guérassime anéantit, aussi le raisonnement de Doutlov, en faisant observer qu’il fallait leur défendre de se séparer, comme du temps des vieux seigneurs : après l’été, on ne va pas chercher la framboise, et en tout cas, on ne peut maintenant enrôler les fils uniques.

— Est-ce par plaisir qu’on se sépare ? Pourquoi donc nous ruiner tout à fait maintenant ! — disaient les voix des travailleurs séparés !… Et les bavards se joignaient à eux.

— Eh ! rachète un homme si ca ne te plaît pas ! Tes moyens te le permettent ! — dit Riézoune à Doutlov. Doutlov croisa désespérément son cafetan et se plaça derrière les autres paysans.

— Tu as sans doute compté mon argent ! fit-il avec colère. Voilà, nous verrons encore ce que dira Egor Mikhaïlovitch de la part de Madame.


VI

En effet, Egor Mikhaïlovitch sortait à ce moment de la maison. Les bonnets, l’un après l’autre, se soulevaient, et à mesure que l’intendant s’approchait, l’une après l’autre, apparaissaient des têtes chauves au milieu, devant, des têtes blanches, grises, rousses, brunes, blondes ; peu à peu les voix se calmaient, et enfin, le silence s’établit tout à fait. Egor Mikhaïlovitch était debout sur le perron ; il fit signe qu’il voulait parler. Egor Mikhaïlovitch, dans sa longue redingote, ses mains enfoncées dans les poches de devant, sa casquette rabattue, se tenait les jambes écartées, sur la hauteur, où se levaient les têtes tournées vers lui : les unes vieilles, les autres, jolies, et barbues. Il avait un tout autre air qu’en présence de la dame. Il était majestueux.

— Les enfants ! voici la décision de Madame : elle ne veut envoyer aucun des dvorovoï, et celui que vous choisirez vous-mêmes parmi vous, celui-là partira. Maintenant il nous en faut trois. À vrai dire deux et demi, l’autre moitié comptera comme avance. C’est la même chose, si ce n’est maintenant, ce sera une autre fois.

— C’est connu ! C’est vrai ! disaient les voix.

— Selon moi, continua Egor Mikhaïlovitch, tant qu’à Khorochkine et Vaska Mitukhine, c’est Dieu lui-même qui les a choisis pour être soldats.

— Oui ! C’est sûr ! dirent des voix.

— Le troisième doit être un Doutlov ou quelqu’un parmi les familles de deux travailleurs. Qu’en dites-vous ?

— À Doutlov ! — crièrent les voix. — Les Doutlov sont trois.

Et de nouveau, peu à peu, les cris recommencèrent, et, l’on en revint au carré de potager, au rouet volé dans la cour des maîtres.

Egor Mikhaïlovitch, qui gérait le domaine depuis vingt ans, était un homme intelligent et expert. Il resta debout, écoutant pendant un quart d’heure, et tout à coup, il ordonna à tout le monde de se taire et aux Doutlov de tirer au sort lequel des trois partirait. On coupa des papiers ; Khrapkov, les mit dans un bonnet, les secoua et tira le billet d’Iluchka.

Tous se taisaient.

— C’est à moi, hein ? Montre ça — dit Ilia d’une voix entrecoupée.

Tous se taisaient. Egor Mikhaïlovitch ordonna d’apporter le lendemain l’argent destiné aux recrues : sept kopeks par cour ; puis il déclara l’affaire finie, et il dispersa l’assemblée.

Les bonnets s’enfoncaient sur les nuques ; la foule se mouvait dans un brouhaha de conversations et de pas. L’intendant, resté sur le perron, regardait s’éloigner la foule.

Quand les jeunes Doutlov eurent tourné le coin, il appela le vieux qui s’arrêtait de lui-même, et entra avec lui au bureau.

— Je te plains, vieillard, — dit Egor Mikhaïlovitch, en s’asseyant devant la table. — C’est ton tour. Ne rachèteras-tu pas ton neveu ?

Le vieux, sans répondre, regarda avec importance Egor Mikhaïlovitch.

— Il n’y a rien à faire ! — répondit à son regard Egor Mikhaïlovitch.

— Nous serions heureux de le racheter, mais nous n’avons pas de quoi, Egor Mikhaïlovitch. Nous avons perdu deux chevaux cet été. J’ai marié mon neveu. Évidemment notre sort est tel parce que nous vivons honnêtement. À lui, c’est bon à dire (Il pensait à Riézoune).

Egor Mikhaïlovitch se frotta le visage avec la main et bâilla. Évidemment ça l’ennuyait déjà et il était temps de prendre le thé !

— Eh ! vieux, ne pèche pas, dit-il. Cherche bien à la cave, peut-être trouveras-tu quatre cents roubles ; je t’achèterais un amateur, une merveille. Récemment, un homme m’a demandé.

— En province ? demanda Doutlov.

Il comprenait la ville.

— Eh bien, tu rachèteras ?

— Je serais heureux devant Dieu, mais…

Egor Mikhaïlovitch l’interrompit sévèrement.

— Eh bien, écoute donc, vieux : qu’Iluchka ne tente rien contre lui : quand j’enverrai, aujourd’hui ou demain, qu’il soit prêt sur-le-champ. Tu le conduiras et tu en seras responsable et si, Dieu l’en garde, il lui arrivait quelque chose, j’enverrais ton aîné, tu comprends ?

— Mais on ne peut envoyer un homme pris parmi deux travailleurs, Egor Mikhaïlovitch. C’est pas de chance, — dit-il après un silence : — mon frère est mort soldat et l’on prend encore le fils. Pourquoi m’arrive-t-il un tel malheur ? — fit-il, pleurant presque et prêt à tomber à genoux.

— Eh bien ! va ; on n’y peut rien : c’est l’ordre. Surveille bien Iluchka : tu en es responsable, — dit Egor Mikhaïlovitch.

Doutlov se rendit chez lui en frappant, songeur, les cailloux de la route.


VII

Le lendemain matin, de bonne heure, une charrette de voyage, celle dont le gérant se servait pour ses courses, stationnait devant le « pavillon » des domestiques. Elle était attelée d’un grand hongre bai appelé, on ne sait pourquoi, Tambour. Annutka, la fille aînée de Polikeï, malgré la pluie aux larges gouttes et le vent froid, était pieds nus à la tête du hongre. Se tenant à distance avec une peur évidente, d’une main elle tenait la bride et, de l’autre, soutenait sur sa tête une camisole d’un jaune verdâtre qui, dans la famille, servait de couverture, de pelisse, de bonnet, de tapis, de pardessus pour Polikeï et encore à beaucoup d’autres usages. Dans le coin, il y avait grand branle-bas. Il faisait encore sombre ; la lumière matinale traversait à peine la fenêtre collée, par ci par là, de papier. Akoulina négligeait, pour le moment, provisions, cuisine, enfants. Les petits, pas encore levés, grelottaient, puisque leur couverture, redevenue habit, était remplacée par le fichu de la mère. Akoulina était occupée à préparer le départ de son mari. La chemise était propre, les bottes, qui comme on dit demandaient à manger, étaient de ce fait l’objet d’un soin particulier. D’abord elle ôta de ses pieds ses gros chaussons de laine, les seuls qu’il y eût à la maison, et les donna à son mari ; ensuite, avec une couverture de cheval, mal gardée à l’écurie et qu’Ilitch avait apportée l’avant-veille dans l’izba, elle réussit à faire des petites pièces pour boucher les trous des chaussures et garantir de l’humidité les pieds d’Ilitch.

Ilitch lui-même, assis et les pieds sur le lit, arrangeait sa ceinture de façon qu’elle n’eût plus l’air d’une corde sale. Et la gamine maligne, bégayante, dans une pelisse qui même mise sur sa tête s’empêtrait dans ses jambes, était envoyée chez Nikita pour lui emprunter son bonnet. Les gens de la cour augmentaient le tohu-bohu en venant demander à Ilitch d’acheter à la ville, pour l’un des aiguilles, pour l’autre, un peu de thé, pour le troisième, de l’huile de ricin, un autre un peu de tabac, la femme du menuisier du sucre ; celle-ci avait déjà réussi à allumer le samovar et, pour enjôler Ilitch, elle lui apporta, dans un bol, la boisson qu’elle appelait du thé ! Nikita ayant refusé de donner son bonnet, il fallait réparer le sien, c’est-à-dire fourrer dedans les petits morceaux d’ouate qui sortaient et pendaient et coudre les trous avec une aiguille de vétérinaire ; les bottes, avec une pièce au mollet ne couvraient pas toute la jambe. Anutka, gelée, laissa échapper Tambour, et Machka, couverte de la pelisse, alla à sa place, puis dut laisser la pelisse, et Akoulina sortit elle-même pour tenir Tambour. Malgré tout cela, Ilitch mit enfin sur son dos tous les vêtements de la famille, ne laissant que la camisole et les savates, puis il s’installa dans la charrette, se serra, arrangea le foin, s’enveloppa une fois de plus, ramena les guides, se serra encore davantage, comme le font les gens sérieux, et partit.

Son gamin, Michka, qui était sur le perron exigeait qu’on le mit en voiture ; la bégayante Machka demanda aussi « qu’on la voitule et qu’elle a chaud sans pelisse ». Polikeï, retenant Tambour, sourit d’un sourire paisible, Akoulina fit monter les enfants, et, en s’inclinant vers lui, tout bas, elle lui rappela son serment de ne rien boire en route. Polikeï emmena les enfants jusque chez le forgeron, là, il les fit descendre, se serra de nouveau, renfonça son bonnet et partit seul, d’un petit trot régulier. Les cahots faisaient trembler ses joues et heurter ses pieds contre le garde-crotte.

Machka et Michka coururent pieds nus à la maison sur la montée glissante, avec une telle rapidité et des cris si aigus qu’un chien, venu de la campagne dans la cour, les regarda, et tout à coup, la queue rabattue, se mit à courir vers la maison en aboyant, et les héritiers de Polikeï en crièrent dix fois plus fort.

Le temps était mauvais, le vent coupait le visage, et tantôt la neige, tantôt la pluie, tantôt le givre commençaient à fouetter la face d’Ilitch, ses mains nues, froides, qu’il cachait avec les guides sous les manches de son armiak, les courroies de l’arc et la vieille tête de Tambour qui rabattait les oreilles et fermait les yeux.

Puis, tout à coup, le ciel s’éclaircit momentanément, on voyait nettement les nuages blanchâtres de neige, et le soleil semblait percer, mais en hésitant et sans joie, comme le sourire de Polikeï lui-même. Malgré cela Ilitch était plongé en d’agréables pensées. Lui qu’on avait voulu déporter, lui qu’on avait menacé du service militaire, lui que le paresseux seul n’injuriait ni ne battait, lui à qui l’on donnait toujours les pires corvées, il était envoyé pour toucher une somme d’argent, beaucoup d’argent, et Madame avait confiance en lui ; il était dans la charrette du gérant, attelée de Tambour, que prenait Madame elle-même ; il allait comme un postier avec deux guides de cuir… Et Polikeï se redressait, rentrait l’ouate qui sortait de son bonnet et se serrait encore davantage. Cependant si Ilitch pensait avoir l’air d’un riche postier, il se trompait.

Chacun sait, il est vrai, que même les marchands qui ont dix mille roubles, vont dans des charrettes avec des guides de cuir ; mais quand même ce n’est pas la même chose. On voit un homme, avec une barbe, en caftan bleu ou noir, seul assis dans sa charrette que conduit un cheval bien nourri ; seulement dès qu’on regarde si le cheval est bien soigné, si le conducteur lui-même est nourri, à sa façon de s’asseoir, d’atteler le cheval, aux ferrures de la charrette, à sa ceinture, on voit tout de suite si le marchand fait le commerce pour des milliers ou pour des centaines de roubles. Tout homme expérimenté, au premier regard jeté sur Polikeï, sur ses mains, sur son visage, sa barbe qu’il laissait pousser depuis peu, sa ceinture, le foin jeté par ci par là dans le caisson, Tambour maigre, les bandes de fer usées, reconnaîtrait aussitôt que c’était un vil serf et non pas un marchand, non un marchand de bestiaux, ni un fermier, ni un homme nanti de milliers, de centaines ou de dizaines de roubles. Mais Ilitch ne pensait pas à cela et se leurrait agréablement. C’était trois demi-milliers de roubles, qu’il rapporterait dans son gousset. S’il voulait, au lieu de ramener Tambour à la maison, il le tournerait vers Odessa, et irait où Dieu le permettrait. Mais il ne fera pas cela. Il rapportera l’argent intact, et dira à Madame qu’il en a déjà porté beaucoup plus. En passant devant le cabaret, Tambour, tendit ses guides à gauche, s’arrêta et se tourna. Mais bien qu’il eût l’argent qu’on lui avait remis pour les achats, Polikeï fouetta Tambour et continua son chemin. Il fit de même à l’autre cabaret et vers midi il descendit de charrette, ouvrit la porte cochère de la maison du marchand où s’arrêtaient tous les serfs de la maîtresse, fit entrer son véhicule, détela le cheval et le mit au râtelier, puis il dîna avec les ouvriers du marchand, sans oublier de raconter le but de son voyage, et, avec la lettre dans le fond de son bonnet, il partit chez le jardinier. Le jardinier, qui connaissait Polikeï, après avoir lu la missive, l’interrogea, non sans un certain air de doute, afin d’être bien sûr qu’il avait l’ordre de rapporter l’argent. Ilitch voulait se fâcher, mais il ne le pouvait pas et sourit seulement. Le jardinier relut encore une fois la lettre et lui remit la somme. Dès que Polikeï eut reçu l’argent, il le mit dans son gousset et revint au logis du marchand. Ni les débits, ni les cabarets, rien ne le séduisait. Il éprouvait dans tout son être une nervosité agréable, il s’arrêtait plusieurs fois devant les boutiques de marchandises tentantes : bottes, armiak, bonnets, indienne et victuailles ; puis après une station, il s’éloignait avec un sentiment agréable : « Je pourrais tout acheter, mais voilà, je ne le ferai pas ». Il entra au bazar pour faire les emplettes dont on l’avait chargé. Il acheta tout et marchanda une pelisse de peau d’agneau pour laquelle on demandait vingt-cinq roubles. Le marchand, on ne sait pourquoi, sur la mine ne jugeait pas Polikeï à même d’acheter la pelisse. mais Polikeï lui montra son gousset et lui dit qu’il pourrait acheter toute sa boutique s’il le voulait, et il exigea qu’on lui essayât la pelisse. Il la secoua, la frotta, souffla sur la fourrure, même s’en imprégna et enfin, avec un soupir, il l’ôta. « Le prix ne me va pas. Si tu veux pour quinze roubles ? » dit-il. Le marchand, furieux, jeta la pelisse sur le comptoir et Polikeï sortit. Tout joyeux il alla à son logis. Après avoir soupé, puis donné l’avoine à Tambour, il grimpa sur le poêle, tira l’enveloppe, l’examina longuement et demanda à un postillon lettré de lire ce qu’elle portait : « Ci inclus mille six cent dix-sept roubles en billets de banque. » L’enveloppe était faite de papier ordinaire, les cachets étaient en cire grise ; l’effigie représentait des ancres : une grande au milieu et quatre petites, une à chaque coin. Sur le côté, il y avait une goutte de cire. Ilitch examina tout, apprit la suscription et même toucha le bout des billets de banque. Il éprouvait un plaisir enfantin à l’idée qu’une si grosse somme était entre ses mains. Il fourra l’enveloppe dans la doublure de son bonnet, l’enfonça sur sa tête et se coucha. Mais même pendant la nuit il se réveilla plusieurs fois et tâta l’enveloppe, et chaque fois en la sentant à sa place il lui était infiniment agréable de se dire que lui, Polikeï, l’humilié, l’offensé, détenait tant d’argent et qu’il le remettrait exactement, aussi exactement que pourrait le faire le gérant lui-même.


VIII

Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikeï étaient éveillés par un coup dans la porte cochère et par des voix de paysans. C’étaient les recrues qu’on envoyait de Pokrovskoïé. Ils étaient dix : Khoruschkine, Mituchkine et Ilia neveu de Doutlov ; deux remplaçants, le starosta, le vieux Doutlov et les paysans qui conduisaient les charrettes. La veilleuse était allumée dans l’izba ; la cuisinière dormait sur le banc, sous les icônes. Elle bondit et alluma la chandelle. Polikeï s’éveilla aussi et, se penchant hors du poêle, se mit à regarder les paysans qui entraient Tous se signèrent et s’assirent sur les bancs. Tous étaient tout à fait calmes, si bien qu’on ne pouvait reconnaître les recrues. Ils saluèrent, causèrent et demandèrent à manger. Quelques-uns, il est vrai, étaient silencieux et tristes, mais les autres étaient d’une gaîté exubérante ; évidemment ils étaient ivres. Parmi ceux-ci Ilia, qui jusqu’alors n’avait jamais bu.

— Quoi, les enfants ! Voulez-vous souper ou dormir ? demanda le starosta.

— Souper, répondit Ilia en secouant sa pelisse et s’asseyant sur le banc. — Envoie chercher de l’eau-de-vie.

— Non, pas d’eau-de-vie, fit négligemment le starosta ; et de nouveau, s’adressant aux autres :

— Alors, mes enfants, mangeons du pain, que diable éveiller les gens !

— Donne de l’eau-de-vie, répéta Ilia sans regarder personne et d’un ton qui montrait qu’il n’était pas près de se calmer.

Les paysans, suivant le conseil du starosta, prirent du pain dans le chariot, mangèrent, demandèrent du kvass et se couchèrent les uns sur le sol, les autres sur le poêle.

Ilia répétait de temps en temps : — « Donne de l’eau-de-vie, te dis-je, donne. » Tout à coup il aperçut Polikeï.

— Ilitch ! Eh Ilitch ! Te voilà, cher ami ! Moi je pars comme soldat, j’ai dit adieu à ma mère et à ma femme… Comme elle a hurlé ! On m’a pris comme recrue ! Paie donc l’eau-de-vie.

— Je n’ai pas d’argent, dit Polikeï. Dieu t’aidera, tu peux encore être exempté, — ajouta-t-il pour le consoler.

— Non, mon cher : solide comme un bouleau ; jamais une maladie ; comment serais-je exempté ? Est-ce qu’il faut au tzar les meilleurs soldats !

Polikei se mit à raconter qu’un paysan avait donné au docteur un billet bleu et, par ce moyen, s’était fait exempter.

Ilia se rapprocha du poêle et devint bavard.

— Non, Ilitch, maintenant tout est fini, et moi-même je ne veux pas rester. C’est l’oncle qui en est cause. N’aurait il pas pu acheter un remplaçant ? Non il n’aime que son fils et son argent. Et voilà, on m’envoie… Maintenant, moi-même je ne veux pas. (Il parlait doucement, confidentiellement, sous l’influence d’une tristesse douce.) La seule personne que je regrette, c’est ma mère. Comme elle avait du chagrin, la malheureuse ! Et ma femme aussi. Comme ça, pour rien, on a perdu une femme, maintenant elle sera perdue ; une femme de soldat, en un mot. Valait mieux ne pas me marier. Pourquoi m’ont-ils marié ? Demain elles viendront…

— Mais pourquoi vous a-t-on amenés si tôt ? — demanda Polikeï. — Ce tantôt on n’entendait parler de rien et tout d’un coup…

— On a peur que je me fasse du mal, répondit Ilia en souriant. Pas de danger, je ne me ferai rien, je ne serai pas perdu d’être soldat, seulement je plains ma mère. Pourquoi m’ont-ils marié ? — disait-il doucement et tristement.

La porte s’ouvrit brusquement et laissa passer le vieux Doutlov, en laptï[8] toujours immenses ; ses pieds avaient l’air de bateaux, il secouait son bonnet.

— Afanassï ! — dit-il au postillon, tout en se signant, — n’avez-vous pas une lanterne, je veux donner de l’avoine aux chevaux.

Doutlov ne regardait pas Ilia, et tranquillement allumait un bout de chandelle. Ses moufles et son fouet étaient attachés derrière sa ceinture, son armiak était ceint très soigneusement, comme s’il venait avec des marchandises ; il était tranquille comme d’habitude, calme : un visage de travailleur tout préoccupé de ce qu’il faisait.

Ilia, en apercevant son oncle, se tut, baissa sombrement les yeux quelque part, vers le banc, et se mit à parler en s’adressant au starosta.

— Donne de l’eau-de-vie, Ermil ! Je veux boire du vin. Sa voix était mauvaise et sombre.

— Quel vin, maintenant, répondit le starosta en buvant dans la tasse. — Tu vois, les hommes ont mangé et sont couchés. Et toi, pourquoi fais-tu du tapage ? Les mots : « fais-tu du tapage, » l’incitèrent visiblement à en faire.

Starosta, je ferai un malheur si tu ne me donnes pas d’eau-de-vie.

— Fais-lui entendre raison, dit le starosta au vieux Doutlov qui avait déjà allumé sa lanterne, mais s’arrêtait pour écouter ce qui allait se passer ; et il regardait son neveu avec compassion, semblant étonné de son enfantillage.

Ilia, en baissant la tête, prononça de nouveau :

— Donne du vin, autrement je ferai un malheur.

— Assez, Ilia, fit doucement le starosta ; cesse, ça vaudra mieux.

Mais il n’achevait pas ces paroles qu’Ilia bondissait, donnait un coup de poing dans la fenêtre et criait à pleine voix :

— Vous ne voulez pas m’écouter ? Voilà pour vous ! Et il se jeta vers l’autre fenêtre pour la briser.

Ilitch, en un clin d’œil, fit deux tours sur lui-même et s’enfonça dans le coin du poêle, en effrayant les cafards.

Le starosta laissa sa cuiller et accourut vers Ilia. Doutlov posa lentement la lanterne, ôta sa ceinture, fit claquer sa langue, hocha la tête et s’approcha d’Ilia, luttant avec le starosta et le portier qui l’empêchaient de s’approcher de la fenêtre. Ils le saisirent par les mains et le maintinrent fortement. Mais aussitôt qu’Ilia aperçut son oncle avec sa ceinture, ses forces décuplèrent, il se dégagea, et les yeux levés, les poings serrés, il s’avança vers Doutlov.

— Je te tuerai ; n’approche pas, barbare ! C’est toi qui m’as perdu avec tes brigands de fils ! Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approche pas, je te tuerais !

Iluchka était terrible. Son visage était cramoisi, ses yeux hagards, tout son jeune corps était secoué d’un tremblement de fièvre. Il semblait vouloir et pouvoir tuer les trois paysans qui l’entouraient.

— Tu bois le sang de ton frère, vampire !

Quelque chose brilla sur le visage toujours calme de Doutlov. Il fit un pas en avant.

— Tu n’as pas voulu de bon gré, — prononça-t-il tout à coup.

On ne sait où il prenait des forces ; d’un mouvement rapide il empoigna son neveu, tomba à terre avec lui, et, aidé du starosta, se mit à lui ligoter les mains. Ils luttèrent pendant cinq minutes. Enfin Doutlov, se releva avec l’aide des autres paysans, détacha les mains d’Ilia de sa pelisse à laquelle il s’accrochait. Ensuite il releva Ilia, les mains liées derrière le dos, et le mit sur un banc dans un coin.

— J’ai dit que ce serait pire ! fit-il essoufflé de la lutte et reprenant la ceinture de sa blouse. — Pourquoi pécher ? Nous mourrons tous. Mets-lui l’armiak sous la tête, — ajouta-t-il en s’adressant au portier, — autrement il attrapera une congestion. Et lui-même, une corde en guise de ceinture, prit la lanterne et sortit pour visiter les chevaux.

Ilia, les cheveux ébouriffés, le visage pâle, la chemise en désordre, regardait la chambre comme s’il cherchait à se rappeler où il était. Le portier ramassait les débris des vitres et bouchait la fenêtre avec une pelisse pour empêcher le vent d’entrer. Le starosta s’assit de nouveau devant sa tasse.

— Eh ! Iluchka, Iluchka ! je te plains vraiment. Que veux-tu y faire ? Khoruchkine aussi est marié… C’est le sort évidemment.

— C’est la faute de mon oncle, de ce malfaiteur — répéta Ilia avec colère. — Il regrette son argent… Ma mère a dit que le gérant avait ordonné d’acheter un remplaçant. Il ne veut pas. Il dit qu’il n’a pas d’argent. Est-ce que moi et mon frère n’avons rien apporté à la maison ? C’est un malfaiteur ! Doutlov revint dans l’izba, puis se déshabilla et s’assit près du starosta. La servante lui donna de nouveau du kvass et une cuiller. Ilia se tut, ferma les yeux et s’allongea sur l’armiak. Le starosta le lui montra en silence et hocha la tête. Doutlov fit un geste de la main.

— Est-ce que je ne le plains pas ? Le fils de mon propre frère. Non seulement je le plains, mais encore on m’a noirci à ses yeux. Sa femme lui a mis en tête, je ne sais comment, — elle est rusée, malgré sa jeunesse, — que nous avons tant d’argent que nous pouvons acheter un remplaçant. Et voilà qu’il me fait des reproches. Et comme c’est dommage… un tel garçon !

— Oui, c’est un brave garçon, dit le starosta.

— Mais, je n’ai pas de forces avec lui. Demain j’enverrai Ignate, et sa femme aussi veut venir.

— Bon, envoie-les, dit le starosta qui se leva et grimpa sur le poêle — Qu’est-ce que c’est que l’argent ? L’argent c’est de la poussière !

— Si on en avait, est-ce qu’on le regretterait ? — prononça l’un des ouvriers du marchand en levant la tête.

— Eh l’argent ! l’argent ! Il est cause de bien des péchés, — fit Doutlov. — Il n’y a rien au monde qui cause tant de péchés que l’argent. C’est même dit dans l’Écriture.

— Tout est dit — répéta le portier. — Un homme m’a raconté qu’il y avait un marchand qui avait ramassé beaucoup beaucoup d’argent et ne voulait rien laisser. Il aimait tant l’argent qu’il l’a emporté dans son cercueil. Avant la mort, il demanda qu’on lui mit dans le cercueil un petit coussin. On n’a pas compris. On le lui a mis. Ensuite les fils se hâtèrent de chercher l’argent : on ne le trouva nulle part. L’un des fils pensa qu’il était sans doute dans le petit oreiller. L’affaire est venue jusqu’à l’empereur, qui permit d’ouvrir le cercueil. Et que penses-tu ?… On ouvre, il n’y a rien dans l’oreiller, mais le cercueil est plein de vermine, et on l’a enfoui de nouveau : voilà ce que fait l’argent.

— C’est connu, beaucoup de péchés !

Doutlov se leva et se mit à prier. Après avoir prié il regarda son neveu. Il dormait. Doutlov s’approcha, desserra un peu ses liens et se coucha. L’autre paysan partit se coucher dans l’écurie.


IX

Quand tout redevint calme, Polikeï, comme un coupable, descendit doucement du poêle et s’habilla. Il ne savait pourquoi il avait peur de passer la nuit avec les recrues. Déjà les coqs se répondaient plus souvent. Tambour avait mangé toute l’avoine et cherchait à boire. Ilitch l’attela et l’amena devant le chariot des paysans. Le bonnet et son contenu étaient intacts et les roues de la petite charrette résonnaient de nouveau sur la route gelée de Pokrovskoié. Polikeï se sentit plus à l’aise quand il eut franchi la ville. Avant il lui semblait toujours qu’on essayait de le poursuivre, qu’on l’arrêtait et qu’au lieu d’Ilia les mains ligotées derrière le dos, c’était lui qu’on emmenait au bureau de recrutement. Tantôt de froid, tantôt de peur, un frisson parcourait son dos, et il stimulait Tambour. La première personne qu’il rencontra était un prêtre dans un haut bonnet d’hiver, avec un ouvrier louche. Polikeï se sentit encore plus mal à l’aise. Mais après la ville sa peur se dissipa peu à peu. Tambour marchait au pas ; la route devenait plus distincte. Il ôta son bonnet et tâta l’argent. « Le mettre dans mon gousset ? » pensa-t-il « Mais il faut enlever ma ceinture ; voilà, je descendrai là-bas et je m’arrangerai. La doublure du bonnet est bien cousue en haut et en bas, il ne glissera pas. Même jusqu’à la maison, je ne l’ôterai pas du bonnet. » Dans la descente, Tambour, de son propre gré, galopait, et Polikeï, qui voulait autant que Tambour arriver au plus vite à la maison, ne le retenait pas. Tout était en ordre, du moins il se l’imaginait, et il se lança dans des rêves : la reconnaissance de sa maîtresse qui lui donnera cinq roubles, et la joie de sa famille.

Il ôta son bonnet, tâta encore une fois la lettre, enfonça le bonnet encore plus profondément sur sa tête, et sourit.

La peluche de son bonnet était moisie, et précisément parce que, la veille, Akoulina l’avait cousu avec soin à l’endroit déchiré, il se déchira d’un autre côté, et au mouvement par lequel Polikeï en ôtant son bonnet, dans l’obscurité, pensait enfoncer plus profondément l’argent dans l’ouate, le bonnet se déchira, et un bout de l’enveloppe sortit à l’extérieur.

Le jour venu, Polikeï qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, s’endormit. Il enfonça son bonnet, l’enveloppe sortit encore davantage. Pendant son sommeil, Polikeï se frappait la tête sur le bord de la charrette. Il s’éveilla près de la maison, son premier mouvement fut d’attraper son bonnet. Il était solidement enfoncé sur sa tête et il ne l’ôta pas, convaincu que l’argent s’y trouvait. Il stimula Tambour, arrangea le foin, reprit son air important, et, en regardant avec gravité, il se dirigea vers la maison. « Voilà la cuisine, le « pavillon, » la femme du menuisier, qui porte de la toile ; voici le bureau, la maison des maîtres où Polikeï prouvera tout à l’heure qu’il est un homme sûr et honnête « que chacun peut bien calomnier, » et Madame dira : « Eh bien, merci. Polikeï, prends pour toi… trois… peut-être cinq… peut-être même dix roubles. Elle ordonnera peut-être de lui donner du thé, peut-être de l’eau-de-vie. Par le froid, ça ne ferait pas de mal. Pour dix roubles nous nous amuserions à la fête, j’achèterais des bottes et rendrais quatre roubles et demi à Nikita qui me cramponne beaucoup… » À cent pas de la maison, Polikeï fouetta encore une fois le cheval, arrangea sa ceinture, le collier, ôta son bonnet, lissa ses cheveux et, sans hâte, passa la main sous la doublure.

La main s’agita dans le bonnet de plus en plus vite, l’autre s’enfonça dedans, son visage pâlit, pâlit… une main traversa le bonnet… Polikeï se jeta à genoux, arrêta le cheval et se mit à examiner la charrette, le foin, les achats, à tâter son gousset, son pantalon. L’argent n’était nulle part.

— Mes aïeux ! qu’est-ce que c’est que ça ? que va-t-il arriver ? hurla-t-il en s’empoignant par les cheveux. Mais se rappelant soudain qu’on pouvait l’apercevoir, il obligea Tambour à retourner sur ses pas, enfonça son bonnet, et poussa sur la route le cheval étonné et mécontent.

« Je déteste aller avec Polikeï, devait penser Tambour, pour une fois dans sa vie il m’a pansé à temps et c’est seulement pour me jouer un mauvais tour. J’ai couru le plus vite possible à la maison. Je suis las, et à peine ai-je senti l’odeur de notre foin, qu’il m’éloigne du retour. »

— Eh toi, rosse du diable ! criait, à travers ses larmes, Polikeï, debout dans la charrette, en tirant sur le mors de Tambour et le frappant à coups de fouet.


X

Tout ce jour, personne à Pokrovskoié ne vit Polikeï. Madame s’informa de lui plusieurs fois après le dîner, et Axutka courait chez Akoulina. Mais Akoulina disait qu’il n’était pas de retour, qu’évidemment le marchand l’avait retenu ou qu’il était arrivé quelque chose au cheval. « Il s’est peut-être mis à boiter, disait-elle ; la dernière fois c’était comme ça. Maxime a mis toute une journée et il a fait toute la route à pied » Et Axutka dirigeait de nouveau ses balanciers dans la direction de la maison, et Akoulina se forgeait des causes au retard de son mari, essayait, mais en vain, de se rassurer. Son cœur était triste, et aucun préparatif pour la fête du lendemain ne lui souriait. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du menuisier affirmait avoir vu de ses yeux « un homme tout à fait comme Ilitch, qui s’approchait de l’avenue et ensuite tournait bride. »

Les enfants étaient aussi impatients du retour de leur père, mais pour une autre cause, Anutka et Machka n’avaient plus la pelisse et l’armiak qui leur donnaient la possibilité de sortir dans la rue, au moins à tour de rôle, et ainsi étaient forcées de rester à la maison, en chemise, à tourner avec une rapidité doublée, de sorte qu’elles dérangeaient passablement les habitants du pavillon qui entraient et sortaient. Une fois Machka tomba sur les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et bien qu’elle se mît à hurler d’avance, en tombant à genoux, elle reçut cependant une volée et pleura encore plus fort. Quand elle ne se heurtait contre personne, alors, à l’aide du baquet, elle grimpait sur le poêle. Seules, Madame et Akoulina s’inquiétaient sérieusement pour Polikeï lui-même, et les enfants ne songeaient qu’à ce qu’il portait sur lui. Pendant le rapport d’Egor Mikhaïlovitch, quand Madame lui demanda si Polikeï n’était pas de retour et où il pouvait être, il sourit et répondit : «Je ne puis le savoir» ; mais on voyait qu’il était content de voir se justifier ses suppositions. « Il viendra probablement pour dîner », dit-il avec importance.

De toute la journée, personne à Pokrovskoïé ne savait rien de Polikeï. Après seulement on apprit que des paysans voisins l’avaient vu qui trottait sur la route, sans bonnet, et demandait à tous les passants « s’ils n’avaient pas trouvé la lettre ? » Un autre l’avait vu endormi au bord de la route, près du cheval attaché avec la charrette : « J’ai cru qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé de deux jours, telles côtes il avait ! » dit cet homme. Akoulina ne dormit pas de toute la nuit ; elle écoutait sans cesse. Mais de la nuit Polikeï ne revint point. Si elle avait été seule, si elle avait eu cuisinière et femme de chambre, elle eût été encore plus malheureuse, mais dès le troisième chant du coq, quand la femme du menuisier se leva, Akoulina dut se lever et se mettre devant le poêle. C’était fête, et il fallait sortir le pain avant le jour, préparer le levain, la galette, traire la vache, repasser les robes et les chemises, lever les enfants, apporter de l’eau et ne pas permettre à la voisine d’occuper tout le poêle.

Akoulina, sans cesser d’écouter se mit à sa besogne. Le jour était déjà venu ; les cloches des églises sonnaient. Les enfants étaient déjà levés, et Polikeï n’arrivait toujours pas. La veille il avait gelé, la neige couvrait inégalement les champs, la route, les toits et ce jour-là, comme exprès pour la fête, la journée était belle, ensoleillée et froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin. Mais Akoulina, près du poêle, la tête entrée dans le four, était si occupée à préparer la galette qu’elle n’entendit pas venir Polikeï, et ce fut seulement aux cris des enfants, qu’elle reconnut que son mari était revenu.

Anutka, l’aînée, se graissait la tête et s’habillait seule. Elle avait une nouvelle robe de coton rose un peu usée, cadeau de Madame, qui était sur elle comme une châsse, et excitait l’envie des voisines. Ses cheveux était lissés, elle avait usé la moitié du bout de chandelle, les souliers n’étaient pas neufs, mais fins.

Machka était encore en camisole, et sale, et Anutka ne la laissait pas s’approcher trop près pour ne pas se salir. Machka était dans la cour quand le père s’approcha avec un paquet. « Petit pèle est alivé », cria-t-elle ; et elle se jeta dans la porte, devant Anutka qu’elle salit. Anutka, qui n’avait déjà plus peur de se salir, se mit à battre Machka. Mais Akoulina ne pouvait quitter son travail. Elle criait seulement aux enfants : « Assez ! Je vous fouetterai tous ! » et elle regardait la porte. Ilitch, un paquet à la main, entra dans le vestibule et aussitôt passa dans son coin. Il sembla à Akoulina qu’il était pâle et que son visage était comme s’il avait pleuré ou comme s’il souriait ; mais elle n’avait pas le temps d’y faire attention.

— Quoi, Ilitch, tout va bien ? demanda-t-elle, toujours près du poêle.

Ilitch murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas.

— Hein ? cria-t-elle. As-tu été chez madame ?

Ilitch s’était assis sur le lit ; il regardait autour de lui et souriait de son sourire coupable, profondément malheureux. Pendant un moment il ne répondit rien.

— Eh bien, Ilitch, pourquoi as-tu été si longtemps ? interrogea de nouvau Akoulina.

— Moi, Akoulina, j’ai donné l’argent à madame, comme elle m’a remercié ! dit-il tout à coup. Et, encore plus inquiet, il regardait autour de lui et souriait. Deux objets attiraient particulièrement ses yeux inquiets, agrandis de fièvre : les cordes attachées au berceau et l’enfant.

Il s’approcha du berceau et de ses doigts maigres, en se hâtant, il se mit à dénouer la corde. Ensuite ses yeux s’arrêtèrent sur l’enfant. Mais à ce moment, Akoulina, la galette sur une planche, entrait dans le coin. Ilitch cacha rapidement la corde dans son gousset et se rassit sur le lit.

— Quoi, Ilitch, tu n’as pas l’air bien ? dit Akoulina.

— Je n’ai pas dormi, — répondit-il.

Tout à coup quelque chose passa devant la fenêtre et un moment après, accourut comme une flèche, la fillette d’en haut, Axutka.

— Madame ordonne à Polikeï Ilitch de venir immédiatement, — dit-elle — Avdotia Nikolaievna a ordonné immédiatement…

Polikeï regarda Akoulina et ensuite la fillette.

— Tout de suite. Qu’y a-t-il encore ? — prononça-t-il si simplement qu’Akoulina fut rassurée.

— « Peut-être veut-elle le récompenser. »

— Dis que j’y vais tout de suite.

Il se leva et sortit. Akoulina prit un baquet posé sur un banc, versa l’eau du seau, ajouta une marmite d’eau chauffée sur le poêle, retroussa ses manches et essaya l’eau.

— Viens, Machka, je vais te laver.

La méchante et zézeyante fillette se mit à crier.

— Viens, braillarde, je te mettrai une chemise propre. Allons, pas tant d’histoires ! Viens, il faut encore que je lave ta sœur.

Pendant ce temps, Polikeï ne suivait pas la fillette d’en haut pour aller près de Madame, mais il se dirigeait vers un tout autre endroit. Dans le vestibule, il y avait près du mur une échelle droite qui conduisait au grenier. Polikeï, une fois dans le vestibule, regarda tout autour de lui, et, ne voyant personne, courbé, presqu’en courant, avec agilité, il grimpa l’échelle.

— Que signifie ? Polikeï ne vient pas… — se disait avec inquiétude la maîtresse en s’adressant à Douniacha qui la coiffait. — Où est Polikeï ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Axutka courut de nouveau au logis des domestiques et de nouveau, entra comme une bombe dans le vestibule et demanda Ilitch chez Madame.

— Mais il y a longtemps qu’il est parti, — répondit Akoulina qui, après avoir lavé Machka, venait de plonger dans le baquet son nourrisson et malgré ses cris lui lavait ses rares petits cheveux. L’enfant criait, faisait des grimaces, tâchait d’attraper quelque chose avec ses petites mains faibles. D’une main Akoulina soulevait ses petits reins grassouillets, pleins de fossettes, et de l’autre le lavait.

— Va, regarde s’il ne s’est pas endormi quelque part, dit-elle en regardant autour d’elle avec inquiétude.

À ce moment, la femme du menuisier pas encore peignée, le corsage ouvert, en retroussant ses jupes, montait au grenier pour y prendre sa robe qui séchait. Tout à coup, un cri d’horreur éclatait au grenier, et la femme du menuisier, comme une folle, les yeux fermés, à reculons, plutôt roulant, que courant, tombait de l’escalier.

— Ilitch ! s’écria-t-elle.

Akoulina lâcha l’enfant.

— Il s’est pendu ! cria la femme du menuisier.

Akoulina, sans remarquer que le bébé roulait comme un peloton et tombait dans l’eau la tête en bas, courut dans le vestibule.

— Pendu à la poutre ! — prononça la femme du menuisier en apercevant Akoulina.

Akoulina s’élança sur l’échelle et avant qu’on n’eût pu la retenir, avec un cri horrible, comme un cadavre, elle roulait dans l’escalier et se serait tuée si des gens accourus de tous côtés, n’avaient réussi à la rattraper.


XI

Pendant quelques minutes, il fut impossible de rien distinguer dans le tohu-bohu général. Les gens étaient là en foule. Tous parlaient et criaient à la fois, les enfants et les vieilles pleuraient. Akoulina était sans connaissance. Enfin des hommes, le menuisier et l’intendant qui étaient accourus, montèrent au grenier. La femme du menuisier racontait pour la vingtième fois comment, « sans penser à rien », elle était allée chercher sa pèlerine, avait regardé « comme ça et vu un homme. Je regarde, le bonnet de côté, renversé. Je regarde les pieds, ils se balancent. Le froid me saisit. Est-ce possible ?… un homme s’est pendu et je dois voir cela ! Quand je suis tombée en bas, je ne me rappelais plus moi-même. Et c’est un miracle que Dieu m’ait sauvée ! Vraiment Dieu m’a protégée. On peut le dire : Quelle pente et quelle hauteur ! J’aurais pu me tuer net ! » Les hommes qui montaient racontaient la même chose. Ilitch, en chemise et en caleçon, était pendu à une poutre, avec la corde qu’il avait retirée du berceau. Son bonnet était tombé de côté. Il avait ôté la pelisse et l’armiack, les avait pliés et mis à côté ; ses jambes frôlaient le sol et il ne donnait plus signe de vie. Akoulina, revenue à elle, voulait gravir de nouveau l’escalier, mais on la retint.

— Petite mère, Siomka s’est noyé ! cria tout à coup du coin, la fillette zézeyante.

Akoulina s’élança dans le coin. Le bébé, immobile, était couché sur le dos, au fond du baquet, les jambes inertes. Akoulina l’enleva vivement ; mais l’enfant ne respirait plus, ne remuait pas. Akoulina le jeta sur le lit, et s’appuyant sur les mains, elle éclata d’un rire si fort et si effrayant que Machka, qui s’était d’abord mise à rire, se boucha les oreilles et s’enfuit en pleurant dans le vestibule. Des gens, criant, pleurant, entraient dans le coin. On sortit l’enfant dehors, on se mit à le frotter ; mais tout était inutile. Akoulina, étendue sur le lit, poussait de tels éclats de rire que tous ceux qui l’entendaient en étaient effrayés. Maintenant seulement, en voyant cette foule mélangée d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, qui se tenait dans le vestibule, on pouvait se rendre compte quelle masse de gens et de quelle sorte vivaient dans le pavillon de la cour.

Tous se remuaient, parlaient beaucoup, pleuraient, et personne ne faisait rien. La femme du menuisier trouvait toujours quelqu’un qui n’avait pas entendu son histoire et racontait de nouveau comment sa sensibilité avait été frappée de ce spectacle inattendu et comment Dieu l’avait sauvée d’une chute dans l’escalier. Le vieux sommelier, en camisole de femme, racontait que du temps du feu maître, une femme s’était noyée dans l’étang. Le gérant envoya chercher le policier, le prêtre, et désigna une garde. La fillette d’en haut, Axutka, les yeux grands ouverts, regardait tout le temps le trou du grenier, et bien qu’elle n’y vît rien, elle ne pouvait en détacher ses regards et partir chez la maîtresse. Agafia Mikhaïlovna, l’ancienne femme de chambre de la vieille dame, demandait du thé pour calmer ses nerfs et sanglotait. La vieille Anna, de ses mains expertes, grasses, imprégnées d’huile d’olive, arrangeait le bébé sur la petite table.

Des femmes se tenaient autour d’Akoulina et la regardaient en silence. Les enfants, serrés dans le coin, regardaient leur mère ; d’abord ils crièrent puis se turent et se rencoignèrent encore plus. Des gamins et des paysans se heurtaient près du perron et, le visage effrayé, regardaient par la porte et la fenêtre, ne voyant et ne comprenant rien, et se demandant ce qu’il y avait. L’un disait que le menuisier avait, d’un coup de hache, coupé la jambe de sa femme ; l’autre, que la blanchisseuse venait d’accoucher de trois enfants ; un troisième disait que la chatte du cuisinier, devenue enragée, avait mordu des gens. Mais enfin, la vérité se répandit peu à peu et arriva jusqu’aux oreilles de la maîtresse. Il semble même qu’on ne l’avait pas préparée. Le grossier Egor, lui raconta nettement toute l’histoire, et Madame en eut les nerfs si troublés que de longtemps elle ne put se remettre. La foule commençait à se calmer. La femme du menuisier avait allumé le samovar et donnait le thé, mais les étrangers, à qui il n’en était pas offert, trouvèrent inconvenant de rester plus longtemps. Les gamins commençaient à se battre près du perron. Tous savaient déjà ce qui était arrivé et, en se signant, se dispersaient, quand, tout à coup, on entendit : « Madame ! Madame ! » et tous, en se taisant, se rangèrent de nouveau, pour lui livrer passage. Mais tous aussi voulaient voir ce qu’elle allait faire. Madame, pâle, en larmes, pénétra dans le vestibule, puis sur le seuil du logis d’Akoulina. Des dizaines de têtes se serraient et regardaient dans la porte. Une femme enceinte était tellement serrée qu’elle cria, mais aussitôt, profitant de cette circonstance, elle se faufila devant. Et comment ne pas regarder Madame dans le coin d’Akoulina ? Pour les serfs c’était la même chose que le feu d’artifice à la fin de la représentation. C’était bien quand on allumait le feu d’artifice : alors c’était bien que Madame, en soie et en dentelles, entrât dans le coin d’Akoulina. Madame s’approcha d’Akoulina et lui prit la main. Akoulina la retira brusquement.

Les vieux domestiques hochaient la tête d’un air peu approbateur.

— Akoulina, tu as des enfants, aie pitié d’eux, — dit madame.

Akoulina éclata de rire et se leva.

— Mes enfants sont tout d’argent, tout d’argent… Je ne tiens pas de papiers, — murmurait-elle très vite. — Je disais à Ilitch, ne prends pas de papiers, et voilà : on l’a graissé, on l’a graissé de goudron. Du goudron et du savon, madame, et tous les poux, tant qu’il y en aura, s’en iront tout de suite. — Et de nouveau, elle éclatait de rire.

Madame se tourna, et demanda qu’on allât chercher l’infirmier et de la moutarde. « Donnez de l’eau froide » ; et elle-même se mit à chercher de l’eau.

Mais en apercevant le cadavre de l’enfant devant qui était la vieille Anna, Madame se détourna, et tous la virent se couvrir de son fichu et pleurer. Et la vieille Anna (c’est dommage que la maîtresse ne l’ait pas vue, elle l’eût appréciée, et du reste c’était fait dans cette intention) couvrit l’enfant d’un morceau de toile ; de sa main grossière, habile, elle rangea les petites mains, et hocha la tête, pinça les lèvres, cligna les yeux et soupira d’une telle façon que chacun pouvait voir son bon cœur. Mais Madame ne le vit pas et ne pouvait rien voir. Elle sanglotait, prise d’une crise nerveuse ; on la fit sortir sous le bras et on l’emmena de la maison. « Elle ne pouvait faire plus », pensèrent plusieurs, et ils se dispersèrent chez eux.

Akoulina riait toujours davantage et divaguait. On la conduisit dans une autre chambre ; on lui fit une saignée, on lui mit des sinapismes et de la glace sur la tête ; mais elle ne comprenait toujours rien ; elle ne pleurait pas ; elle riait, disait et faisait de telles choses que les braves gens qui la soignaient ne pouvaient s’empêcher de rire.


XII

La fête n’était pas très gaie dans la cour de Pokrosvkoïé. Bien que la journée fût très belle, les gens ne sortaient pas s’amuser ; les jeunes filles ne se réunissaient pas pour chanter leurs chansons ; les garçons, les ouvriers de fabrique venus de la ville, ne jouaient ni de l’accordéon, ni de la balalaïka et ne s’amusaient pas avec les jeunes filles. Tous étaient assis dans leurs coins, et s’ils causaient, c’était bas, comme si quelque esprit malveillant, ici présent, pouvait les entendre. Dans la journée ce n’était encore rien, mais le soir, quand la nuit fut venue, les chiens se mirent à hurler, et, comme exprès, le vent s’éleva et hurla dans les cheminées. Tous les habitants de la cour étaient pris d’une telle frayeur, que tous ceux qui possédaient des cierges les allumèrent devant les icônes. Celui qui était seul dans son coin allait demander asile pour la nuit chez un voisin où il y avait plus de monde ; celui qui avait besoin d’aller dans l’étable n’y allait pas, préférant laisser les bêtes sans nourriture pour cette nuit ; et l’eau bénite, conservée chez chacun, dans une fiole, était usée durant cette nuit.

Plusieurs même, pendant la nuit, entendirent marcher dans le grenier, à pas lourds, et le forgeron vit un serpent voler droit sur le grenier. Dans le coin de Polikeï il n’y avait personne. Les enfants et la folle avaient été emmenés ailleurs ; il n’y restait que l’enfant mort et deux vieilles femmes, ainsi qu’une pèlerine qui, par zèle, lisait les psaumes, non sur la mort du bébé, mais pour la cause de tous ces malheurs. C’était le désir de Madame. Cette pèlerine et les vieilles femmes entendirent elles-mêmes, après la lecture de l’une des vingt parties des psaumes, qu’en haut, la poutre tremblait, et une voix gémissait ; et ayant lu : « Dieu ressuscitera », le calme s’était rétabli. La femme du menuisier fit venir chez elle une parente, et cette nuit-là, sans s’en douter, elle but avec elle tout le thé qu’elle avait acheté pour une semaine. Elle aussi avait entendu, en haut, la poutre craquer et trembler, comme si des sacs tombaient. Les paysans de garde remontaient le courage des dvorovoï, autrement, tous seraient morts de peur cette nuit-là.

Les paysans étaient dans le vestibule, sur le foin, ensuite ils affirmèrent qu’ils avaient aussi entendu des prodiges dans le grenier ; en réalité pendant la nuit, tous calmes, ils avaient causé entre eux de l’enrôlement, mangé du pain, s’étaient grattés, et, principalement avaient empli tout le vestibule de leur odeur ; si bien que la femme du menuisier, en passant devant eux, cracha et les appela « espèce de moujiks ». Quoi qu’il en soit, le pendu était toujours au grenier, et l’esprit méchant semblait, pour cette nuit, entourer le pavillon de son aile gigantesque et montrer son pouvoir, en se plaçant plus près que jamais de ces hommes.

Du moins tous sentirent cela. Je ne sais si c’était juste ; je pense même que non. Je pense que si quelqu’un de hardi, cette nuit-là, eût pris une chandelle ou une lanterne et, se signant, ou même sans cela, fût allé au grenier, et lentement, eût écarté, par la lumière de la chandelle, l’horreur de la nuit, s’il eût éclairé la poutre, le sol, le mur couvert de toiles d’araignées, la pèlerine oubliée par la femme du menuisier, s’il se fût avancé jusqu’à Ilitch, si, ne s’abandonnant pas à la peur, il eût soulevé la lanterne à la hauteur du visage, il aurait aperçu le corps connu, maigre, les pieds touchant le sol (la corde s’était lâchée), penché de côté, sans signe de vie, avec le col de la chemise déboutonné, sous laquelle on ne voyait plus de croix, la tête baissée sur la poitrine, et le bon visage avec des yeux ouverts sans voir, le sourire, doux, coupable, le calme sévère, et le silence absolu. Vraiment la femme du menuisier qui s’enfoncait sous sa couverture, les cheveux défaits, les yeux effrayés, qui racontait qu’elle avait entendu tomber les sacs, était beaucoup plus terrible et effrayante qu’Ilitch, bien que sa croix enlevée eût été mise sur la poutre.

En haut, c’est-à-dire chez la maîtresse, régnait la même terreur qu’au pavillon. La chambre de Madame était remplie de l’odeur d’eau de Cologne et d’onguents. Douniacha faisait fondre de la cire et préparait un cérat. Pourquoi fallait-il du cérat, je l’ignore, mais je sais qu’on en préparait toujours quand Madame était malade.

Et maintenant, elle était troublée au point d’être malade.

La tante de Douniacha était venue passer la nuit avec elle pour lui donner courage. Toutes les quatre étaient assises dans la chambre des bonnes avec la fillette et causaient à voix basse.

— Qui ira chercher l’huile ? demanda Douniacha.

— Je n’irai pour rien, pour rien, Avdotia Mikolawna, — répondit résolument la deuxième bonne.

— Que dis-tu, va avec Axutka.

— J’irai seule, je n’ai peur de rien, — dit Axutka ; mais elle commençait à avoir peur.

— Eh bien ! va, la plus sage ; demande à la vieille Anna un verre d’huile, mais en l’apportant fais attention de ne pas en verser, dit Douniacha.

Axutka releva sa jupe d’une main, et ne pouvant ainsi remuer les deux, elle agita l’autre deux fois plus fort, à travers son corps, et courut rapidement.

Elle avait peur, et sentait que si elle apercevait ou entendait n’importe quoi, même sa mère vivante, elle mourrait de peur. Les yeux fermés, elle courait par le chemin qu’elle connaissait.


XIII

— Madame dort-elle ou non ? demanda tout à coup, près d’Axutka, la voix basse d’un paysan… Elle ouvrit les yeux et aperçut un homme qui lui sembla plus grand que le pavillon. Elle poussa un cri et revint sur ses pas, si vite, que son jupon volait derrière elle. En un bond, elle était sur le perron. Elle courut dans la chambre des bonnes, et, avec un cri sauvage, se jeta sur le lit.

Douniacha, sa tante et l’autre femme, mouraient de peur. Elles n’avaient pas eu le temps de se remettre que des pas lents et lourds s’entendaient dans le vestibule, et enfin près de la porte. Douniacha courut vers Madame en laissant tomber le cérat. La deuxième femme de chambre se cacha dans les jupes accrochées au mur. La tante, plus courageuse, voulait tenir la porte, mais la porte s’ouvrit et le paysan entra dans la chambre. C’était Doutlov dans ses bateaux. Sans faire attention à la peur des jeunes filles, il chercha des yeux les icônes, et, ne trouvant pas la petite image suspendue au coin gauche, il se signa dans la direction d’un buffet où étaient des tasses, mit son chapeau sur le rebord de la fenêtre, puis enfonçant sa main dans sa demi-pelisse, comme s’il voulait se gratter l’aisselle, il en tira la lettre aux cinq cachets gris portant des ancres.

La tante de Douniacha se tenait la poitrine… À peine put-elle prononcer :

— Ah ! c’est toi, tu m’as fait peur, Naoumitch ! Je ne puis prononcer un mot. Je croyais que c’était la fin.

— Peut-on faire ainsi. — prononça la deuxième femme de chambre qui sortit d’entre les jupes.

— Vous avez même troublé Madame, — dit Douniacha en se montrant à la porte. — Pourquoi viens-tu dans les chambres des bonnes sans te faire annoncer ? Un vrai moujik !

Doutlov, sans s’excuser, répéta qu’il lui était nécessaire de voir Madame.

— Elle est souffrante, — dit Douniacha.

À ce moment, Axutka éclata d’un rire si sonore et si inconvenant qu’elle dut, de nouveau, s’enfouir la tête dans les jupes, d’où, malgré toutes les menaces de Douniacha et de la tante, elle ne pouvait sortir sans pouffer, comme si quelque chose se déchirait dans sa poitrine rose et ses joues rouges. Il lui semblait si drôle qu’ils se fussent tous effrayés que, de nouveau, elle se cacha la tête, et comme prise de convulsions, frappait des pieds et sursautait de tout son corps.

Doutlov s’arrêta, la regarda attentivement, comme s’il désirait se rendre compte de ce qu’elle avait, mais, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, il se détourna et continua son discours.

— C’est-à-dire, il s’agit d’une affaire très importante. Annoncez seulement que le paysan a trouvé la lettre avec l’argent.

— Quel argent ?

Douniacha, avant d’annoncer, lut l’adresse et demanda à Doutlov où et comment il avait trouvé cet argent qu’Ilitch devait rapporter de la ville. Ayant appris tous les détails, Douniacha, en chassant dans le vestibule la fillette qui ne cessait de rire, alla chez Madame. Mais, à l’étonnement de Doutlov, Madame ne le reçut pas et n’en donna aucune explication à Douniacha.

— Je ne sais et ne veux rien savoir, — disait la dame. — Quel paysan, quel argent, je ne puis ni ne veux voir personne. Qu’ils me laissent en paix. — Que ferai-je donc, — dit Doutlov, en tournant et retournant l’enveloppe, — ce n’est pas rien.

— Qu’y a t-il d’écrit dessus ? — demanda-t-il à Douniacha, qui de nouveau lut l’adresse.

Doutlov n’y pouvait croire. Il espérait que cet argent n’était pas celui de Madame, qu’on avait mal lu l’adresse. Mais, Douniacha la lui répéta encore une fois. Il soupira, mit l’enveloppe dans son gousset, et se prépara à sortir :

— Il faut évidemment le porter à la police, — dit-il.

— Attends, j’essaierai encore une fois ; donne ici la lettre, — fit en l’arrêtant Douniacha, qui suivait attentivement la disparition de l’enveloppe dans le gousset du paysan.

Doutlov la sortit de nouveau, cependant il ne la mettait pas tout de suite dans la main tendue de Douniacha.

— Dites que c’est Doutlov qui l’a trouvée sur la route.

— Oui, donne.

— Je pensais que c’était une lettre ordinaire, mais un soldat m’a dit que c’était de l’argent.

— Mais, donne, donne.

— Je n’oserais pas aller à la maison pour… — prononça de nouveau Doutlov, sans se séparer de la précieuse enveloppe… — Annoncez ainsi.

Douniacha prit l’enveloppe et, de nouveau, alla chez madame.

— Ah ! mon Dieu, Douniacha ! — dit madame d’un ton de reproche, — ne me parle pas de cet argent ! Quand je me rappelle cet enfant…

— Madame, le paysan ne sait pas à qui vous ordonnez de le remettre, — dit encore Douniacha.

Madame décacheta l’enveloppe, tressaillit en apercevant l’argent, et devint pensive.

— Maudit argent ! que de malheurs il cause !

— C’est Doutlov, Madame. Ordonnez-vous qu’on l’amène ici, ou daignez-vous sortir vers lui ? Je ne sais pas si cet argent est intact, — fit Douniacha.

— Je ne veux pas de cet argent. C’est un argent maudit, qu’a-t-il fait ? Dis-lui qu’il le garde s’il veut, — dit tout à coup Madame, en cherchant la main de Douniacha. — Oui, oui, oui, — répéta Madame à Douniacha étonnée, — qu’il garde tout et qu’il en fasse ce qu’il voudra.

— Quinze cents roubles, — objecta Douniacha, en souriant doucement comme à un enfant.

— Qu’il prenne tout, — répéta Madame impatiemment. — Quoi ! Ne me comprends-tu pas ! C’est de l’argent maudit ; ne m’en parle jamais. Que le paysan garde ce qu’il a trouvé. Va, va donc !

Douniacha revint dans la chambre des bonnes.

— C’est tout l’argent ? — demanda Doutlov.

— Compte toi-même. Elle a ordonné de te le donner, — dit Douniacha en lui tendant l’enveloppe.

Doutlov mit son bonnet sous son bras, et en se penchant se mit à compter.

— Il n’y a pas de boulier ?

Doutlov avait compris que Madame, trop sotte pour compter, lui ordonnait de le faire.

— Tu compteras chez toi ! C’est à toi ! C’est ton argent ! — dit Douniacha, irritée. — « Je ne veux pas le voir, » — a-t-elle dit : — donne-le à celui qui l’a apporté.

Doutlov, sans se dresser, fixait ses yeux sur Douniacha.

La tante de Douniacha frappa des mains.

— Mes aïeux ! En voilà une chance ! Mes aïeux !

La deuxième femme de chambre ne pouvait y croire.

— Que dites-vous, Advotia Mikhaïlovna, vous plaisantez !

— Quelle plaisanterie ? Elle a ordonné de le donner au paysan… Eh bien, prends l’argent et va, — dit Douniacha, sans cacher son dépit. — Le malheur des uns fait le bonheur des autres !

— C’est facile à dire. Quinze cents roubles ! — fit la tante.

— Et plus, — dit Douniacha. — Eh bien ! Tu mettras un cierge de dix kopeks à saint Nicolas, — ajouta-t-elle d’un ton moqueur. — Quoi ! tu n’en reviens pas ? Si encore ça tombait à un pauvre, mais lui, il a déjà assez d’argent.

Doutlov comprit enfin que ce n’était pas une plaisanterie ; il rassembla l’argent étalé sur la table pour le compter, puis le mit dans sa poche. Mais ses mains tremblaient pendant qu’il regardait les filles pour se convaincre que c’était sérieux.

— Voilà, il n’en revient pas ; il est heureux, — dit Douniacha, tout en montrant son mépris pour le paysan et l’argent. — Laisse, je te le mettrai.

Elle voulut ramasser l’argent. Doutlov ne la laissa point faire. Il empoigna l’argent, l’enferma encore plus profondément, et prit son bonnet.

— Es-tu content ?

— Je ne sais que dire ! Voilà comme…

Il n’acheva pas ; il ricana, faillit pleurer et sortit.

La clochette sonna dans la chambre de Madame.

— Eh bien, tu le lui as donné ?

— Oui.

— Est-il content ?

— Il en est comme fou.

— Ah ! appelle-le ici. Je lui demanderai comment il l’a trouvé. Appelle-le, je ne puis pas sortir.

Douniacha courut et rejoignit le paysan dans le vestibule. Il avait tiré sa bourse et la tête nue, en s’inclinant, il déliait la bourse et tenait l’argent entre ses dents. Il lui semblait peut-être, que tant que l’argent n’était pas dans sa bourse, il n’était pas à lui. Quand Douniacha l’appela, il eut peur.

— Quoi, Avdotia… Avdotia Mikhaïlovna, veut-elle reprendre l’argent ? Au moins, vous intercéderez, et je jure que je vous apporterai du miel.

— Le voyez-vous, il apportera !

La porte s’ouvrait de nouveau et le paysan était introduit près de Madame. Il n’était pas gai. « Elle reprendra l’argent, » pensait-il ; et, Dieu sait pourquoi, quand il entra dans la chambre, il souleva toute la jambe, comme s’il marchait dans une herbe haute, et tâcha de ne pas faire de bruit avec ses lapti. Il ne comprenait rien et ne voyait rien de ce qui était autour de lui. En passant devant un miroir il voyait des fleurs, un paysan en lapti qui soulevait les jambes, le portrait d’un seigneur, une caisse verte, quelque chose de blanc… Tout à coup cette chose blanche se mit à parler ; c’était Madame… Il ne comprenait rien ; il ouvrait seulement de grands yeux. Il ne savait où il était, et tout lui paraissait plongé dans un brouillard.

— C’est toi, Doutlov ?

— Moi, madame. C’est tel que c’était, je n’y ai pas touché, — dit-il. — Je ne suis point heureux de cette affaire. Je le jure devant Dieu ! Comme je fouettais mon cheval…

— Eh bien, c’est ta chance ! dit Madame avec un sourire méprisant et bon. Garde pour toi.

Il ouvrit de grands yeux.

— Je suis contente que cela te soit tombé ! Dieu fasse que cet argent te porte bonheur ! Es-tu content ?

— Comment ne pas être content ! Si content, petite mère ! Je prierai toujours Dieu pour vous. Je suis si heureux que Madame vive, grâce à Dieu.

— Comment l’as-tu trouvé ?

— C’est-à-dire, pour madame, nous tâchions, comme toujours, sur l’honneur et non…

— Il est déjà tout à fait embrouillé, Madame, — dit Douniacha.

— J’avais amené à la ville une recrue, mon neveu. Je revenais, et sur la route, j’ai trouvé… Probablement que Polikeï, par hasard, l’aura laissé tomber.

— Eh bien, va, va, mon cher, je suis contente.

— Si heureux ! petite mère ! — prononçait le moujik.

Ensuite il se rappela qu’il n’avait pas remercié et n’avait pas dit ce qu’il fallait. Madame et Douniacha souriaient, et lui, de nouveau, comme s’il enjambait de l’herbe, se retenait à peine pour ne pas courir. Il lui semblait que sans cela on l’arrêterait pour lui reprendre l’argent.


XIV

Une fois dehors, Doutlov s’éloigna de la route, vers les tilleuls, puis il enleva sa ceinture pour prendre plus aisément sa bourse, et, il y mit son argent. Ses lèvres se remuaient, s’allongeaient et s’élargissaient, bien qu’il ne prononçât pas un son. Après avoir rangé l’argent et remis sa ceinture, il se signa, et s’en alla, comme un homme ivre, en faisant des zigzags sur la route, tellement il était occupé par les idées qui emplissaient sa tête. Tout à coup, il aperçut devant lui un paysan qui venait à sa rencontre. Il appela : c’était Efime qui, un bâton à la main, gardait le pavillon.

— Eh ! l’oncle Sémion ! — prononça joyeusement Efime en s’approchant de lui. (Efime avait peur d’être seul.) — Eh bien ! Avez-vous conduit les recrues, l’oncle !

— Oui. Que fais-tu ?

— Mais on m’a mis ici, pour garder Ilitch, le pendu.

— Où est-il ?

— Voilà, dans le grenier. On dit qu’il est pendu, — répondit Efime, en montrant avec son bâton, le toit sombre du pavillon.

Doutlov regarda dans la direction de la main, et bien qu’il n’y vit rien, il fronça les sourcils, cligna des yeux et hocha la tête.

— L’inspecteur de police est arrivé, — dit Efime, — le cocher me l’a dit. On le retirera tout à l’heure. C’est terrible la nuit, l’oncle. À aucun prix, je n’irais là-haut, la nuit, si l’on m’ordonnait d’y monter. Egor Mikhaïlovitch me battrait à mort, que je n’y monterais pas.

— Quel péché ! Quel péché ! — prononça Doutlov, évidemment, par convenance ; mais il ne pensait pas du tout à ce qu’il disait et voulait continuer son chemin. Mais la voix d’Egor Mikhaïlovitch l’arrêta :

« — Eh ! gardien, viens ici ! — criait du perron, Egor Mikhaïlovitch. »

Efime répondit.

— Eh ! quel paysan cause là-bas avec toi ?

— Doutlov.

— Viens, toi aussi Sémion, viens.

En s’approchant, Doutlov aperçut, dans la lumière de la lanterne que portait le cocher, Egor Mikhaïlovitch et un fonctionnaire de petite taille, avec un chapeau à cocarde et un manteau. C’était l’inspecteur de police.

— Voilà, le vieux ira aussi avec nous, — dit Egor Mikhaïlovitch en l’apercevant.

Le vieux avait peur, mais il n’y avait pas à reculer.

— Eh toi, Efimka, toi un jeune garçon, cours au grenier où il s’est pendu, arrange l’escalier pour que sa seigneurie puisse passer.

Efimka, qui ne voulait à aucun prix s’approcher du pavillon, y courut en faisant autant de bruit avec ses lapti que s’il eût traîné des poutres.

Le policier frappa le briquet et alluma sa pipe.

Il habitait à deux verstes, et venait d’être sévèrement réprimandé par son chef pour ivrognerie, c’est pourquoi, il se trouvait dans un accès de zèle. Arrivé à dix heures du soir, il voulait examiner aussitôt le pendu. Egor Mikhaïlovitch demanda à Doutlov pourquoi il se trouvait ici. En montant, Doutlov raconta au gérant l’histoire de l’argent trouvé et la décision de Madame.

Doutlov ajouta qu’il était venu demander la permission d’Egor Mikhaïlovitch. Le gérant, à l’horreur de Doutlov, demanda l’enveloppe et l’examina. Le policier prit aussi l’enveloppe et, sèchement, brièvement, demanda des détails.

— L’argent est perdu, » pensait déjà Doutlov.

Mais le policier le lui remit.

— Il en a de la veine, ce gaillard ! — dit-il.

— Ça lui tombe à pic — dit Egor Mikhaïlovitch. Il devait enrôler son neveu, maintenant il le rachètera.

— Ah ! fit l’inspecteur de police en s’avançant.

— Tu rachèteras Ilia ? demanda Egor Mikhaïlovitch.

— Comment le racheter ? Y aura-t-il assez d’argent ? Et puis, il est peut-être trop tard ?

— Comme tu voudras, — dit le gérant. Et tous deux suivirent le policier.

Ils s’approchèrent du pavillon. Dans le vestibule les gardes puanteux attendaient avec une lanterne. Doutlov les suivit. Les gardes avaient un air confus qui devait se rapporter à l’odeur qu’ils venaient de produire car ils n’avaient rien fait de mal. Tous se turent.

— Où ? demanda le policier.

— Ici, — chuchota Egor Mikhaïlovitch ; — Efimka, tu vas passer devant avec la lanterne.

Efimka, en haut, arrangeait déjà les planches et semblait avoir perdu toute peur. Et enjambant deux ou trois marches à la fois, le visage gai, il grimpa devant, se retournant seulement pour éclairer le policier qui suivait Egor Mikhaïlovitch. Quand ils disparurent, Doutlov, qui avait déjà le pied sur la marche, soupira et s’arrêta. Deux minutes après, les pas s’arrêtaient dans le grenier ; évidemment ils s’approchaient du cadavre.

— Oncle ! Ils t’appellent, — cria Efime par le trou. Doutlov monta. À la lumière de la lanterne on ne voyait du policier et d’Egor Mikhaïlovitch que le haut du corps. Derrière eux se trouvait encore quelqu’un qui tournait le dos, c’était Polikeï. Doutlov enjamba la poutre, et, en se signant, s’arrêta.

— Tournez-le, — dit le policier.

Personne ne bougea.

— Efimka, tu es jeune, — dit Egor Mikhaïlovitch.

Le jeune garçon enjamba la poutre ; il tourna Ilitch, se mit à côté de lui, regardant de l’air le plus gai, tantôt Ilitch, tantôt le chef de police, de même que celui qui montre un albinos ou Julie Pastrané, regarde tantôt le public, tantôt le sujet exposé, prêt à remplir tous les désirs des spectateurs.

— Retourne encore.

Ilitch fut retourné encore ; son bras se balançait faiblement : les pieds traînaient sur le sol.

— Détachez-le.

— Voulez-vous ordonner de couper la corde, Vassili Borissovitch ? dit Egor Mikhaïlovitch. Mes enfants, donnez une hache.

Il fallut répéter deux fois cet ordre à Doutlov et aux gardiens, et le jeune garçon se comporta avec Ilitch comme avec le corps d’un mouton. Enfin on coupa la corde ; on ôta le cadavre, on le couvrit. Le policier déclara que le médecin viendrait demain et laissa partir les hommes.


XV

Doutlov, en remuant les lèvres, se dirigea vers son logis. D’abord il avait peur, mais, à mesure qu’il approchait du village, ce sentiment se dissipait et la joie emplissait de plus en plus son âme. Dans le village on entendait des chansons et des voix avinées. Doutlov ne buvait jamais et maintenant se dirigeait tout droit vers la maison. Il était déjà tard quand il entra dans l’izba. Sa femme dormait. Le fils aîné et les petits-fils dormaient sur le poêle, et le second fils, dans un cabinet noir. Seule la femme d’Iluchka ne dormait pas ; en chemise sale, — la chemise de travail, — les cheveux embroussaillés, elle était assise sur un banc et braillait. Elle n’alla pas ouvrir à l’oncle, mais dès qu’il entra dans l’izba, elle se mit à hurler de plus belle et à marmonner. D’après l’opinion de la vieille elle marmonnait supérieurement, bien qu’à cause de sa jeunesse, elle n’en eût beaucoup de pratique.

La vieille se leva et prépara la soupe pour son mari. Doutlov chassa la femme d’Iluchka de la table. « Assez, assez ! » dit-il. Axinia se leva et se coucha sur le banc sans cesser de hurler. La vieille, en silence, disposa la table et se mit ensuite à ranger. Le vieux non plus ne disait pas un mot. Après avoir fait sa prière, il rota, se lava les mains, et, décrochant le boulier, il alla vers le cabinet noir. Là, d’abord il chuchota quelque chose à sa femme, ensuite la vieille sortit et lui, il se mit à faire claquer le boulier, enfin, soulevant une trappe, il descendit dans la cave. Il y remua longtemps. Quand il remonta, l’izba était toute sombre, le copeau ne brillait plus. La vieille, pendant la journée, ordinairement calme et silencieuse, était sur les planches et un ronflement emplissait l’izba. La femme remuante d’Iluchka dormait aussi, et respirait sans bruit. Elle dormait tout habillée sur le banc, et sans rien sous la tête.

Doutlov fit une prière, puis regarda la femme d’Iluchka, hocha la tête, éteignit le copeau, rota encore une fois, grimpa sur le poêle et s’allongea à côté de son petit-fils. Dans l’obscurité, il jeta ses lapti et, allongé sur le dos il regarda les planches au-dessus du poêle, qu’il apercevait à peine, il écouta le bruit des cafards qui se remuaient dans les murs, les soupirs, les ronflements et les bruits du bétail dans la cour. De longtemps il ne put s’endormir. La lune montait ; dans l’izba il faisait plus clair. Il apercevait dans le coin Accinia et quelque chose qu’il ne pouvait bien distinguer ; était-ce l’armiak oublié par son fils, un baquet placé là par sa femme ; était-ce quelqu’un debout ? Endormi ou non, il continuait à examiner… Évidemment l’esprit sombre qui menait Ilitch à cette ténébreuse affaire et dont on avait senti l’approche cette nuit, devait étendre son aile jusqu’au village, jusqu’à l’izba des Doutlov où était cet argent qu’il avait employé pour perdre Ilitch. Du moins Doutlov le sentait ici, et il n’était pas à son aise. Éveillé ou endormi, il apercevait quelque chose qu’il ne pouvait définir. Il se rappelait Iluchka les mains ligotées, le visage d’Accinia et ses murmures, Ilitch avec ses bras ballants. Tout à coup le vieux crut voir passer quelqu’un devant la fenêtre. « Qui est-ce ? Peut-être le starosta ! Comment a-t-il ouvert ? » se dit le vieux en entendant des pas dans le vestibule. « La vieille a peut-être oublié de fermer la porte quand elle est allée dans le vestibule ? » « Le chien hurlait et lui marchait dans le vestibule, — raconta depuis le vieillard — comme s’il cherchait la porte ; il passa devant, se mit à tâter le mur, se heurta contre le baquet qui fit grand bruit ; et de nouveau, il se mit à tâter comme s’il cherchait le loquet. Il le prit, — un frisson passait par le corps du vieux, — tira le loquet et rentra ici, sous la forme d’un homme. — Doutlov savait que c’était lui : Il avait voulu se signer, mais il ne le pouvait pas. — Il s’approcha de la table, tira le tapis, le jeta à terre et grimpa sur le poêle. — Le vieux reconnut les traits d’Ilitch. — Il grinça des dents, ses bras s’agitèrent, il sauta sur le poêle et se jeta sur le vieux pour l’étouffer.

— Mon argent, — prononçait Ilitch.

— Laisse, je ne le ferai plus, — voulait dire Sémion, mais il ne le pouvait articuler.

Ilitch l’étouffait de tout le poids d’une montagne de pierre appuyée sur sa poitrine. Doutlov savait que s’il prononçait une prière il serait délivré, et il savait quelle prière dire, mais il ne pouvait la prononcer. Son petit-fils dormait à côté. L’enfant poussa un cri perçant et pleura : le grand-père le serrait contre le mur. Le cri de l’enfant desserra les lèvres du grand-père : « Que Christ ressuscite, » prononça Doutlov. Il pressa moins fort. « Et que ses ennemis se dispersent… » Il descendit du poêle. Doutlov entendit ses deux pieds frapper sur le sol. Doutlov récitait l’une après l’autre toutes les prières qu’il connaissait. Il alla vers la porte, poussa la table et frappa si fort la porte que l’izba en trembla. Tous dormaient cependant, sauf le grand-père et le petit-fils. Le grand-père récitait des prières et tremblait de tout son corps. Le petit-fils pleurait en s’endormant et se serrait contre le grand-père. De nouveau tout se calmait. Le grand-père était couché sans remuer. Le coq chanta derrière le mur, à l’oreille de Doutlov. Il entendit les ébats des poules ; le jeune coq essayait de chanter après le vieux, et ne le pouvait pas ; quelque chose remuait sur les jambes du vieux. — C’était le chat. Il sauta du poêle, ses pattes molles frappèrent le sol, et il alla miauler près de la porte. Le grand-père se leva, ouvrit la fenêtre. La rue était sombre et sale. Pieds nus, en se signant, il sortit dans la cour des chevaux ; là on sentit que le maître passait : la jument qui était sous l’auvent embarrassait ses pattes dans les brides, renversait sa pitance, et, les pattes levées, tournait attentivement la tête vers son maître. Le poulain était couché sur le fumier. Le grand-père le souleva, arrangea la jument, lui donna à manger et revint à l’izba.

La vieille s’était levée et allumait les copeaux. « Éveille les enfants, j’irai en ville ». Ils allumèrent le cierge de l’icône et tous deux descendirent dans la cave.

Déjà, non seulement chez les Doutlov, mais chez tous les voisins, les feux s’allumaient quand il sortit. Les garçons déjà levés se préparaient. Les femmes entraient et sortaient avec des pots de lait. Ignate attela la charrette. Le deuxième fils graissait l’autre. La jeune femme ne hurlait plus, mais s’arrangeait ; un fichu sur la tête, elle était assise sur un banc, attendant l’heure d’aller en ville faire ses adieux à son mari ! Le vieux paraissait particulièrement sévère. Il mit son caftan neuf, sa ceinture, et, avec tout l’argent d’Ilitch dans son gousset, il partit chez Egor Mikhaïlovitch.

— Plus vite que ça ! cria-t-il à Ignate qui plaçait les roues sur l’axe soulevé et graissé. — Je reviens tout de suite. Que tout soit prêt !

Le gérant, qui venait de se lever, buvait du thé et se préparait à aller en ville pour enregistrer lui-même les recrues.

— Que veux-tu ? demanda-t-il.

— Egor Mikhaïlovitch, je veux racheter le garçon. Faites-moi la grâce. Dernièrement, vous avez dit que vous connaissiez en ville un remplaçant. Conseillez-moi. Moi je ne connais rien.

— Quoi ! As-tu réfléchi ?

— J’ai réfléchi, Egor Mikhaïlovitch. Il est à plaindre : c’est le fils de mon frère. Quel qu’il soit, c’est toujours triste. Cet argent est cause de bien des péchés ! Fais-moi la grâce, donne-moi un conseil, dit-il en saluant très bas.

Comme toujours en pareil cas, Egor Mikhaïlovith, silencieux, se mordit longtemps les lèvres, et, après avoir réfléchi, écrivit deux billets et expliqua ce qu’il fallait faire en ville.

Doutlov rentra chez lui. La jeune femme était déjà partie avec Ignate, et la jument grise, grosse, était attelée et attendait à la porte cochère. Il arracha une branche de la haie, s’enveloppa dans son manteau, s’assit dans la charrette et fouetta sa bête. Doutlov pressait tant la jument que d’un coup elle perdit son ventre[9], et il ne la regardait plus, pour ne pas se laisser attendrir. Il était inquiet à la pensée d’arriver trop tard pour l’enrôlement ; il craignait qu’Ilia ne fût déjà enrôlé et que l’argent du diable ne lui restât entre les mains. Je ne décrirai pas en détails toutes les aventures de Doutlov, je dirai seulement qu’il eut une chance particulière. Chez le propriétaire pour lequel Egor Mikhaïlovitch lui avait donné un billet, il y avait un remplaçant tout prêt, débiteur de vingt-trois roubles, déjà accepté au bureau de l’enrôlement. Le propriétaire voulait pour cet homme quatre cents roubles, et l’acheteur, un petit bourgeois, qui courait déjà depuis trois semaines, proposait trois cents roubles. Doutlov conclut le marché en deux mots : — « Tu prendras trois cent vingt-cinq roubles ? » dit-il en tendant la main, mais avec une telle expression qu’on le voyait prêt à ajouter encore. Le propriétaire ne donnait pas sa main et continuait à demander quatre cents. « Avec vingt-cinq de plus, tu prendras ? » répéta Doutlov en prenant de sa main gauche la main droite du propriétaire, et menaçant de taper. « Tu ne prends pas ?» — « Non !» — « Eh bien, Dieu soit avec toi ! » prononça-t-il tout à coup en frappant la main du propriétaire et se haussant vers lui de tout son corps : — « Soit ! prends avec cinquante. Prépare le reçu, amène le garçon et maintenant les arrhes ? Deux billets rouges, c’est assez ? »

Et Doutlov ôta sa ceinture et tira l’argent. Le propriétaire, bien qu’il n’ôtât pas sa main, ne paraissait pas tout à fait consentir, et sans prendre les arrhes, il marchandait le pourboire et le régal pour le remplaçant.

— Ne fais pas de péché, — dit Doutlov, en lui fourrant l’argent. — Nous mourrons tous ! — fit-il d’un ton si doux et si convaincu que le propriétaire dit :

— Allons-y ! Il frappa encore une fois dans la main, et se mit à prier : « Que Dieu soit avec nous ! » prononça-t-il.

On éveilla le remplaçant qui dormait depuis la beuverie de la veille, et ne savait pas pourquoi on l’avait examiné. Tous allèrent au bureau. Le remplaçant était gai ; il demandait du rhum pour se remettre. Doutlov lui donna de l’argent. Il ne ressentit un peu de peur que dans le vestibule de la chancellerie. Ils y restèrent longtemps ; le vieux propriétaire, en caftan bleu, et le remplaçant en demi-pelisse courte, les sourcils levés, les yeux grands ouverts, chuchotèrent longtemps, cherchant quelqu’un. Ils ôtaient leur chapeau devant chaque scribe, saluaient et, d’un air profond, écoutaient la décision apportée par le scribe que le propriétaire connaissait.

Tout espoir de terminer l’affaire le jour même était perdu et le remplaçant commençait à devenir plus gai et plus libre, quand Doutlov aperçut Egor Mikhaïlovitch. Aussitôt il le salua et se cramponna à lui. Egor Mikhaïlovich s’arrangeait si bien qu’environ trois heures après, le remplaçant, à son grand étonnement et à son grand ennui, était introduit dans la chancellerie, et à la gaieté générale, à commencer par le gardien jusqu’au président, il était déshabillé, rasé, habillé, et on le laissa sortir derrière la porte ; cinq minutes après, Doutlov donnait l’argent et en recevait la quittance puis, disant adieu au propriétaire et au remplaçant, il se rendit au logis du marchand où étaient les recrues de Pokrovskoié. Ilia et sa jeune femme étaient assis dans un coin de la cuisine du marchand. Aussitôt que le vieux entra, ils cessèrent de parler et le fixèrent avec une expression docile et malveillante. Comme toujours, le vieux pria Dieu, ôta sa ceinture, puis tira un papier et appela dans l’izba son fils aîné Ignate et la mère d’Iluchka qui étaient dans la cour.

— Ne fais pas de péchés, Iluchka, — dit-il en s’approchant de son neveu. — Hier soir, tu m’as dit de telles paroles ! Est-ce que je ne te plains pas ? Je me rappelle comment mon frère t’a confié à moi. Si j’avais la force, est-ce que je t’enrôlerais ? Dieu m’a envoyé un bonheur et je n’ai pas hésité. Voici le papier, — dit-il en mettant la quittance sur la table, et l’étalant soigneusement avec ses doigts courbés qui ne se redressaient plus.

Tous les paysans de Pokrovskoié, les ouvriers du marchand et même des étrangers étaient entrés de la cour dans l’izba. Tous devinèrent de quoi il s’agissait, mais personne n’interrompait le discours solennel du vieillard.

— Voici le papier. J’ai donné quatre cents roubles. Ne reproche rien à ton oncle.

Iluchka s’était levé mais ne savait que dire. Ses lèvres tremblaient d’émotion. La vieille mère s’approchait de lui en sanglotant et voulait se jeter à son cou, mais le vieux, lentement, impérieusement, l’écarta de la main et continua à parler.

— Tu m’as dit hier un mot, ce mot, c’est comme si tu m’avais plongé un couteau dans le cœur. En mourant, ton père a ordonné que tu fusses un fils pour moi, et si je t’ai offensé, nous vivons tous dans le péché, n’est-ce pas, frères orthodoxes ? — dit-il, s’adressant aux paysans qui étaient autour d’eux ; — voici ta propre mère et ta jeune femme, et voici la quittance. Au diable soit l’argent ! Et pardonnez-moi, au nom du Christ !

Et en levant le pan de son armiak, il se laissa tomber à genoux et salua bas Iluchka et sa femme. Les jeunes gens s’efforçaient en vain de le retenir. Il ne se leva pas avant d’avoir posé son front sur le sol. Il se secoua et s’assit sur le banc.

La mère et la femme d’Iluchka hurlaient de joie. Un murmure d’approbation courait dans la foule.

— « C’est, selon Dieu, comme ça », — disait l’un.

— « L’argent qu’est-ce que c’est ; pour de l’argent on n’achète pas un garçon », — disait l’autre. —

— « Quelle joie ! un homme juste en un mot ! » exclamait un troisième.

Seuls les paysans enrôlés ne disaient rien ; sans faire de bruit ils sortirent dans la cour.

Deux heures après les deux charrettes des Doutlov quittaient le faubourg de la ville. Dans la première, attelée d’une jument gris mêlé, au ventre enfoncé et tout en sueur, le vieux et Ignate étaient assis. Au fond de la charrette, il y avait des paquets de craquelins et des miches. Dans la charrette, sans conducteur, la jeune femme heureuse et tranquille était assise avec sa belle-mère enveloppée d’un châle. La jeune femme tenait dans son tablier une petite bouteille d’eau-de-vie. Iluchka tournait le dos au cheval. Son visage était rouge ; il se balançait sur le siège en mangeant du pain et causant sans cesse.

Les voix, le bruit des charrettes sur les pavés, l’ébrouement des chevaux, tout se confondait en un son joyeux. Les chevaux agitaient leurs queues, accéléraient leur trot en sentant le chemin de la maison. Les piétons et les gens en voiture remarquaient involontairement cette heureuse famille. À la sortie même de la ville, les Doutlov dépassèrent les recrues.

Les recrues se tenaient en cercle autour d’un cabaret. Une recrue, avec cette expression anti-naturelle que donne à un homme le front rasé, enfonçait sur sa nuque son bonnet gris et jouait habilement de la balalaïka. Un autre, sans bonnet, une bouteille d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu du cercle. Ignate arrêta le cheval et descendit pour ficeler la guide. Tous les Doutlov se mirent à regarder curieusement l’homme qui dansait et ils l’applaudissaient avec joie. La recrue semblait ne voir personne, mais sentait grossir le public qui l’admirait, et cela augmentait sa force et son adresse. La recrue dansait très bien. Ses sourcils étaient froncés, son visage rouge, immobile, sa bouche figée dans un sourire qui avait perdu depuis longtemps son expression. Il semblait concentrer toutes les forces de son être à poser le plus rapidement possible un pied après l’autre, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe. Parfois il s’arrêtait soudain, clignait des yeux au joueur de balalaïka, et celui-ci se mettait à faire trembler encore plus rapidement toutes les cordes de l’instrument, et même à frapper des phalanges sur la caisse. La recrue s’arrêtait, mais ne paraissait pas immobile, elle semblait danser.

Tout à coup, il commençait à se mouvoir lentement en secouant les épaules, puis, brusquement, il se soulevait et s’abaissait sur les pointes et se mettait à danser en prissiatka. Les gamins riaient ; les femmes secouaient la tête ; les hommes souriaient et approuvaient.

Un vieux sous-officier se tenait immobile près du danseur. Il semblait dire : « Ça vous étonne, mais moi, il y a longtemps que je connais cela. » Le joueur de balalaïka était visiblement fatigué. Il regardait nonchalamment autour de lui en prenant un accord faux. D’un coup il frappa la caisse et la danse cessa.

— Eh ! Aliocha ! dit le joueur de balalaïka au danseur, en lui désignant Doutlov. — Voilà le parrain ?

— Oui ? Eh ! mon cher ami ! — cria Aliocha, cette même recrue achetée par Doutlov, et qui, les jambes fatiguées, s’était assis et, la tête soulevée, buvait à même une bouteille d’eau-de-vie.

Il s’avança vers la charrette : — Michka, un verre ! Patron, mon cher ami ! en voilà une joie ! — s’écria-t-il en jetant sa tête ivre sur le chariot, et il se mit à régaler d’eau-de-vie et les hommes et les femmes. Les paysans burent, les femmes refusèrent.

— Mes amis ! quel cadeau je vais vous faire ! — dit Aliocha en embrassant les vieilles.

Une marchande était dans la foule, Aliocha s’approcha de son éventaire et jeta tout dans la charrette.

— N’aie pas peur, je paierai, diable ! cria-t-il d’une voix pleurnicheuse ; et tirant sa bourse de sa poche, il la jeta à Michka.

Il était debout, appuyé sur la charrette, ses yeux humides regardaient ceux qui étaient assis là.

— Laquelle est la mère ? — demanda-t-il. — C’est toi, hein ? Je donne aussi pour elle. — Il réfléchit un moment, mit la main dans sa poche, en tira un mouchoir neuf, plié, prit la serviette qu’il avait en guise de ceinture sous son habit, ôta vivement de son cou son fichu rouge tout chiffonné, et jeta le tout sur les genoux de la vieille.

— Prends, je te le donne, dit-il d’une voix de plus en plus basse.

— Pourquoi ? Merci mon cher ! En voilà un bon garçon sans rancune, — dit la vieille au vieux Doutlov qui s’approchait de leur charrette.

Aliocha se tut, puis, comme s’il s’endormait, sa tête se pencha plus bas.

— C’est pour vous que je pars, c’est pour vous que je péris ! — prononça-t-il. — C’est pourquoi je vous fais des cadeaux.

— Je pense qu’il a aussi une mère, — dit quelqu’un dans la foule. — Quel bon garçon !… Malheur !

Aliocha leva la tête.

— J’ai une mère, un père aussi. Tous m’ont abandonné. Écoute, toi, la vieille, — ajouta-t-il en prenant la main de la mère d’Iluchka. — Je t’ai fait un cadeau. Écoute-moi au nom du Christ. Va au village Vodnoié, demande là-bas, la vieille Nikonova, c’est ma mère, tu entends. Dis à cette vieille Nikonova, la troisième izba du bout, près du puits neuf… dis-lui que, Aliocha… c’est-à-dire son fils… musicien !… joue ! cria-t-il. — Et il se remit à danser en marmonnant, et jeta à terre la bouteille qui contenait un reste d’eau-de-vie.

Ignate monta dans la charrette et voulut s’éloigner.

— Adieu ! que Dieu t’aide ! — prononça la vieille en s’enveloppant de sa pelisse.

Aliocha s’arrêta tout à coup.

— Allez au diable ! et ta mère aussi ! cria-t-il, les menaçant des poings fermés.

— Oh mon Dieu ! prononça la mère d’Iluchka en se signant.

Ignate fouetta la jument et les charrettes s’éloignèrent. Aliocha la recrue, se tenait au milieu de la route, et, en serrant les poings, avec une expression de rage sur son visage, il injuriait de toutes ses forces les paysans.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ! Allez au diable, les sauvages. Vous n’échapperez pas à ma main, diables ! criait-il.

À ces mots sa voix s’entrecoupa et il tomba lourdement à terre.

Bientôt les Doutlov étaient en plein champ et n’apercevaient plus la foule des recrues.

Quand ils eurent fait cinq verstes au pas, Ignate descendit de la charrette où son père s’était endormi et alla près d’Iluchka.

Tous deux burent la bouteille apportée de la ville. Peu de temps après, Ilia entonna une chanson que les femmes reprenaient. Ignate accompagnait gaîment, en mesure, la chanson. Un chariot de poste courait rapidement à leur rencontre.

Le postillon cria après ses chevaux, quand il croisa les deux charrettes joyeuses. Le postillon regarda, en clignant des yeux, les visages rouges des paysans et des femmes cahotés qui chantaient si gaîment.

KHOLSTOMÏER


HISTOIRE D’UN CHEVAL


(1861)




DÉDIÉ À LA MÉMOIRE DE M. A. STAKHOVITCH[10]

I

Le ciel s’élevait de plus en plus ; la rougeur du soleil s’élargissait ; l’argent mat de la rosée devenait plus blanc ; le croissant pâlissait ; la forêt devenait plus sonore… Les gens commençaient à se lever, et, dans la cour des chevaux des maîtres, les ébrouements, les piétinements sur la paille, même les hennissements méchants et aigus des chevaux qui se heurtaient et se querellaient, devenaient plus fréquents.

— Hou ! Tu auras le temps ; as-tu déjà faim ? — dit le vieux palefrenier en ouvrant rapidement la large porte grinçante. — Où vas-tu ? ajouta-t-il en faisant un geste contre une jument qui voulait franchir la porte.

Le palefrenier Nester était vêtu d’une casaque ceinte avec une courroie à plaques de cuivre ; son fouet pendait derrière son épaule ; du pain, enveloppé dans une serviette était attaché derrière sa ceinture. Il tenait dans les mains une selle et un bridon.

Les chevaux n’étaient ni effrayés ni offensés du ton moqueur du palefrenier ; ils feignirent l’indifférence, et, sans se hâter, s’éloignèrent de la porte cochère. Seule la vieille jument bai-foncé, à la longue crinière, aplatit l’oreille et se détourna rapidement.

À cette occasion, une petite et jeune jument, qui était derrière et n’avait rien à faire ici, poussa un cri et lança une ruade au premier cheval qui se trouva sur son chemin.

— Hou ! cria le palefrenier d’une voix encore plus haute et plus menaçante ; et il se dirigea vers un coin de la cour.

De tous leschevaux qui se trouvaient dans la cour d’élevage (il y en avait près de cent), le moins impatient était un hongre pie. Il restait seul dans un coin, sous l’auvent, et les yeux demi-fermés, il léchait le chêne du hangar. On ne sait quel goût y trouvait le hongre pie, mais, en faisant cela, il avait l’air sérieux et réfléchi ;

— Va ! — prononça, du même ton, le palefrenier en s’approchant de lui ; et il posa sur le fumier, près de lui, la selle et une couverture crasseuse. Le hongre pie cessa de lécher, et sans remuer regarda longuement Nester. Il n’a pas ri, il ne s’est pas fâché, il n’a pas froncé son front, mais il remua seulement tout son ventre, respira lourdement et se détourna. Le palefrenier enlaça son cou et lui mit le bridon.

— Qu’as-tu à soupirer ? dit-il.

Le hongre agita la queue comme s’il voulait dire : « Comme ça, pour rien, Nester. »

Nester mit sur le hongre la couverture et la selle ; celui-ci baissa les oreilles, sans doute pour exprimer son mécontentement, ce qui lui valut d’être appelé « vaurien », et Nester attacha la sous-ventrière.

Le hongre se renfrogna, mais on lui mit le doigt dans la bouche et il reçut un coup de genou dans le ventre, si bien qu’il en soupira. Malgré cela lorsqu’avec les dents on tira la sangle de chabraque, de nouveau il baissa les oreilles et même se retourna. Il savait bien que ça ne changerait rien, mais cependant il croyait nécessaire d’exprimer que ça lui était désagréable, et il le montrait chaque fois. Quand la selle fut mise, il écarta la jambe droite et se mit à mâcher le mors, et cela aussi par des considérations à lui personnelles, car il devait savoir qu’un mors ne peut avoir aucun goût,

Nester, s’aidant d’un court étrier, monta sur le hongre ; il déroula son fouet, tira sa casaque de dessous sa jambe, et s’installa sur la selle avec cette allure particulière des cochers, des chasseurs, des palefreniers, et tira la guide. Le hongre redressa la tête en exprimant la bonne volonté d’aller où on le lui ordonnerait, mais il ne bougea pas. Il savait qu’avant de partir, assis sur son échine, on crierait encore beaucoup, que l’on donnerait des ordres à l’autre palefrenier Yaska, et aux chevaux. En effet, Nester se mit à crier : « Yaska ! Eh ! Yaska ! tu as laissé échapper les juments, hein ? hein ? Où vas tu, diable ? Hou ! Est-ce que tu dors ? Ouvre ! Que les juments passent devant, etc… » La porte cochère grinça. Yaska, mécontent et endormi, tenant un cheval par la bride, était près du jambage de la porte et laissait passer les chevaux. Les chevaux, l’un après l’autre, marchant avec prudence sur la paille, en la flairant, passèrent devant. Des jeunes juments, des étalons, des poulains, des juments pleines portant lentement leur ventre franchissaient à la file la porte cochère. Les jeunes juments se heurtaient parfois par deux ou trois, la tête sur le dos des unes des autres, et jouaient des pattes dans la porte cochère, ce qui leur valait chaque fois les injures des palefreniers. Les poulains se jetaient dans les pattes des juments, parfois étrangères, et hennissaient bruyamment en répondant aux cris brefs des juments. Une jeune jument, dévergondée, dès qu’elle eut franchi la porte cochère, baissa la tête de côté, souleva son derrière et poussa un cri, mais cependant elle n’osa pas devancer la vieille grise Jouldiba qui, d’un pas calme, lourd, en balançant son ventre d’un côté sur l’autre, marchait lentement comme toujours devant tous les chevaux.

La cour quelques minutes avant si animée, se vidait tristement. Les poteaux restaient, mornes, sous l’auvent vide et l’on ne voyait que de la paille piétinée, couverte de fumier. Ce tableau d’abandon avait beau être coutumier au hongre pie, il lui produisait sans doute une triste impression. Lentement, il inclinait la tête et la relevait comme en un salut, soupirait autant que le lui permettait la sangle serrée, et, en traînant ses pattes cagneuses, lourdes, suivait à pas lents le troupeau, en portant sur son dos osseux le vieux Nester.

« Maintenant je le sais : aussitôt que nous serons sur la route, il allumera sa pipe de bois renfermée dans son étui de cuir à chaînette. J’en suis même content, parce que, le matin de bonne heure, avec la rosée, cette odeur m’est agréable et me rappelle de doux souvenirs. L’ennuyeux c’est que, quand il a sa pipe entre les dents, le vieux est toujours gai, il se croit très fort, et s’assied de côté, tout à fait de côté, juste du côté qui me fait mal. Cependant que Dieu le bénisse ; ce n’est pas une nouveauté pour moi de souffrir pour le plaisir des autres, je commence même à y trouver un certain charme. Qu’il monte sur ses ergots, le pauvre homme, il n’y monte que lorsque personne ne le voit ; qu’il reste assis de côté… » raisonnait le hongre en posant prudemment ses pattes écorchées, comme s’il marchait au milieu de la route.


II

Nester, ayant conduit le troupeau près de la rivière, à l’endroit où devaient paître les chevaux, descendit et dessella. Déjà le troupeau commençait à se disperser peu à peu, dans le pré pas encore piétiné, couvert de rosée et d’une buée qui se soulevait également du pré et de la rivière qui le bordait.

Nester ôta les guides du hongre pie et le gratta sous le cou, à quoi le hongre, en signe de reconnaissance et de plaisir, ferma les yeux.

— Il aime ça, le vieux chien ! prononça Nester.

Le hongre n’aimait nullement ce grattage, mais par délicatesse seule, il feignait d’en avoir du plaisir. Il remua sa tête en signe de contentement ; mais, tout à coup, et sans aucune cause, Nester, supposant peut-être qu’une familiarité trop grande pourrait donner au hongre des idées fausses sur sa situation, repoussa brusquement la tête du cheval, et, soulevant la guide, en frappa un coup vigoureux sur la patte maigre, puis, sans mot dire, alla vers le petit tertre, près du tronc où il avait l’habitude de se reposer. Bien que cet acte attristât le hongre pie, il n’en laissa rien voir et, en agitant la queue qui perdait son crin et en flairant quelque chose, il se dirigea vers la rivière, sans prêter aucune attention à ce que faisaient autour de lui les jeunes juments, les étalons et les poulains, si gais le matin. Sachant que le plus sain, surtout à son âge, c’était de bien boire et de manger ensuite, il choisit un endroit du bord où la pente était plus douce et plus large, et, en mouillant ses sabots et le fanon, il plongea son mufle dans l’eau, se mit à aspirer l’eau à travers ses lèvres déchirées, en remuant ses côtes qui se gonflaient, et, de plaisir, agitait sa queue maigre, dégarnie au bout.

La jument grise, la dévergondée qui agaçait toujours le vieux et lui faisait toutes sortes de misères, s’approcha de l’eau, près de lui, comme si elle en avait besoin, mais en réalité pour lui salir l’eau devant le nez. Mais le hongre avait déjà bu ; comme s’il ne s’apercevait pas des intentions de la jument grise, il tira tranquillement une patte après l’autre, secoua la tête, et, en s’éloignant de la jeunesse, il se mit à manger. Les jambes écartées de diverses manières, sans piétiner l’herbe inutilement, presque sans se redresser, il mangea pendant trois heures. Après avoir tant avalé que son ventre pendait comme un sac sous ses côtes maigres, il s’installa tout droit sur ses pattes malades, de façon à souffrir le moins possible, surtout de la patte droite de devant, la plus faible, et il s’endormit.

Il y a une vieillesse majestueuse, une vieillesse répugnante, une vieillesse misérable. Il y a une vieillesse à la fois majestueuse et misérable. La vieillesse du hongre pie était précisément de cette sorte.

Le hongre était d’une grande taille, pas moins de deux archines[11] et trois verschok[12]. Il était autrefois pie-noir, mais maintenant les taches noires de son pelage étaient d’une couleur gris sale. Son pie formait trois taches : l’une sur la tête avec une calvitie du côté du nez jusqu’à la moitié du cou. Sa crinière longue et pleine de mauvaises herbes était blanche par endroits, grise à d’autres. L’autre tache embrassait le côté droit jusqu’à la moitié du ventre ; et la troisième, sur la croupe, attrapait la partie supérieure de la queue jusqu’à la moitié des cuisses. Le reste de la queue était blanc, bigarré. Une large tête osseuse, avec de profondes cavités au-dessous des yeux et une lèvre noire pendante, autrefois déchirée, était attachée très bas sur le cou, voûté à force de maigreur, et qui semblait être de bois.

À travers la lèvre pendante, on apercevait la langue noire, mordue de côté, et les restes jaunes des dents inférieures, rongées. Les oreilles, dont une était coupée, tombaient bas de côté et ne s’agitaient que rarement, paresseusement, pour chasser les mouches qui s’accrochaient.

Une mèche assez longue du toupet pendait derrière l’oreille. Le front large était enfoncé et ridé ; la peau pendait en poches sur les larges creux et, sur le cou et la tête, s’entrecroisaient des veines qui tremblaient et frissonnaient au moindre contact des mouches. L’expression de la face était sévère et patiente, profonde et souffrante.

Les pattes de devant étaient arquées aux genoux ; les deux sabots couverts d’excroissances, et l’une des pattes, pie jusqu’à moitié, portait près du genou une tumeur de la grosseur du poing. Les pattes de derrière étaient plus solides, mais visiblement limées sur les cuisses depuis longtemps, et, à ces endroits, les poils ne poussaient plus. La maigreur du corps faisait paraître les pattes démesurément longues. Les côtes, bien que très raides, étaient si découvertes et si tendues que la peau semblait être collée entre elles. Le garrot et le dos portaient des traces de coups anciens, et derrière il y avait encore une tumeur fraîche, gonflée, qui suppurait. Le tronçon noir de la queue, dont on voyait les vertèbres, était long et presque nu ; sur la croupe grise, près de la queue, il y avait une blessure, comme une morsure, de la largeur de la main, couverte de poils blancs ; on voyait une autre blessure cicatrisée sur le paleron droit.

Les genoux de derrière et la queue étaient salis par un dérangement d’intestins continuel. Les poils, par tout le corps, étaient courts et raides ; mais, malgré sa vieillesse repoussante, chacun, en regardant ce cheval, s’arrêtait malgré soi et un connaisseur disait tout de suite qu’il avait dû être, dans son temps, une bête admirable. Les connaisseurs disaient même qu’il n’y avait en Russie qu’une race de chevaux capable de donner une ossature si large, de si grandes pattes, de tels sabots, une pareille finesse des os des jambes, une telle attache du cou, et surtout une si belle ossature de la tête et des yeux grands, noirs, brillants, une telle saillie des veines autour de la tête et du cou, une peau si fine et de semblables poils.

En effet, il y avait quelque chose de majestueux dans la figure de ce cheval, dans l’union terrible en lui des signes repoussants de la décrépitude, aggravés de la bigarrure du pelage, à l’allure, l’expression d’assurance et de calme, la conscience de la beauté et de la force. Comme une ruine vivante, il était isolé au milieu du pré couvert de rosée et, non loin de lui, on entendait les piaffements, les ébrouements, les hennissements des jeunes, et les cris aigus du troupeau qui se dispersait.


III

Le soleil, déjà au-dessus de la forêt, brillait gaiment sur l’herbe et sur les méandres de la rivière. La rosée diminuait et se condensait en gouttes ; la légère vapeur du matin se dispersait comme une fumée. Les nuages se pommelaient, mais il ne faisait pas encore de vent. Derrière la rivière, s’étendaient les seigles verts, enroulés, et l’on sentait l’odeur de la verdure fraîche et des fleurs ; le coucou chantait dans la forêt, et Nester, allongé sur le dos, calculait combien il avait encore d’années à vivre. Les alouettes voletaient sur le seigle et dans la prairie. Le lièvre retardataire égaré au milieu du troupeau bondissait dans l’espace, s’arrêtait près du buisson et écoutait. Vaska dormait, la tête enfouie dans l’herbe. Les jeunes juments s’écartant de lui encore davantage se perdaient en bas. Les vieilles, en hennissant, faisaient dans la rosée des taches fraîches et choisissaient des places où personne ne les gênait. Mais déjà elles ne mangeaient plus et goûtaient seulement les petites herbes fines. Tout le troupeau, insensiblement, s’avancait dans la même direction.

Et de nouveau, la vieille Jouldiba marchait lentement devant les autres, leur montrant la possibilité d’aller plus loin. La jeune et noire Mouchka, qui avait son premier poulain, hennissait sans cesse et, en levant la queue, s’ébrouait sur son poulain gris. La jeune Atlassnaia, au poil lisse et brillant, la tête tellement baissée que son toupet, noir comme de la soie, lui couvrait le front et les yeux, jouait avec l’herbe et frappait avec sa patte velue mouillée de rosée. Un des poulains plus âgés, imitant sans doute quelqu’un, soulevait pour la vingt-sixième fois sa petite queue courte, galopait autour de sa mère qui, habituée déjà au caractère de son fils, mangeait tranquillement l’herbe et seulement, de temps en temps, lui jetait un regard oblique de son grand œil noir.

Un des plus petits poulains, noir, avec une grosse tête, le toupet en avant, entre les vieilles, la petite queue tournée encore du même côté que dans le ventre de sa mère, l’oreille dressée, fixait ses yeux inexpressifs, sans changer de place, sur le poulain qui galopait, et se reculait sans qu’on sût s’il enviait ou blâmait que l’autre fit ainsi. Quelques-uns tétaient en avançant le nez ; d’autres, on ne sait pourquoi, malgré les appels de leurs mères, couraient d’un petit trot gauche, d’un côté tout opposé, comme s’ils cherchaient quelque chose, et ensuite, on ne sait encore pourquoi, s’arrêtaient et s’ébrouaient d’une voix désespérée et perçante. D’autres, par-ci, par-là, étaient allongés sur le flanc ; d’autres apprenaient à mâcher l’herbe et quelques-uns se grattaient l’oreille avec la patte de derrière. Deux juments, encore pleines, marchaient à part ; elles déplaçaient lentement leurs pattes et mangeaient encore. On voyait que leur état était respecté des autres, et personne, parmi la jeunesse, n’osait venir près d’elles et les déranger. Si une dévergondée voulait les approcher, alors un mouvement de l’oreille et de la queue suffisait pour lui montrer toute l’inconvenance de sa conduite.

Les étalons, les juments d’un an, jouant déjà aux personnages sérieux, sautaient rarement et se réunissaient en joyeuse compagnie. Ils mangeaient l’herbe lentement, en courbant leur long cou de cygne, et comme s’ils avaient eu des queues, en agitaient le tronçon. Comme les grands, quelques-uns se couchaient, se roulaient, ou se grattaient l’un l’autre. La compagnie la plus gaie était formée de juments de deux et trois ans, des célibataires. Elles marchaient presque toutes ensemble et formaient une foule joyeuse de vierges. On entendait parmi elles les piaffements, les cris aigus, les ébrouements, les hennissements. Elles se réunissaient, les têtes des unes sur le dos des autres, se flairaient, sautaient, parfois soulevaient la queue toute droite et, ni trot, ni galop, avec feinte et coquetterie, couraient devant les camarades. La plus belle de toute cette jeunesse, était une polissonne de jument baie. Tout ce qu’elle faisait, les autres le faisaient aussi. Où elle allait, la foule des autres allait aussi. La polissonne était, ce matin, d’humeur particulièrement gaie. L’humeur gaie l’avait empoignée comme elle empoigne les hommes. Encore en buvant, en plaisantant sur le vieux, elle avait couru le long de la rivière ; feignant de s’effrayer de quelque chose, elle reniflait, puis galopait à toutes jambes par la prairie, si bien que Vaska devait courir après elle et les autres qui la suivaient. Ensuite, quand elle eut un peu mangé elle se mit à se rouler, à agacer les vieilles en les devançant, puis ayant séparé un poulain de sa mère, elle se mit à courir après lui, comme pour le mordre. La mère, effrayée, cessa de manger, le poulain cria d’une voix plaintive, mais la polissonne ne le touchait pas, elle l’effrayait seulement et donnait le spectacle à ses compagnes qui regardaient avec sympathie ces taquineries. Ensuite, elle se mit à tourner la tête au cheval gris d’un paysan qui, de l’autre côté de la rivière, traînait la charrue dans un champ de blé. Elle s’arrêta fièrement, un peu de côté, dressa la tête, se secoua, hennit longuement d’une voix douce et tendre. Dans ce hennissement de la polissonne s’exprimaient un sentiment et une certaine tristesse : on y sentait le désir et la promesse de l’amour, et la tristesse de l’attente.

Un râle de genêt, en courant d’un endroit à l’autre dans la rosée épaisse, appelait sa compagne d’une voix passionnée ; le coucou et la caille cherchaient l’amour, et les fleurs s’envoyaient l’une à l’autre, sur l’aile du vent, leur poussière parfumée.

« Et moi aussi, je suis jeune, belle et forte, disait le hennissement de la polissonne, et jusqu’ici je n’ai pas éprouvé la douceur de ce sentiment ; non seulement je ne l’ai pas éprouvée, mais pas un seul amoureux ne m’a encore vue ».

Et le hennissement expressif, triste, jeune, se propageait en bas dans le champ et, de loin, arrivait jusqu’au petit cheval gris. Il dressait les oreilles et s’arrêtait.

Le paysan le frappait de son lapot, mais le petit cheval, charmé du son argentin du hennissement lointain, hennissait aussi. Le paysan se fâcha, le tira par la guide et le frappa d’un tel coup de lapot dans le ventre qu’il n’acheva pas son hennissement et avança. Mais le petit cheval gris ressentait de la douceur et de la tristesse et, des blés lointains, pendant longtemps encore, arrivait jusqu’au troupeau, avec le son d’un hennissement passionné, la voix irritée du paysan.

Si le petit cheval avait pu, au son de cette voix, oublier tout, jusqu’à son service, alors qu’aurait-il fait s’il avait vu la belle polissonne, quand elle l’appelait, les oreilles dressées, les naseaux dilatés, humant l’air, prête à s’élancer, et tremblant de tout son corps jeune et beau ?

Mais la polissonne ne s’attardait pas longtemps à ses impressions. Quand la voix du cheval gris se tut, elle s’ébroua encore et, baissant la tête, se mit à creuser le sol avec son sabot, ensuite elle partit, pour éveiller et agacer le hongre pie.

Le hongre était le martyr et le bouffon de cette jeunesse heureuse. Il souffrait plus par elle que par les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns ni aux autres. C’était nécessaire aux hommes, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils ?


IV

Il était vieux, elles étaient jeunes : il était maigre, elles étaient grasses ; il était triste, elles étaient gaies. Alors c’était un être tout à fait étranger, tout différent, et l’on ne pouvait pas avoir pitié de lui. Les chevaux n’ont pitié que d’eux-mêmes, et il n’y en a guère dans la peau desquels ils puissent entrer.

Il n’était pourtant pas coupable, le hongre pie, d’être vieux, maigre et laid !…

Il semble bien qu’il n’en était pas coupable mais selon le raisonnement des chevaux, il l’était, et ceux qui étaient forts, jeunes, heureux, ceux pour qui tout était l’avenir, ceux de qui l’attente inutile faisait trembler chaque muscle et se soulever la queue comme une barre, ceux-là avaient raison. Le hongre pie le comprenait peut-être lui-même et, à tête reposée, pensait comme eux qu’il était coupable d’avoir terminé déjà sa vie, qu’il lui fallait payer pour cette vie, mais malgré tout, c’était un cheval, et souvent il ne pouvait se retenir d’un sentiment d’offense, de tristesse et d’indignation en regardant toute cette jeunesse qui le punissait pour une fatalité qu’elle subirait aussi plus tard. La cause de la cruauté des chevaux venait aussi d’un sentiment aristocratique. Chacun d’eux, par le père ou la mère, descendait du célèbre Smetanka, et le hongre était d’origine inconnue. C’était un intrus acheté à la foire, trois ans avant, pour quatre-vingts roubles.

La jument brune, comme en se promenant, s’approcha jusque sous le nez du hongre et le poussa. Il y était habitué, et, sans ouvrir les yeux, les oreilles aplaties, il montra les dents. La jument se tourna de l’arrière et feignit de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’éloigna. Il ne voulait déjà plus dormir et se mit à manger. De nouveau la polissonne, suivie de ses camarades, s’approcha du hongre. Une jeune jument de deux ans, très sotte, qui imitait toujours la brune, vint avec elle, et comme tous les imitateurs, se mit à exagérer ce que faisait l’autre. La jument brune, ordinairement, s’approchait comme si elle allait à son affaire, passait sous le nez du hongre sans le regarder, de sorte qu’il ne savait même pas s’il devait se fâcher ou non. Et en effet c’était drôle.

Maintenant elle faisait la même chose, mais l’autre qui marchait derrière elle et qui était déjà particulièrement gaie, frappa le hongre en plein poitrail. De nouveau il montra les dents, poussa un cri, et, avec une vivacité qu’on ne pouvait attendre de lui, se jeta derrière elle et la mordit à la cuisse. La jument chauve frappa de tout son arrière-train les côtes maigres et nues du vieux cheval. Celui-ci renifla même, voulut se jeter de nouveau sur elle, mais il réfléchit, et, en soupirant lourdement, s’éloigna. Naturellement toute la jeunesse du troupeau prit comme une offense personnelle l’audace du hongre pie envers la jument chauve, et, tout le reste de la journée, on l’empêcha absolument de manger, on ne le laissa pas tranquille un moment, si bien que le palefrenier dût les calmer plusieurs fois, sans pouvoir comprendre ce qui se passait parmi eux.

Le hongre était si offensé qu’il s’approcha de lui-même de Nester, quand le vieux se prépara à ramener le troupeau à la maison, et il se sentit plus heureux et plus tranquille, lorsqu’après l’avoir sellé on monta sur lui.

Dieu sait à quoi pensait le vieux hongre en portant sur son dos le vieux Nester. Pensait-il avec amertume à la jeunesse ennuyeuse et cruelle ; ou, avec cette fierté, ce mépris et ce stoïcisme propres aux vieillards, pardonnait-il ces offenses ? Jusqu’à la maison il ne le montrait par aucune réflexion.

Ce soir-là, des amis étaient venus chez Nester, et, en chassant le troupeau devant les izbas des dvorovoï, il remarqua un chariot dont le cheval était attaché au perron. Après avoir fait entrer le troupeau, il se hâta tant, qu’il ne dessella pas le hongre et cria à Vaska de le faire ; il ferma la porte cochère et alla rejoindre ses amis. Était-ce à cause de l’injure faite à la jument chauve, arrière petite-fille de Smetanka, par le « vaurien galeux » acheté à la foire et qui ne connaissait ni père ni mère — et par suite à cause du sentiment aristocratique froissé chez tout le troupeau, ou parce que le hongre, avec sa haute selle sans cavalier, était d’un aspect fantastique pour les chevaux, mais dans la cour quelque chose d’extraordinaire se passa cette nuit-là. Tous les chevaux, jeunes et vieux, en montrant les dents, pourchassaient le hongre dans la cour, et le choc des sabots sur ses côtes maigres retentissait avec de lourds soupirs. Le hongre n’y pouvait plus tenir ; il ne pouvait plus éviter les coups. Il s’arrêta au milieu de la cour. Son visage exprimait la colère, le dégoût, la faiblesse sénile, puis le désespoir. Il aplatit ses oreilles, et tout à coup, il se fit quelque chose qui calma soudain tous les chevaux. La plus vieille jument, Viazopourikha, s’approcha, flaira le hongre et soupira. Le hongre soupira aussi…

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V

Au milieu de la cour éclairée par la lune se dressait la haute et maigre figure du hongre, avec sa grande selle à pommeau. Les chevaux, immobiles et dans un silence profond, l’entouraient, comme s’ils apprenaient de lui quelque chose d’extraordinaire. Et en effet, ils entendaient quelque chose de nouveau et d’inattendu. Voici ce qu’ils apprenaient du hongre…

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LA PREMIÈRE NUIT

— Je suis le fils de Lubeznï 1er et de Baba. Mon nom, d’après la généalogie, est Moujik Ier. Je suis Moujik Ier, d’après la généalogie, et mon nom Kholstomier me fut donné par les gens à cause de mon allure longue et large, inconnue en Russie. Par l’origine, il n’y a pas au monde de cheval supérieur à moi. Je ne vous l’ai jamais dit, à quoi bon, vous ne m’auriez jamais reconnu, pas plus que Viazopourikha qui était avec moi au haras de Khrienovo et qui vient seulement de me reconnaître. Vous ne me croiriez pas n’était le témoignage de Viazopourikha. Je ne vous l’aurais jamais dit, je n’ai pas besoin de la pitié d’un cheval. Mais vous l’avez voulu. Oui, je suis ce Kholstomier que les amateurs cherchaient et ne trouvaient pas. Ce Kholstomier que le comte lui-même connaissait et qu’il a expédié du haras parce que je dépassais son favori Cygne.

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Quand je naquis je ne savais pas ce que signifiait être pie. Je pensais être un cheval. Je me rappelle que la première remarque sur mon pelage me frappa profondément ainsi que ma mère.

Je naquis probablement la nuit. Vers le matin, léché déjà par ma mère, je me tenais sur les pattes. Je me souviens que tout le temps je voulais quelque chose et que tout me semblait à la fois extraordinairement étonnant et très simple. Les écuries étaient chez nous dans de longs corridors chauffés, avec des portes grillées à travers lesquelles on voyait tout.

Ma mère me tendit la mamelle, et moi j’étais encore si innocent que je passais mon nez tantôt sous les pattes de devant, tantôt dans l’auge. Tout à coup ma mère se retourna vers la porte grillée et, soulevant sa patte au-dessus de moi, se recula. Le palefrenier du service de jour regardait dans notre écurie à travers la grille.

— En voilà… Baba a mis bas, dit-il, et il poussa le verrou. Il passa sur la paille fraîche et m’enlaça de ses mains. — Regarde Tarass ! il est pie comme une pie ! — cria-t-il. Je me dégageai et tombai sur les genoux.

— En voilà un petit diable ! — prononça-t-il. Ma mère s’inquiéta, mais n’essaya pas de me défendre et seulement, en soupirant lourdement, lourdement, se recula un peu de côté. Les palefreniers arrivèrent et se mirent à me regarder. L’un d’eux courut annoncer le fait au palefrenier chef.

Tous riaient en regardant mes taches pies et me donnaient divers noms étranges. Non seulement je ne comprenais pas ce que signifiaient ces mots, mais ma mère non plus. Jusqu’ici, parmi tous nos parents il n’y avait pas eu un seul pie ; mais nous ne pensions pas qu’il y eût à cela quelque chose de mauvais. Et tout le monde louait ma corpulence et ma force.

— Ah ! comme il est vif, — dit le palefrenier, — on ne peut pas le retenir.

Bientôt après le chef palefrenier était là et examinait mon pelage ; il semblait même attristé.

— Qu’est-ce qui nous a donné un tel monstre ! dit-il. Le général ne le laissera pas dans le haras. — Eh ! Baba, tu m’as bien arrangé ! fit-il à ma mère. Valait mieux un chauve qu’une pie.

Ma mère ne répondit rien et comme toujours en pareil cas, soupira de nouveau.

— Et de quel diable est-il né ? C’est comme un moujik, — continua-t-il. — On ne peut pas le laisser dans le haras, c’est une honte ! Et il est beau, très beau ! — disait-il et disaient tous en me regardant.

Quelques jours plus tard le général vint en personne. Il m’examina, et de nouveau, tous semblaient terrifiés de quelque chose et nous insultaient, moi et ma mère, pour la couleur de mon pelage. — Et il est beau, très beau, — disaient tous ceux qui me voyaient.

Jusqu’au printemps nous vécûmes dans le haras, tous séparés, chacun près de sa mère, seulement, parfois, quand la neige des toits commença à fondre au soleil, on nous laissait sortir avec nos mères dans la large cour couverte de paille fraîche. Là, pour la première fois, je connus tous mes parents proches et éloignés. Là je voyais sortir de diverses portes les juments célèbres de ce temps avec leurs poulains. Là se trouvaient la vieille Hollandaise, Mouchka la fille de Smetanka, Krasnoukha, Dobrokhotikha, le cheval de selle ; toutes les célébrités d’alors se réunissaient ici avec leurs poulains, se promenaient au soleil, se couchaient sur la paille fraîche, se flairaient comme de simples chevaux. Je ne puis oublier, jusqu’à présent la vue de ce haras plein des belles de ce temps. Ça vous semble étrange de penser et de croire que j’étais jeune et vif, mais c’était ainsi…

Là se trouvait cette même Viazopourikha, qui était alors une poulaine d’un an, une petite poulaine charmante, gaie, vive, et, soit dit sans l’offenser, bien qu’elle ne soit pas maintenant considérée comme une rareté, par le sang, elle était alors parmi les pires. Elle même vous le dira.

Mon bariolage, qui déplaisait tant aux hommes, plaisait beaucoup à tous les chevaux.

Tous m’entouraient, m’admiraient et jouaient avec moi. Je commençais à oublier la parole des hommes sur mon tatouage et me sentais heureux. Mais bientôt j’éprouvais une première douleur et ma mère en était la cause. Quand déjà, la neige commençait à fondre, que les moineaux pépiaient sur les auvents, que dans l’air le printemps commençait à se faire sentir fortement, les relations entre ma mère et moi changèrent.

Son caractère était méconnaissable. Tantôt, sans aucune cause, elle se mettait à jouer en courant dans la cour, ce qui n’allait point du tout à son âge respectable ; tantôt elle demeurait pensive, et se mettait à s’ébrouer ; tantôt elle battait, mordait ses sœurs ; tantôt elle me flairait en hennissant, mécontente ; tantôt elle allait au soleil, posait sa tête sur l’épaule de sa cousine germaine Kouptchikha, et longtemps, pensivement, lui grattait le dos et me repoussait de ses mamelles. Un jour le palefrenier chef vint et ordonna de lui mettre le mors et de l’emmener dans l’enclos. Elle hennit ; je lui répondis et me jetai derrière elle, mais elle ne se tourna pas vers moi. Le cocher Tarass me saisit pendant qu’on refermait la porte sur ma mère qui partait.

Je m’élançai, je renversai le palefrenier dans la paille, mais la porte était fermée et je n’entendais que le hennissement de plus en plus lointain de ma mère, et dans ce hennissement je ne sentais plus l’appel, mais une autre expression. À sa voix, répondit, de loin, la voix puissante que je reconnus après, celle de Dobrï premier, que deux palefreniers amenaient au rendez-vous avec ma mère.

Je ne me rappelle pas comment Tarass sortit de l’enclos. J’étais très triste et je sentais que j’avais perdu pour toujours l’amour de ma mère.

« Et tout cela parce que je suis pie», pensai-je en me rappelant les paroles des gens à propos de mon pelage ; et je fus pris d’une telle colère que je commençai à me frapper la tête et les genoux contre les murs de l’écurie, et je fis cela jusqu’à ce que, tout en sueur, je succombasse à la fatigue.

Quelque temps après, ma mère revint près de moi : je l’entendis arriver à l’écurie par le couloir, au trot, et d’une allure pas habituelle. On lui ouvrit la porte ; je ne la reconnus pas tant elle était rajeunie et embellie. Elle me flaira, s’ébroua et se mit à crier. À tout son aspect je compris qu’elle ne m’aimait plus.

Elle me parla de la beauté de Dobrï et de son amour pour lui. Leurs rendez-vous continuèrent, et mes relations avec ma mère devinrent de plus en plus froides.

Bientôt on nous lâcha sur l’herbe. À ce moment je connus de nouvelles joies qui me consolèrent de la perte de l’amour de ma mère. J’avais des amis et des camarades. Nous savions maintenant manger de l’herbe, hennir comme les grands et, soulevant la queue, sauter en cercle autour de nos mères. C’était l’heureux temps. On me passait tout : tous m’aimaient, m’admiraient et regardaient avec indulgence tout ce que je faisais.

Ça ne dura pas longtemps.

C’est alors qu’il m’arrivera quelque chose d’horrible… »

Le hongre soupira lourdement et s’éloigna des chevaux.

L’aube montait depuis déjà longtemps. Les portes grincèrent. Nester entra. Les chevaux se séparèrent. Le palefrenier arrangea la selle sur le hongre et emmena le troupeau.


VI

LA DEUXIÈME NUIT

Dès que les chevaux furent enfermés, de nouveau ils s’arrêtèrent autour du cheval pie.

— Au mois d’août, on me sépara de ma mère, — continua le cheval pie — mais je n’en eus point de chagrin particulier, j’avais remarqué que ma mère portait déjà mon frère cadet, le célèbre Oussane, et je n’étais plus pour elle ce que j’étais autrefois. Je n’étais pas jaloux, je me sentais devenir plus froid envers elle. En outre, je savais qu’en quittant ma mère, je rentrerais dans la section commune des poulains où nous étions par deux ou trois, et chaque jour, toute la bande sortait dehors. J’étais dans le même box que Milï. Milï était un cheval de selle, plus tard l’empereur lui-même le monta, et on l’a représenté dans des tableaux et des statues. C’était alors un simple poulain aux poils brillants, doux, au cou de cygne, aux jambes unies et fines comme des cordes. Il était toujours gai, aimable ; il était toujours prêt à jouer, à lécher ou à plaisanter sur les chevaux et les hommes. Forcément, en vivant ensemble, nous devînmes amis, et cette amitié dura toute notre jeunesse.

Il était gai et frivole. Il commençait déjà d’aimer à jouer avec les jeunes juments et se moquait de mon innocence. Et pour mon malheur, par amour-propre, je commençai à l’imiter, et bientôt je me laissai aller à l’amour. Ce penchant précoce fut la cause du plus grand événement de ma vie. Il m’arriva de me laisser entraîner… Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous étions particulièrement amis, mais à la fin de l’automne, je remarquai qu’elle commençait à me fuir…

Mais je ne raconterai pas toute cette malheureuse histoire de mon premier amour. Elle se rappelle elle-même ma passion folle qui s’est terminée par le plus grand changement de ma vie. Les palefreniers se mirent à la chasser et à me battre. Le soir on me mit dans un box à part. Je hennis toute la nuit, comme si je pressentais l’événement du lendemain.

Le matin, dans le couloir de mon box, arrivèrent le général, le palefrenier chef, le cocher, et ce fut un vacarme effrayant. Le général criait après le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonné de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein gré. Le général promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier.

Le palefrenier jura de faire tout ; ils se turent et s’en allèrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose…

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Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait à mes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis à réfléchir. D’abord j’avais un dégoût de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus à jouer. Parfois il me venait en tête de sauter, de hennir, mais aussitôt se présentait la question terrible : Pourquoi ? Pourquoi ? Et mes dernières forces se perdaient.

Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussière avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrêtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palefrenier me coupât la nuque, et je me mis à observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je distinguais l’une après l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes même se tournèrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgré moi, par vieille habitude, je me mis à hennir et à trotter, mais mon hennissement était triste, ridicule, insensé. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se détournaient de moi. Évidemment ils éprouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drôle. Mon cou mince, mon expression, ma grande tête (j’avais maigri pendant ce temps), mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne répondit à mon hennissement, tous se détournèrent de moi. Je compris d’un coup à quel point j’étais devenu pour toujours étranger à tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier,

Auparavant déjà j’avais du penchant pour les choses sérieuses, la réflexion ; maintenant une transformation se faisait en moi : ma couleur pie, qui excitait tant de mépris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particulière au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient à réfléchir. Je réfléchis à l’injustice des hommes envers moi parce que j’étais pie ; je réfléchis à la mobilité de l’amour maternel et, en général, de l’amour des femmes, à sa dépendance des conditions physiques et, principalement, je réfléchis aux qualités de cette étrange espèce d’animaux auxquels nous sommes si étroitement liés et que nous appelons des hommes. Les particularités qui me faisaient une situation spéciale au haras, je les sentais mais ne pouvais les comprendre.

La signification de cette particularité et des qualités des hommes sur quoi elle se basait, me fut donnée par la circonstance suivante : C’était l’hiver, pendant les fêtes ; de la journée on ne m’avait donné ni à manger ni à boire ; j’ai su depuis que mon palefrenier s’était enivré. Le même jour le palefrenier en chef entra chez moi, vit que je n’avais pas de nourriture, et se mit à injurier le palefrenier qui n’était pas présent, puis s’en alla.

Le lendemain, le palefrenier vint dans notre box, avec un camarade, pour nous donner du foin. Je remarquai qu’il était particulièrement pâle et triste, il y avait surtout dans l’expression de son long dos quelque chose d’important qui excitait la compassion.

Il jeta, avec colère, le foin dans le râtelier ; je poussai ma tête à travers son épaule, mais il me donna un si fort coup de poing sur le museau que je m’écartai. Il me lança aussi un coup de botte sous le ventre.

— Sans ce vilain, dit-il, rien n’arriverait.

— Quoi ? demanda l’autre palefrenier.

— Il ne s’inquiète pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour.

— Lui a-t-il donné le cheval pie ? — demanda l’autre.

— Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donné. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilà, comment a-t-on osé ne pas donner à manger à son poulain ! Couche-toi, dit-il, et il commence à me battre ! C’est pas un chrétien ! Il a plus de pitié pour la bête que pour l’homme. Il ne porte pas la croix évidemment ! Barbare ! Il a compté lui-même ! Le général n’a pas tant fouetté. Il m’a dessiné tout le dos. Non, il n’a pas l’âme chrétienne.

J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles : son poulain, le poulain à lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre. Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a séparé des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelât la propriété d’un homme. Les mots « mon cheval » se rapportaient à moi, un être vivant ; cela me semblait aussi étrange que les paroles « ma terre », « mon air », « mon eau. »

Mais ces paroles eurent sur moi une grande influence.

J’y pensai sans cesse et, longtemps après, par les rapports les plus divers avec les hommes, je compris enfin la signification qu’ils attribuaient à ces expressions étranges. Voici leur signification : les hommes ne se guident pas dans la vie par des actes, mais par des paroles. Ils aiment moins la possibilité de faire ou de ne pas faire quelque chose, que celle de parler de divers objets avec des paroles convenues entre eux. Les paroles qu’ils regardent comme très importantes sont : mon, mien. Ils les disent de divers objets, de divers êtres, de diverses choses, même de la terre, des hommes, des chevaux. Ils conviennent que pour une certaine chose un seul homme dira ma. Et celui qui, selon ce jeu convenu entre eux, dit : mon, sur le plus grand nombre de choses, celui-ci est considéré comme le plus heureux. Pourquoi cela, je ne sais, mais c’est ainsi. Depuis longtemps j’essayais de me l’expliquer par des avantages directs mais c’était inexact. Par exemple, beaucoup de ces gens qui m’ont appelé leur cheval n’ont pas monté sur moi, mais d’autres me montaient. Ce n’étaient pas eux non plus qui me nourrissaient, mais d’autres ; ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient « leur cheval » qui me faisaient du bien, mais le palefrenier, le vétérinaire et, en général, des étrangers.

Dans la suite, en élargissant le cercle de mes observations, je me suis convaincu que ce n’est pas seulement envers nous, chevaux, que la conception mon n’a d’autre base que l’instinct bas et grossier appellé par les hommes le sentiment ou le droit de propriété. L’homme dit : « ma maison » et il ne l’habite jamais et se soucie seulement de sa construction et de son entretien. Le marchand dit : ma boutique, « ma boutique de drap » et il n’a pas l’habit du meilleur drap qui se trouve dans sa boutique.

Il y a des hommes qui appellent la terre la leur, et qui n’ont jamais vu cette terre, qui n’y ont pas marché. Il y a des hommes qui appellent miens d’autres hommes et qui n’ont jamais vu ces hommes, et tout leur rapport envers ces hommes, consiste à leur faire du mal.

Il y a des hommes qui appellent des femmes, « leur femme » ou « leur épouse », et ces femmes vivent avec d’autres hommes. Et les hommes aspirent à la vie non pour faire ce qu’ils jugent bon, mais pour appeler sien le plus grand nombre de choses.

Je suis convaincu maintenant que c’est là la différence essentielle entre nous et les hommes. C’est pourquoi, sans parler déjà de nos autres supériorités sur les hommes, par cela seul nous pouvons dire hardiment que dans l’échelle des êtres vivants nous sommes supérieurs aux hommes. L’activité des hommes, au moins de ceux avec qui je fus en rapport, est guidée par les paroles, et la nôtre par les actes.

Et voilà ce droit de dire de moi « mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du général ; c’est pourquoi il avait fouetté l’autre palefrenier.

Cette découverte me frappa profondément et, jointe aux idées et raisonnements que suggérait aux hommes mon pelage pie, aux réflexions provoquées en moi par la trahison de ma mère, elle fit de moi le hongre sérieux et profond que je suis.

J’étais triplement malheureux : j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non à Dieu et à moi-même, comme tout être vivant, mais au palefrenier chef.

Les conséquences de ce qu’ils avaient imaginé sur moi étaient multiples. La première c’est qu’on me tenait à part, j’étais mieux nourri, mené plus souvent par la bride et attelé plus tôt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la première fois. Je me rappelle que la première fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit à m’atteler. Attendant de ma part révolte ou résistance, ils m’avaient entravé avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachèrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derrière. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon désir et mon amour du travail.

Ils s’étonnaient que je me laissasse atteler comme un vieux cheval. On se mit à me promener et, je m’exerçai à trotter. Mes progrès augmentaient de jour en jour, de sorte que, trois mois après, le général lui-même et beaucoup d’autres louaient mon allure. Mais, chose étrange, précisément parce qu’ils s’imaginaient que je n’étais pas à moi, mais au palefrenier chef, mon allure prenait pour eux une tout autre importance. Mes frères, les trotteurs, étaient promenés dans des champs de course. On mesurait combien ils pouvaient porter ; on allait les regarder dans des cabriolets dorés ; on les couvrait de mantes de prix. Moi j’étais attelé au simple drojki du palefrenier chef, et j’allais, pour ses affaires, à Tchesmenka et autres hameaux. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout, parce que, d’après leur opinion, je n’étais pas au comte mais au palefrenier chef.

Demain, si nous sommes de ce monde, je vous raconterai la conséquence principale qu’eut pour moi ce droit de propriété que s’attribuait le chef palefrenier. »




Tout ce jour les chevaux se montraient respectueux envers Kholstomier, mais la conduite de Nester restait aussi grossière. Le poulain gris du moujik, en se rapprochant du troupeau, hennissait et la jument grise coquetait de nouveau.


VII

LA TROISIÈME NUIT

La nouvelle lune venait de naître et son mince croissant éclairait la figure de Kholstomier qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux se pressaient autour de lui.

— La principale conséquence, étonnante pour moi, de ce fait que je n’étais ni au comte, ni à Dieu, mais au palefrenier, — continua le cheval pie, — c’est que mon plus grand mérite : mon allure vive, devint la cause de mon exil.

On promenait Cygne sur la piste et le palefrenier en chef, qui venait avec moi de Tchesmenka, s’arrêta avec moi près de la piste. Cygne passait devant nous. Il trottait bien mais quand même il s’en croyait. Il n’avait pas en lui cette vivacité que j’avais moi : dès qu’une patte se posait, l’autre se soulevait instantanément ; pas trace du moindre effort ; chaque effort faisait avancer.

Cygne passa devant nous, je m’avançai sur la piste. Le palefrenier ne me retenait pas.

— Quoi ! ne faut-il pas mesurer mon cheval pie ? cria-t-il.

Et quand Cygne se trouva pour la seconde fois sur la même ligne que moi, il me laissa. Cygne avait déjà de l’entraînement, c’est pourquoi je fus en retard au premier tour. Mais au second, j’avais regagné de la distance ; je m’approchai du drojki, puis le rejoignis et le dépassai. On fit une seconde expérience : la même chose. J’étais plus vif. Cette circonstance horrifia tout le monde. Le général exigea qu’on me vendît au plus vite et le plus loin possible pour qu’on n’entendît pas parler de moi. « Autrement le comte le saura et ce sera un malheur ! » disait-il. Et l’on me vendit à la foire, à un maquignon. Je restai peu de temps chez le maquignon. Un hussard envoyé pour la remonte m’acheta. Tout cela était si injuste, si cruel, que j’étais heureux quand on m’emmena du haras de Khrienovo et qu’on me sépara pour toujours de ceux qui m’étaient chers et proches. Je souffrais trop parmi eux. Amour, honneur, liberté, ils avaient tout, et moi : travail, humiliation, travail jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi ? Parce que j’étais pie et qu’à cause de cela je devais être le cheval de n’importe qui… »

Kholstomier ne put en raconter plus long ce soir-là. Un événement qui troubla tous les chevaux se produisait dans l’enclos. Kouptchikha, la jument pleine, très en retard, qui d’abord écoutait le récit, se tourna tout à coup, partit lentement vers le hangar et se mit à gémir si haut que tous les chevaux y firent attention. Ensuite, elle se coucha, se releva et se coucha de nouveau. Les vieilles juments comprenaient ce qu’elle avait, mais les jeunes étaient émues, s’éloignaient du hangar et entouraient la malade. Le matin un nouveau poulain, chancelant sur ses petites pattes, était né. Nester appela le palefrenier ; la jument et son poulain furent emmenés à l’écurie, et les chevaux partirent à la prairie, sans eux.


VIII

LA QUATRIÈME NUIT

Le soir quand les portes furent fermées, que tout devint calme, le cheval pie continua ainsi :

— En passant ainsi de mains en mains, j’ai réussi à beaucoup observer les hommes et les chevaux. Où je restai le plus longtemps, ce fut chez deux maîtres : un prince, officier des hussards, ensuite une vieille femme qui habitait près de l’église de Saint-Nicolas. — Chez l’officier de hussards je passai le meilleur temps de ma vie.

Bien qu’il fut la cause de ma perte, bien qu’il n’aimât jamais rien ni personne, je l’aimais, et je l’aimais précisément pour cela.

Ce qui me plaisait en lui c’est qu’il était beau, heureux, riche, et n’aimait personne. Vous comprenez, c’est notre sentiment élevé de cheval ! Sa froideur, ma dépendance de lui, donnaient une force particulière à mon amour pour lui : « Tue-moi, — pensais-je dans nos beaux jours — j’en serai heureux ! »

Il m’acheta chez le maquignon à qui le palefrenier m’avait vendu huit cents roubles. Il m’acheta parce qu’il n’avait pas de pie. Ce fut mon meilleur temps. Il avait une maîtresse. Je le savais parce que chaque jour je le menais chez elle et que, parfois, je les promenais ensemble.

Sa maîtresse était une beauté ; lui aussi était beau, et son cocher aussi, et à cause de cela je les aimais tous, j’étais enchanté de la vie. Ma vie se passait ainsi : le matin, l’aide-palefrenier venait me nettoyer, pas le palefrenier lui-même, mais son aide, c’était un jeune garçon pris parmi les paysans. Il ouvrait la porte, faisait sortir la vapeur, ôtait le fumier, la couverture, et commençait à me gratter le corps avec une brosse, et avec une étrille, il marquait des taches blanches sur les poutres du parquet creusées par des crampons. En plaisantant, je mordais ses manches et frappais du pied. Ensuite on nous amenait l’un après l’autre vers un baquet d’eau froide, et le garçon admirait les taches pies, lissées, résultat de son travail, la jambe droite comme une flèche avec un large sabot, et la croupe luisante et le dos large au point de s’y coucher. Derrière le haut râtelier, on mettait du foin, et dans l’auge de chêne, l’avoine. Théophane arrivait, puis le palefrenier en chef.

Le maître et le cocher se ressemblaient. Tous les deux n’avaient peur de rien et n’aimaient personne, sauf eux-mêmes, et pour cela tous les aimaient. Théophane était vêtu d’une blouse rouge, d’un pantalon de coton et d’une poddiovka[13]. Je l’aimais quand, aux jours de fêtes, pommadé, en poddiovka, il entrait dans l’écurie et criait :

— « Eh bien, animal, as-tu oublié ! » Et il me poussait la jambe avec le manche de la fourche. Il ne poussait jamais fort, mais pour plaisanter. Moi, je comprenais aussitôt la plaisanterie et, en couchant l’oreille, je claquais des dents.

Chez nous, il y avait un trotteur noir ; la nuit on m’attelait avec lui. Ce Polkane ne comprenait pas la plaisanterie ; il était tout simplement méchant comme un diable Je me trouvais à côté de lui, dans l’écurie, et il lui arrivait de me mordre pour tout de bon. Théophane n’avait pas peur de lui. Il lui arrivait de s’approcher et de pousser un cri ; on aurait dit qu’il voulait le tuer. Non, rien, et Théophane lui mettait le licou.

Une fois, étant attelé avec lui, nous nous sommes emballés au Pont-des-Maréchaux. Ni le maître, ni le cocher n’étaient effrayés. Ils riaient, criaient après les gens, se retournaient en se retenant, et comme ça, personne n’était écrasé. À leur service j’ai perdu mes meilleures qualités et la moitié de ma vie. C’est là qu’on m’a gavé de breuvage et abîmé les jambes…

Mais, malgré tout, c’était le meilleur temps de ma vie ! À midi on venait, on attelait, graissait les sabots, mouillait le toupet et la crinière et l’on me poussait entre les brancards.

Les traîneaux étaient en roseaux tressés recouverts de velours ; les harnais avaient de petits anneaux d’argent ; les guides étaient en soie, et, pendant un temps, j’avais un filet. L’attelage était tel que, quand toutes les courroies étaient bouclées et arrangées, on ne pouvait distinguer où se terminait l’attelage et où commençait le cheval. On attelait toujours dans le hangar. Il arrivait que Théophane, le derrière plus large que les épaules, une ceinture rouge sous les aisselles, inspectait l’attelage, s’asseyait, réparait son cafetan, mettait ses pieds sur l’étrier, plaisantait, mettait en travers, comme toujours, le fouet avec lequel il ne me touchait presque jamais et qu’il portait seulement comme ça, par convenance, et disait : « Va ! » Et en jouant à chaque pas je sortais de la porte cochère. Une cuisinière qui était entrée pour jeter les ordures, s’arrêtait au seuil ; un paysan qui apportait du bois s’arrêtait aussi et regardait, les yeux grands ouverts. Il sortait, faisait quelques pas et s’arrêtait ; les valets sortaient, les cochers arrivaient ; les conversations commençaient. On attend, toujours. Parfois nous restions trois heures près du perron.

Nous tournions de temps en temps, puis nous nous arrêtions de nouveau.

Enfin, on entendait du bruit dans le vestibule. En habit, paraissait le gris Tikhone, avec son gros ventre. « Approche ! » On n’avait pas encore cette sotte habitude de dire : « En avant ! » comme si je ne savais pas qu’on ne va pas en arrière mais en avant !… Théophane claquait des lèvres, s’approchait et le prince sortait rapidement, négligemment comme s’il n’y avait rien que de très naturel à ses traîneaux, à son cheval, même à Théophane qui voûtait son dos et tendait les bras d’une telle façon, qu’il semblait qu’on ne put les tenir longtemps ainsi. Le prince sortait en manteau à col de loutre argentée qui cachait son visage beau et rouge, aux sourcils noirs, qu’il n’eût jamais fallu cacher. Il sortait en faisant du bruit avec son sabre, ses éperons, avec les quartiers de cuivre de ses galoches. En passant sur le tapis, comme s’il se hâtait, il ne faisait aucune attention ni à moi, ni à Théophane, mais à ce fait que tout le monde, sauf lui-même, le regardait et l’admirait.

Théophane claquait des lèvres, moi je m’habituais aux guides, et, honnêtement, nous allions au pas et nous arrêtions. Je regarde le prince de côté, hoche ma belle tête et mon fin toupet… Le prince est de bonne humeur, parfois il plaisante avec Théophane. Théophane, sa belle tête tournée à peine, répond et, sans bouger les mains, fait un mouvement des guides à peine visible, mais que je comprends. Une, deux, trois… mon allure est de plus en plus large ; en tressaillant de chaque muscle, je jette la neige avec la boue sur le devant du traîneau. Dans ce temps, on n’avait pas aussi la sotte habitude d’aujourd’hui de crier : « Oh ! » comme si le cocher se trouvait mal, mais le compréhensible : « Va ! prends garde ! va ! »

— Va, prends garde ! crie Théophane, et les gens s’écartent et s’arrêtent et tournent la tête pour admirer le beau hongre, le beau cocher et le beau maître…

J’aimais surtout à dépasser un trotteur. Quand de loin, avec Théophane, nous apercevions un attelage digne de nos efforts, en courant comme le vent, nous l’approchions de plus en plus. Lançant déjà la boue derrière le traîneau je rejoignais le voyageur. Je m’ébrouais au dessus de sa tête. J’étais au même rang que l’autre, qui disparaissait à ma vue et, derrière, je n’entendais plus que des sons de plus en plus lointains. Et le prince, Théophane et moi, nous nous taisions et avions l’air d’aller tout simplement à notre affaire sans remarquer les chevaux lambins que nous rencontrions en chemin. J’aimais dépasser un beau trotteur, mais j’aimais aussi me rencontrer avec lui. Une minute, un son, un regard, nous sommes déjà séparés, et, de nouveau, isolés chacun de notre côté…

Les portes grincèrent ; les voix de Nester et de Vaska se firent entendre.


IX

LA CINQUIÈME NUIT

Le temps commençait à changer. Il était sombre. Le matin il n’y avait pas de rosée, mais il faisait lourd et les moucherons s’accrochaient. Aussitôt que le troupeau fut arrivé, les chevaux se réunirent autour du cheval pie qui termina ainsi son histoire :

— Cette vie heureuse cessa bientôt. Je vécus ainsi seulement deux années. À la fin du deuxième hiver, il m’arriva l’événement le plus heureux pour moi et, après cela, mon plus grand malheur.

C’était pendant le carême, j’avais amené le prince aux courses. Atlasnï et Bitchok couraient. Je ne sais pas ce qu’ils faisaient là-bas dans le pavillon, mais je sais qu’il sortit et ordonna à Théophane de me mettre sur la piste. Je me rappelle qu’on me mit sur la piste, on me plaça et on plaça Atlasnï. Atlasnï était attelé au petit traîneau de course et moi au traîneau de ville. Au premier tour je le dépassai : cris et acclamations d’enthousiasme me saluèrent. Quand on me promena, la foule me suivit. Cinq personnes proposèrent au prince des milliers… Il se contenta de rire en montrant ses dents blanches.

— Non, dit-il, ce n’est pas un cheval, c’est un ami. Je ne le donnerais pas pour un monceau d’or. Au revoir, messieurs !

Il ouvrit le tablier et s’assit.

— À Ostojenka !

C’était la demeure de sa maîtresse, et nous volons… C’était notre dernier jour de bonheur. Nous arrivâmes chez elle. Il l’appelait la sienne, et elle en aimait un autre, elle était partie avec lui. Il apprit cela chez elle, dans son appartement. Il était cinq heures. Sans me dételer il partit la chercher. Ce qui n’était jamais arrivé, on me fouetta et l’on me lança au galop.

Pour la première fois je butai, et, honteux voulus me rattraper. Mais tout à coup j’entends le prince qui crie d’une voix changée : Frappe ! Et le fouet siffle et me cingle… Je galopais et frappais des pattes sur le devant du traîneau. Nous l’avons rejointe à vingt-cinq verstes. Je l’amenai, mais tremblai toute la nuit, et ne pus rien manger. Le matin on me donna de l’eau. Je bus, et pour toujours j’avais cessé d’être le cheval que j’étais, j’étais malade. On m’a tourmenté, estropié, soigné, comme disent les hommes. Mes sabots ont tombé, j’ai eu des tumeurs, mes jambes se sont courbées, mon poitrail s’est enfoncé, et tout mon corps est devenu mou et faible. On me vendit à un maquignon. Il me fit manger des carottes et encore quelque autre chose, il me fit méconnaissable afin de pouvoir tromper sur mon compte quelqu’un peu connaisseur. Je n’avais ni force, ni allure.

En outre, le maquignon me tourmentait ainsi : aussitôt que venaient des acheteurs, il entrait dans mon écurie et commençait à me frapper avec un grand fouet et à m’effrayer, si bien qu’il m’amenait jusqu’à la fureur. Ensuite, il effaçait les traces du fouet et me faisait sortir.

Une vieille femme m’acheta chez le maquignon. Elle allait toujours à l’église Saint-Nicolas et faisait fouetter son cocher. Le cocher pleurait dans ma stalle, et je reconnus que les larmes ont un goût agréable, salé. Puis la vieille mourut. Son gérant me prit à la campagne et me vendit à un marchand du village. Une fois, ayant mangé trop de froment, je tombai malade et devins pire. On me vendit à un paysan. Là, je labourais et mangeais à peine ; on me blessa la patte avec une faux. De nouveau, je tombai malade. Un bohémien m’échangea. Il me fit souffrir horriblement et enfin me vendit au gérant d’ici. Et maintenant je suis là… »

Tous se turent, la pluie commençait à tomber.


X

En rentrant à la maison, le lendemain soir, le troupeau rencontra le maître avec un hôte. Jouldiba, en approchant de la maison, aperçut de côté, deux hommes : l’un était le jeune maître, en chapeau de paille ; l’autre, grand, gros, essoufflé, était un militaire.

La vieille regarda les hommes de côté, et, en s’écartant un peu, passa près d’eux. Les autres, la jeunesse, s’agitèrent surtout quand le maître et son hôte entrèrent exprès au milieu des chevaux en se désignant quelque chose et causant.

— Voilà, celle-ci, je l’ai achetée chez Voiéïkov, la pommelée, — dit le maître.

— Et celle-ci, la jeune noire, aux pattes blanches, chez qui ? Elle est belle, — dit l’hôte.

Ils parlaient de beaucoup de chevaux, s’arrêtant devant certains. Ils remarquèrent aussi la jument brune.

— Elle m’est restée des chevaux de selle du haras de Khrienovo, — dit le maître.

Ils ne pouvaient regarder tous les chevaux en mouvement.

Le maître appela Nester, et le vieillard, en piquant des talons les côtes du cheval pie, accourut au trot. Le hongre boitait d’une patte, mais courait de telle façon qu’on voyait, qu’en aucun cas, il ne se révolterait, même si on lui ordonnait de courir de toutes ses forces au bout du monde. Il était même prêt à courir au galop et essayait de le faire de la jambe droite.

— Voilà, je puis affirmer, qu’il n’y a pas en Russie, une meilleure jument, — dit le maître en désignant l’une des juments. L’hôte fit des compliments au maître qui s’agitait, marchait, courait, montrait, racontait la généalogie de chaque cheval. L’hôte en avait évidemment assez d’écouter le maître et il inventait des questions pour faire croire qu’il y prenait de l’intérêt.

— Oui, oui ! — disait-il distraitement.

— Regardez donc, — disait le maître, sans répondre, — regardez les jambes… ça m’a coûté cher ; et le troisième étalon qu’elle a produit court déjà chez moi.

— Et il court bien ? — demanda l’hôte.

Ils discutaient ainsi sur chaque cheval et il n’y avait plus rien à montrer. Ils se turent.

— Eh bien, quoi, allons ?

— Allons.

Ils se dirigèrent vers la porte cochère.

L’hôte, content que cette démonstration fût terminée et d’aller à la maison où il pourrait manger, boire, fumer, devenait plus gai. En passant devant Nester qui, monté sur le cheval pie, attendait encore des ordres, l’hôte frappa de sa large main épaisse la croupe du cheval.

— En voilà un bigarré ! — dit-il. J’ai eu un pareil cheval pie ; tu te rappelles. Je t’en ai parlé.

Le maître, du moment qu’on ne parlait pas de ses chevaux, n’écoutait plus ; il se retournait et continuait à regarder le troupeau.

Tout à coup un bruit faible, sénile éclata à son oreille. C’était le hongre pie qui s’ébrouait. Mais il n’acheva pas et, comme honteux, s’interrompit.

Ni le maître, ni l’hôte ne firent attention à cet ébrouement, et ils partirent à la maison. Dans le vieillard décrépit, Kholstomier avait reconnu son ancien maître aimé : le brillant, beau et riche Serpoukhovskoï.


XI

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La pluie continuait à tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais dans la maison du maître, c’était tout autre chose. Chez le maître, un thé luxueux était préparé dans un luxueux salon. La maîtresse était assise devant le thé avec le maître du logis et l’hôte.

La maîtresse, enceinte, ce qui était très visible à son ventre soulevé, à sa pose maintenue droite par la grossesse et surtout, aux yeux qui regardaient en soi avec douceur et importance, était assise devant le samovar.

Le maître tenait à la main une boîte de cigares, vieux de dix ans qui, selon son dire, étaient uniques, et il se préparait à se vanter devant son hôte. Le maître était un bel homme de vingt-cinq ans, frais, dorloté, bien peigné. Il portait à la maison un habit neuf, ample, épais, fait à Londres. À sa chaîne de montre pendaient des breloques grandes et chères. Les boutons de manchettes étaient grands aussi, en or, ornés de turquoises. Il portait la barbe à la Napoléon III, et la pointe de ses moustaches était pommadée et dressée comme on pouvait le faire seulement à Paris.

La maîtresse avait une robe de soie à grosses fleurs bariolées. De grosses épingles d’or retenaient d’épais cheveux blonds, pas tous à elle ; ses mains étaient chargées de bracelets et de bagues très chers.

Le samovar était en argent ; le service très fin. Le valet, éblouissant, en habit, gilet blanc, cravate neuve, se tenait près de la porte, comme une statue, en attendant des ordres. Le meuble était courbé et clair, le papier foncé à grosses fleurs. Autour de la table, une levrette excessivement fine, qu’on appelait d’un nom anglais prétentieux, très mal prononcé par les maîtres qui ne savaient pas l’anglais, faisait du bruit près de la table, avec son collier en argent. Dans un coin, garni de plantes, était placé un piano incrusté. On voyait en tout le luxe neuf et rare. Tout était très bien, mais il y avait sur tout un cachet de superflu, de richesse, et d’absence d’intérêt intellectuel.

Le maître du logis, un amateur de chevaux de courses, était fort et sanguin, un de ces hommes dont l’espèce existe toujours, qui portent des pelisses de zibeline, jettent aux actrices des fleurs très chères, boivent le vin le plus renommé, non le meilleur, descendent à l’hôtel le plus cher, font des cadeaux avec leur nom gravé et entretiennent la femme le plus en vue…

L’hôte, Nikita Serpoukhovskoï, était un homme de plus de quarante ans, grand, gros, chauve, aux longues moustaches et aux longs favoris. Il avait dû être très beau, maintenant, il était visiblement décrépit physiquement, moralement et pécuniairement.

Il avait tant de dettes qu’il avait dû servir pour ne pas être enfermé. Il était maintenant chef des haras d’État dans un chef-lieu de province. Des parents influents lui avaient procuré cette place.

Il était vêtu d’un veston militaire d’été et d’un pantalon bleu. Veston et pantalon étaient tels que personne, sauf un richard, ne pouvait se les permettre ; de même pour le linge. Il avait aussi une montre anglaise ; ses bottes avaient des semelles extraordinaires, de l’épaisseur d’un doigt.

Nikita Serpoukhovskoï avait dépensé une fortune de deux millions et devait encore cent vingt mille roubles. Il reste toujours, de tels morceaux, un certain train de vie qui donne le crédit et la possibilité de vivre presque luxueusement encore une dizaine d’années.

Et ces dix ans touchaient à leur terme, et Nikita commençait à devenir triste. Il commençait à boire, c’est-à-dire à s’enivrer de vin, ce qui, auparavant, ne lui arrivait pas, car à proprement parler jamais il ne commença ni ne cessa de boire. On remarquait surtout sa déchéance dans l’inquiétude du regard, dans la mollesse des intonations et des mouvements.

Cette inquiétude frappait parce qu’elle était évidemment récente, parce qu’il était évident que, pendant toute sa vie, il n’avait craint rien et personne, et que maintenant, par de pénibles souffrances, il était arrivé à cette peur si incompatible avec sa nature.

Les maîtres du logis remarquaient cela et se regardaient l’un l’autre en se comprenant ; ils ajournaient seulement jusqu’au lit la discussion des détails à ce sujet, et supportaient le pauvre Nikita, même le flattaient.

La vue du bonheur du jeune maître humiliait Nikita, lui rappelait son passé, perdu à jamais, et le lui faisait envier maladivement.

— Quoi ! Marie, le cigare ne vous gêne pas ? dit-il en s’adressant à la dame, de ce ton particulier, avec une politesse amicale mais pas trop respectueuse, qu’ont les gens du monde en parlant aux femmes entretenues, et qu’ils n’emploient pas avec les dames ; non qu’il voulût la blesser, au contraire, maintenant il voulait plutôt la flatter, elle et son amant, bien qu’il ne se le fût avoué pour rien au monde, mais il était habitué à parler ainsi avec ces femmes. Il savait qu’elle-même serait surprise et offensée s’il la traitait en dame. En outre il fallait garder une distance respectueuse pour la femme légitime de son égal.

Il était toujours très respectueux envers ces dames, non qu’il partageât ces convictions propagées dans les revues (il ne lisait jamais ces bêtises), sur le respect envers chacun, sur la nullité du mariage, etc., mais parce que tous les hommes distingués agissent ainsi, et il était un homme distingué, bien que tombé. Il prit un cigare. Mais maladroitement le maître prit un paquet de cigares et dit :

— Non, tu verras comme ceux-ci sont bons, prends.

Nikita écarta de la main les cigares et dans ses yeux l’offense et la honte brillèrent imperceptiblement.

— Merci. — Il prit un porte-cigares. — Essaye les miens.

La maîtresse était très délicate. Elle remarqua cela et se mit à causer hâtivement.

— J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi-même si tous ne fumaient autour de moi.

Et elle sourit de son sourire joli et bon. Il sourit en réponse, mais peu, car deux dents lui manquaient.

— Non, prends ceux-ci, continua le maître qui avait peu de flair, les autres sont plus faibles. Fritz, bringen sie noch eine kasten, dort zwei[14], dit-il.

Le valet allemand apporta une autre boîte de cigares.

— Lesquels aimes-tu ? les longs, les forts ? Ceux-ci sont très beaux, prends tout, continua-t-il.

On voyait qu’il était content de se vanter de ses choses rares, et il ne remarquait rien. Serpoukhovskoï alluma et se hâta de continuer la conversation commencée.

— Alors, combien t’a coûté Atlasnï ? dit-il.

— Cher, pas moins de cinq mille roubles ; mais au moins je suis garanti. Quelle progéniture !

— Courent-ils bien ?

— Très bien, son fils vient de remporter trois prix : à Toula, à Moscou et à Pétersbourg. Il a couru avec Corbeau de Voïeikov. Cette canaille de jockey a gagné quatre tours, autrement nous restions derrière.

— Il est un peu mou. Sais-tu ce que je te dirai : il a beaucoup de hollandais.

— Eh bien, et à quoi servent les juments, je te montrerai demain. Pour Dobrinïa j’ai payé trois mille roubles, pour Lascovaia deux mille.

Et de nouveau le maître se mit à inventorier ses richesses.

La maîtresse du logis remarquait combien c’était pénible pour Serpoukhovskoï et qu’il feignait d’écouter.

— Prendrez-vous encore du thé ? — demanda-t-elle.

— Je n’en prendrai plus, — dit le maître ; et il continua son récit.

Elle se leva. Le maître la retint et l’embrassa. Serpoukhovskoï, en les regardant, se mit à sourire d’une façon peu naturelle. Mais quand le maître se leva et, en l’enlaçant, l’accompagna jusqu’à la porte, le visage de Nikita changea tout à coup : il respira lourdement et sur son visage fané, le désespoir s’exprima soudain. Il y avait même de la colère.

Le maître du logis se retourna, et, en souriant, s’assit en face de Nikita. Ils se turent.


XII

— Oui, tu disais que tu l’as acheté chez Voieikov, — commença Serpoukhovskoï feignant la négligence.

— Oui, je lui ai acheté Atlasnï. Je voulais acheter des juments chez Doubovitzkï, mais il ne restait que des rebuts.

— Il est fichu — dit Serpoukhovskoï, et, s’arrêtant soudain, il regarda autour de lui. Il se rappelait qu’il devait vingt mille roubles à ce même « fichu », et que si l’on pouvait qualifier ainsi quelqu’un c’était évidemment lui ; et il rit.

De nouveau tous deux se turent assez longtemps ; le maître cherchait par quoi se vanter devant son hôte. Serpoukhovskoï cherchait par quoi démontrer qu’il ne se jugeait pas fichu. Mais chez tous deux les pensées marchaient mal, bien qu’ils s’efforçassent de les stimuler par des cigares.

— « Quand faut-il boire ? » — pensait Serpoukovskoï. — « Il faut absolument boire, autrement il y a de quoi mourir d’ennui », pensait le maître.

— Eh bien ! Tu es ici pour longtemps ? — demanda Serpoukhovskoï.

— Oui, encore un mois. Quoi, allons-nous souper ? Hein ? Fritz, est-ce prêt ?

Ils passèrent dans la salle à manger.

Dans la salle à manger les choses les plus extraordinaires étaient dressées sur la table éclairée. Il y avait des siphons, des petites poupées surmontant les bouchons, des vins rares dans les carafes, des hors-d’œuvre extraordinaires, de l’eau-de-vie. Ils burent. Ils mangèrent. Ils burent et mangèrent encore et la conversation commença. Serpoukhovskoï devenait rouge et commençait à parler sans timidité.

Ils causèrent des femmes. Qui avait telle et telle : une tzigane, une danseuse, une Française ?

— Alors tu as quitté la Matthieu ? demanda le maître.

C’était la femme qui avait ruiné Serpoukhovskoï.

— Ce n’est pas moi, c’est elle qui m’a quitté. Ah, mon cher ! quand on se rappelle ce qu’on a dépensé dans sa vie ! Maintenant je suis heureux quand par hasard j’ai mille roubles. Vraiment je serai heureux quand je vous quitterai tous. À Moscou je ne puis pas… Bah ! que dire !

Le maître était ennuyé d’écouter Serpoukhovskoï. Il voulait parler de soi, se vanter, et Serpoukhovskoï voulait aussi parler de soi, de son passé brillant. Le maître lui versa du vin en attendant qu’il eût fini pour raconter ses propres affaires : pour parler de son haras, installé comme on n’avait jamais vu, pour dire que sa maîtresse l’aimait non pour l’argent, mais par le cœur.

— J’ai voulu te dire qu’à mon haras, — commença-t-il… mais Serpoukhovskoï l’interrompit.

— Je puis dire qu’il y avait un temps où j’aimais et savais vivre. Tu parles de courses. Eh bien, dis lequel de tes chevaux est le plus vif ?

Le maître, content de l’occasion de parler de son haras, commença. Mais Serpoukhovskoï l’interrompit de nouveau.

— Oui, oui, chez vous, propriétaires de haras, il n’y a que l’ambition, ce n’est pas pour le plaisir, pour la vie… Chez moi ce n’était pas cela… Ainsi je t’ai dit aujourd’hui que j’avais un cheval pie, taché comme celui que montait ton palefrenier. C’était un cheval ! Tu ne peux le savoir, c’était en 1842. Je venais d’arriver à Moscou, je me rendis chez le maquignon et vis ce hongre pie. Il me plut. Combien ? Mille roubles. Il me plaisait, je le pris et je me mis à sortir avec lui. Ni toi ni moi n’avons eu et n’aurons un pareil cheval ; je n’ai pas connu de cheval meilleur ni par l’allure, ni par la force, ni par la beauté. Tu étais alors un gamin, tu n’as pu le connaître, mais je pense que tu en as entendu parler. Tout Moscou le connaissait.

— Oui, j’en ai entendu parler, dit nonchalamment le maître ; mais je voulais te parler des miens…

— Alors tu en as entendu parler. Je l’avais acheté, au hasard sans connaître l’origine, sans certificat. C’est seulement après que je l’ai apprise : moi et Voieikov avons trouvé : c’était le fils de Lubiesné Ier, Kholstomier — mesure de toile. — Au haras de Khrienovo on l’avait donné au palefrenier parce qu’il était pie et l’autre l’a châtré et vendu au maquignon. Il n’y a plus de pareils chevaux mon ami. Et il cita une chanson tzigane : « Ah, c’était le bon temps ! Ah, la jeunesse ! » — Il commençait à être ivre. C’était le beau temps ! J’avais vingt-cinq ans, quatre-vingt mille roubles de rente, pas un seul cheveu gris, des dents comme des perles… Quoiqu’on entreprenne tout réussit et tout est fini !

— Il n’y avait pas alors cette vivacité, dit le maître en profitant de l’arrêt. Je te dirai que mes chevaux sont les premiers qui aient marché sans…

— Tes chevaux ! Mais alors on était plus vif…

— Comment plus vif ?

— Plus vif. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui, qu’une fois je suis parti aux courses, à Moscou, avec lui. Je n’avais pas de chevaux là-bas. Je n’aimais pas les chevaux de courses ; j’avais des chevaux de race : Général Cholet, Mahomet, le cheval pie était pour l’attelage. Mon cocher était un brave garçon ; je l’aimais. Il est devenu ivrogne fieffé. J’arrive : — Serpoukovsko, dit-on, quand donc auras-tu des chevaux de courses ? Mais que le diable emporte vos rosses. J’ai un cheval pie pour l’attelage, qui dépassera tous les vôtres. — Il ne les dépassera pas. — Je parie mille roubles. — Ça va. — Les chevaux courent. Il a dépassé de 5″ ; j’ai gagné les mille roubles. Mais la belle affaire ! Moi avec mes chevaux attelés à la troïka, je fis cent verstes en trois heures. Tout Moscou le sait.

Et Serpoukhovskoï se mit à mentir si bien et sans cesse que le maître ne pouvait placer un seul mot, et, l’air navré, il restait assis en face de lui. Seulement pour se distraire, il emplissait de vin son verre et celui de son hôte.

L’aube pointait déjà et ils étaient toujours assis. Le maître était horriblement ennuyé. Il se leva.

— Dormir, c’est bien. Allons, — dit Serpoukhovskoï. Il se leva en chancelant et, tout essoufflé, se rendit dans la chambre mise à sa disposition. Le jeune homme était couché avec sa maîtresse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Non, il est assommant. Il s’enivre et il ment sans cesse.

— Et il me fait la cour.

— J’ai peur qu’il ne me demande de l’argent.

Serpoukhovskoï était allongé sur son lit tout habillé, il était essoufflé.

« Il me semble que j’ai beaucoup menti. Bah ! qu’importe ! Son vin est bon, mais lui est un grand cochon. Il y a quelque chose d’un marchand en lui. Et moi aussi je suis un grand cochon », se dit-il, et il éclata de rire. « Tantôt j’ai entretenu autrui, tantôt autrui m’entretient. Oui, madame, Vineler m’entretient, je lui emprunte de l’argent. C’est ça. Cependant il faut se déshabiller. C’est difficile d’ôter ses bottes. »

« — Eh ! Eh ! cria-t-il. » Mais le valet mis à son service, depuis longtemps, était allé dormir. Il s’assit, ôta à grand peine son veston, son gilet et son pantalon ; mais de longtemps il ne put retirer ses bottes, son gros ventre l’en empêchait. Avec beaucoup d’efforts il en tira une ; avec l’autre il lutta, lutta, essoufflé de fatigue. Enfin, un pied encore chaussé, il se mit au lit. Toute la chambre était remplie de son ronflement, de l’odeur de tabac, de vin et de vieillesse malpropre.


XIII

Si Kholstomier se rappelait encore quelque chose cette nuit, Vaska l’en avait distrait. Il jeta une couverture sur lui et galopa. Jusqu’au matin il le tint près de la porte d’un bouchon, à côté d’un cheval de paysan. Ils se léchèrent ; le matin, il revint au troupeau et se frottait sans cesse.

« Quelque chose gratte, et me fait mal, » pensat-il.

Cinq jours se passèrent. On appela le vétérinaire.

Celui-ci prononça d’un air joyeux :

— C’est la gale, permettez-moi de le vendre aux tziganes.

— Pourquoi ? Il n’y a qu’à le tuer, il faut en finir aujourd’hui même.

La matinée était calme et claire. Le troupeau partit au champ. Kholstomier resta. Un étrange homme noir, maigre, sale, en tablier noir maculé, se présenta. C’était l’équarrisseur.

Il prit sans le regarder la bride de Kholstomier et l’emmena. Kholstomier suivait docilement sans le regarder, comme toujours en traînant les pattes et accrochant de la paille derrière soi.

En sortant de la cour, il se traîna vers le puits, mais l’équarrisseur tira et dit : « C’est pas la peine ».

L’équarrisseur et Vaska qui suivait derrière, arrivèrent dans un creux, derrière un hangar de briques, et comme s’il y avait quelque chose de particulier à cet endroit très ordinaire, ils s’arrêtèrent. L’équarrisseur passa les guides à Vaska, ôta son cafetan, retroussa ses manches, de la tige de sa botte tira un couteau, et se mit à l’aiguiser.

Le hongre se traîna pour attraper la bride ; par ennui, il voulait la mâcher, mais elle était trop loin. Il soupira et ferma les yeux.

Sa lèvre pendante découvrait des dents jaunes, rongées ; il commençait à s’endormir au bruit de l’aiguisage du couteau. Seule sa jambe enflée, écartée, tremblait. Tout à coup, il sentit qu’on lui levait la tête. Il ouvrit les yeux. Deux chiens étaient devant lui : l’un flairait dans la direction de l’équarrisseur, l’autre était assis et regardait le hongre comme s’il attendait quelque chose de lui.

Le hongre le regarda et commença à se frotter à la main qui le tenait.

« — On veut sans doute me soigner, — pensa-t-il. — Soit. »

Et en effet, il sentit qu’on lui faisait quelque chose à la gorge. Il sentit une douleur, il tressaillit, fit un mouvement de la patte, mais se retint et attendit ce qui allait se passer…

Bientôt, quelque chose lui coulait à grand jet sous le cou, sur le poitrail. Il soupira et se sentit mieux, beaucoup mieux.

C’était l’allégement du fardeau de la vie ! Il ferma les yeux, baissa la tête ; personne ne le tenait ; ensuite ses jambes et tout son corps chancelèrent. Il était moins effrayé qu’étonné…

Tout était si nouveau… Il s’étonna, s’élança en avant, se dressa, mais au lieu de cela, ses pattes fléchissaient, il commençait à pencher d’un côté, et, voulant faire un pas, il tomba sur le flanc gauche.

L’équarrisseur attendit jusqu’à la fin des convulsions ; il chassa les chiens qui s’approchaient plus près, ensuite il prit les pattes, tourna le hongre sur le dos, et, ordonnant à Vaska de tenir la jambe, se mit à le dépecer.

— C’était un cheval ! dit Vaska.

— S’il avait été plus gras, ça ferait une belle peau, — dit l’équarrisseur.

Le soir, le troupeau descendit la colline et ceux qui passaient à gauche voyaient en bas quelque chose de rouge autour de quoi tournaient des chiens et voletaient des corbeaux et des milans.

Un chien, les pattes appuyées sur les chairs, secouait la tête en arrachant, avec des craquements, ce qu’il attrapait. La jument brune s’arrêta, tendit la tête et le cou et soupira longuement. On eut peine à la chasser.

À l’aube, dans le ravin de la vieille forêt, dans le bois touffu, de jeunes loups hurlaient joyeusement. Il y en avait cinq. Quatre presque de la même grandeur et un petit avec la tête plus grande que le corps. Une louve maigre, pelée, traînant son ventre plein et ses mamelles, la tête pendante, sortit du buisson et s’assit en face des petits loups. Ils s’installèrent en demi-cercle en face d’elle. Elle s’approcha du plus petit, et, s’appuyant contre un tronc, la gueule baissée, par quelques mouvements convulsifs, en ouvrant sa gueule garnie de dents, elle fit des efforts et cracha un gros morceau de viande de cheval ; le plus grand s’avança vers elle, mais elle fit un mouvement de menace et laissa tout au plus petit. Le petit gronda avec colère, attrapa la viande et se mit à la dévorer.

La louve vomit de la même façon la part du deuxième, du troisième, de tous les cinq, puis elle se coucha en face d’eux et se reposa.

Une semaine plus tard, près du hangar de briques, il ne restait plus qu’un grand crâne et des côtes. Le reste avait été emporté… En été un paysan ramassa les côtes et le crâne, les emporta et les utilisa.

Le cadavre de Serpoukhovskoï qui vécut dans le monde, qui mangea et but, fut mis en terre, beaucoup plus tard. Ni sa peau, ni ses os, ni sa chair n’étaient bons à rien.

Et puisque, pendant vingt ans, ce corps était un grand fardeau pour tout le monde, alors l’enfouissement de ce corps dans la terre était une besogne superflue pour les hommes. Il n’était nécessaire à personne et depuis longtemps était une charge pour tous.

Mais quand même, les morts vivants qui ensevelissent les vrais morts avaient trouvé nécessaire de vêtir d’un bel uniforme et de mettre des bottes à ce corps gonflé, pourri, de le placer dans un beau cercueil avec des glands neufs aux quatre coins, puis de l’enfermer dans un autre cercueil de plomb, de l’emmener à Moscou ; là, de découvrir d’anciens os humains, et précisément là, de cacher sous la terre ce corps pourri, plein de vers, en uniforme neuf et bottes cirées.

  1. Pelisse courte en peau de mouton.
  2. Camelot de poils de chameaux.
  3. On appelait dvorovoï, tous les serfs qui n’avaient pas de terre, habitaient dans la cour du seigneur et dans les dépendances, et qui s’occupaient de divers travaux domestiques ; certains seigneurs en avaient quelques centaines et plus.
  4. Assemblée des chefs de famille des paysans du village qui gère les affaires intérieures du village.
  5. L’archine vaut 0 m 711.
  6. « Aie le courage de te tromper et de rêver. »
  7. L’ancien du village.
  8. Laptï, chaussures faites d’écorce tressée.
  9. Effet produit sur la bête par le surmenage d’une course forcée. Les organes se contractent, et les flancs diminuent, se creusent. (Note de l’éditeur.)
  10. Ce sujet, trouvé par M. A. Stakhovitch, l’auteur de Pendant la Nuit et Les Cavaliers, a été transmis par lui à L.-N. Tolstoï.
  11. L’archine vaut 0 m,711.
  12. Le verschok vaut 0 m,0444.5.
  13. Vêtement long sans manches qu’on met en dessous du caftan.
  14. Apportez encore deux boîtes de là-bas.