Krishna et sa doctrine (Pavie)/XC

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XC.

Bhrigou va éprouver Brahma, Civa et Vichnou: Krichna rend à un brahmane ses enfants morts.

Tous les brahmanes, étant allés sur les bords de la Sarasvatî, se livraient aux mortifications et méditaient sur le prince des Yâdavas. — Comme ils réfléchissaient sur le culte des trois grandes divinités (Brahma, Vichnou, Civa), le fils de Brahma, Bhrigou, voulant faire une expérience, alla lui-même, et d’abord il se rendit près de Brahma. — Il le salua (sans rien faire de plus), et Brahma, voyant cette conduite, se mit en colère. — Alors Bhrigou se leva et s’en alla chez Civa. — Debout, il ne salua pas même Hara (Civa), qui prit en main son trident pour l’en frapper, — Pârvatî saisissait les pieds (de son époux) pour l’implorer, mais déjà Bhrigou montait au paradis, près de Hari-Vichnou, — au lieu même où Krichna dormait ; afin de le réveiller, il donna un coup de pied au seigneur, — Hari mit respectueusement sa tête sous les pieds du brahmane : « En me heurtant, vous avez sans doute ressenti quelque douleur ? — Ô saint homme ! n’ai-je point été coupable, si votre pied (en me frappant) a pu se faire du mal ? » — Cette fois, Bhrigou, tout affligé, se repentit de son action : « Tous les jours de ma vie, jusqu’à celui-ci, se sont écoulés pour moi sans fruit ! — Je n’avais point reconnu par la méditation la puissance de l’adoration de Hari ; désormais, j’emploierai mon existence à le servir ! » — Tout troublé, il chanta ses louanges un instant, puis alla de nouveau trouver les richis, — auxquels il donna aussitôt cet avertissement : « Adorez tous Vichnou avec zèle et attention ! » — et il fut cause qu’ils répétèrent sans cesse les noms de Hari et de Lakchmî, son épouse, et demeurèrent attentifs dans le service de Vichnou.

— Et tous ils furent appliqués dans leur esprit au véritable principe de l’adoration du dieu qui tient en main l’arc de Vichnou ; avec Bhrigou, devenus éclairés, ils accomplirent beaucoup de sacrifices et visitèrent les lieux de pèlerinage.

— Un jour, dans la ville de Dvâraka, tous les Yâdavas étaient rassemblés ; — là aussi vint s’asseoir Ardjouna. Or, un brahmane perdit les fils qu’il aimait. — « Ô roi des Yâdavas (s’écria-t-il) ! écoute mes paroles ; si mes fils sont morts, ô souverain ! c’est le résultat de tes péchés. — Dès leur naissance, nos enfants sont pour nous un sujet de larmes ; (leur mère et moi) ne savons plus ce que nous allons devenir ! » — Cependant Ardjouna, l’interrogeant, lui dit : « N’y a-t-il donc ici aucune famille — qui ait pu préserver tes fils de la mort, ni quelqu’un qui puisse te rendre la joie ? — Maintenant, écoute, ô brahmane ! je te fais une promesse : si tes fils ne sont pas rappelés à la vie, que je meure moi-même ! » — Alors, le brahmane demanda à son tour : « Qui es-tu ? ô Kchatrya ! — Es-tu donc plus grand que Balarâma, que Pradyoumna ? Serais-tu Krichna, Anirouddha ? — Ceux-là, oui, pourraient remettre mes fils en santé, mais d’autres, il n’en existe pas, ô frère ! » — Alors, le prince (Ardjouna) lui expliqua sa pensée : « Je ne suis point un Yâdava, je ne suis point non plus Mâdhou (Krichna) ; je suis celui qui tient en main l’arc Gândîva. » — Là-dessus Ardjouna se rendit dans la demeure du brahmane ; il fit de sa maison comme une cage hérissée de ses flèches ; — puis il y fit une porte, par où la femme du brahmane vint rejoindre son mari. — Lui-même, il étendit son arc sur l’enfant, et, songeant à Civa, concentra ses pensées sur ce dieu ; — mais la femme du brahmane vint lui dire humblement : « Arrête ! ô Kchatrya, roi de la terre ! — Dès en naissant (cet enfant, qui est mort-né), nous a causé de la douleur ; comment donc le rappellerais-tu à la vie ? » — Et Ardjouna, qui n’en ramenait pas un à la vie, s’étonnait en lui-même. — Il eut donc regret de son entreprise ; certes, il en fut profondément affligé. — Le brahmane, furieux, se mit à l’injurier dans son mécontentement : « Oh ! pervers, qu’es-tu venu faire ? — Où donc aurais-tu cet héroïsme auquel tu prétends sous le nom d’Ardjouna ? Ô homme impuissant ! … le jour est passé ; — comment ai-je pu espérer que quelque autre me les sauverait ? Qui peut, si ce n’est Krichna (Vichnou aux quatre bras), les rappeler à la vie ? — Aujourd’hui, la promesse n’a eu aucun effet ; pourquoi m’as-tu empêché de le porter sur le bucher funèbre[1] ? » — Le prince dit : « Je ferai disparaître ta peine ; j’irai au ciel chercher les enfants et te les apporterai ! » — Alors, Ardjouna monta au ciel tout attristé, en proie à une grande inquiétude. — En vain parcourut-il tout le ciel, nulle part il ne vit les enfants qu’il cherchait.

— Grande était l’inquiétude d’Ardjouna, à Lâlatch ! il avait l’esprit contristé : « Les fils de ce brahmane, pensa-t-il, sont auprès de Krichna. »

— Ardjouna avait l’âme en proie à de vives inquiétudes, et le brahmane se disposait à brûler le corps du fils qu’il venait de perdre. — Hari demanda alors à Ardjouna de lui bien expliquer toutes les circonstances de son entreprise, — à quoi celui-ci répondit : « J’ai fait avec des flèches une cage au milieu de laquelle j’ai introduit la femme du brahmane ; — l’enfant était mort-né, je l’ai reconnu, et je ne sais qui pourra le ressusciter. — Moi-même, je suis allé regarder partout dans le ciel et n’y ai vu ces enfants nulle part ; — or, j’ai dit : Qu’on m’applique l’enfant mort sur le corps et que je meure avec lui sur le bûcher ! » — « Ils sont tous là avec moi, » répondit Krichna ; et Ardjouna dit : « Je ne les vois pas. » — Alors Hari délia le disque soudarçana, et aussitôt dix millions de soleils brillèrent ; — sortant du monde de Yama (le dieu de la mort), ils arrivèrent ensemble sur un char dans les eaux ; là, Krichna traça deux routes, — et descendant par un chemin difficile à suivre, tous deux assis de front sur le char, — ils quittèrent le monde de Bali (l’enfer), pour aller là où habite Vichnou sous sa propre forme éclatante. — Le dieu aux quatre bras (Vichnou) et le serpent Cécha, qui lui sert de siége, étaient là tous les deux ; mettant pied à terre, ils vinrent saluer ces deux êtres divins. — La forme sous laquelle le prince des Yâdavas et Ardjouna virent le seigneur, il serait impossible de la décrire. — Ils virent les mille têtes aplaties du serpent Cécha, ses mille fronts sur lesquels rayonnent des pierreries qui lancent le feu ; — dans leur éclat, ces mille pierreries répandent comme autant de foyers une splendeur lumineuse. — On ne peut peindre la forme véritable du seigneur, à moins d’être la déesse de l’éloquence, Sarasvatî. — Ils l’adorèrent, ils le saluèrent avec respect, et alors Krichna eut une entrevue avec les deux êtres divins. — La propre forme de Hari fit en tendre elle-même ces paroles : « Vous avez vous-mêmes obtenu la manifestation de vos propres personnes. — Si j’avais tout à l’heure enlevé les enfants du brahmane, c’était pour avoir l’occasion de voir Nara et Nârâyana[2]. — Vous êtes venus sur la terre pour la soulager du fardeau qui l’accablait, et moi, enveloppé dans l’illusion, je pensais attentivement à ce monde terrestre. — Maintenant, la race des Yâdavas est devenue telle qu’aucune multitude sur la terre ne pourra résister à sa puissance. — Le ciel est vide (par votre absence), venez vite, ne tardez pas plus longtemps sur la terre ! »

— Ces enfants qu’il avait pris dans le ciel, de la main du seigneur, le prince des Yâdavas les emmena ; il les rendit au brahmane, leur père, effaçant ainsi le chagrin de tous.

Ceci est dans le dixième livre de l’histoire du bienheureux Hari, la quatre-vingt-dixième lecture qui a pour titre : L’Action de remettre les enfants du Brahmane.

FIN.
  1. Le texte indique, mais avec un certain embarras, que le brahmane avait perdu précédemment plusieurs enfants ; celui qu’Ardjouna voulait ressusciter était mort-né, comme les autres : les ressusciter, c’était donc les créer de nouveau. Civa n’a pas cette puissance, qui n’appartient qu’au Créateur, à l’âme universelle.
  2. Nara est l’un des noms d’Ardjouna ; Nârâyana celui de Vichnou, comme dieu existant avant la création des mondes.