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Krishna et sa doctrine (Pavie)/LXXXIX

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LXXXIX.

Ardjouna enlève et épouse la sœur de Balarama : Krichna va à Tirabhoukti ; Civa sauvé par Vichnou.

Le roi Parikchit, qui écoutait avec attention le récit de l’adoration de Hari, demanda l’histoire du mariage d’Ardjouna avec la sœur de Krichna (et de Balarâma) ; et Çoukadéva répondit : « Cette histoire de Hari est toute composée d’ambroisie ! — Après avoir visité les lieux de pèlerinage, de Prabhâsa[1], le prince (Ardjouna) revint à Dvyâraka ; — et il s’y rendit parce qu’on parlait d’une sœur de Krichna qui était fort belle. — Elle se nommait Soubhadrâ ; Balarâma (son frère aussi), qui songeait à la marier, voulait qu’elle épousât (l’aîné des Kourous) Douryodhana, — ce qu’ayant appris, Ardjouna s’introduisit dans la ville sous le déguisement d’un ascète mendiant : il en agissait ainsi pour arriver à ses fins. — Après être resté là les quatre mois de la saison pluvieuse, il parla ainsi à Balarâma : — « Donne-moi à manger pour un jour ; honore convenablement un hôte qui se présente à la porte ! » — Car chacun donnait à manger à cet ascète mendiant, le jour qu’il lui plaisait de choisir. — Un jour donc, Balarâma s’empressa d’accueillir Ardjouna (déguisé en ascète) dans sa demeure. — Tandis qu’il mangeait, Soubhadrâ le regarda et se dit : « C’est là un héros, et non un ascète mendiant ! » — Pendant qu’il mangeait, la sympathie d’Ardjouna s’accrut ; il fut fasciné par l’éclat de l’amour : — Soubhadrâ sentit le désir de l’avoir pour époux, et tous les deux ils étaient troublés par l’amour.

— Un jour, au retour de ses pèlerinages aux lieux sacrés, il s’était fixé hors de la ville ; il était allé s’établir aux portes de Dvâraka, connu seulement de Krichna.

— Dès que le prince des Yâdavas ne fut plus aux portes de Dvâraka[2], Ardjouna vint s’y placer ; — Soubhadrâ monta sur un char divin et se précipita hors de la ville (sous prétexte d’aller adorer Civa). — À la vue d’Ardjouna, le trouble s’empara d’elle ; elle arrêta le char et l’amour la saisit plus fortement. — Elle cherchait du regard le visage et la personne d’Ardjouna et de Krichna (en se disant) : « Ô mon époux ! ne tarde pas à paraître ! » — Monté sur le char, Ardjouna marche en avant ; il a pris son arc en main, car, avertis de l’enlèvement de Soubhadrâ, — tous les Yâdavas se lancent sur ses traces, l’attaquant avec leurs flèches ; ils crient à Ardjouna (qu’ils n’ont pas reconnu) de s’arrêter. — Mais, pareil à un lion seul contre une troupe d’éléphants, il emmène la jeune fille, sans que personne puisse le retenir ! — Or, tandis qu’il enlève ainsi Soubhadrâ, voici que cette conduite est dénoncée à Balarâma, — qui, saisi tout aussitôt d’une fureur extrême, se met en devoir de mettre à mort le (prétendu) ascète mendiant. — Prêt à combattre, il se précipite sur son char, tout furieux, lorsque Krichna vient arrêter sa marche, — et lui dire : « Ô Balarâma ! ce n’est point un ascète mendiant qui enlève notre sœur : c’est Ardjouna ! — Il est venu ici d’après mes conseils ; et en ceci, ô saint homme ! il n’a commis aucune faute ! » — Et, répondant à Krichna, Balarâma lui dit : « Pourquoi donc ne me l’avoir pas fait connaître ? — Maintenant il n’est plus temps de l’appeler comme fiancé ; qu’il l’épouse, donnons-la-lui pour femme ! » — Aussitôt Krichna fit revenir Ardjouna, et le jour fixé il lui donna sa sœur en mariage, selon le rite védique.

— On fit dans le palais bien des fêtes et des réjouissances ; toute la population se livra à l’allégresse, remplie de zèle pour le service de Krichna et de Balarâma.

— Le fils de Dévakî, Krichna, est celui par qui se complète la dévotion envers Vichnou ; par la méditation, on arrive à la dévotion envers Krichna ; — ce dieu aussi regarde comme ses enfants tout le peuple de la ville qui suit son culte ; il veut éloigner le malheur de ceux qui l’adorent. — Il y avait un brahmane nommé Soutadéva, et un roi (nommé Djanaka) (?) qui, dans la ville de Tirhoutî (Tîrabhoukti), pratiquaient et répandaient autour d’eux l’adoration du seigneur. — Krichna (qui le savait) dit : « Allez à Dvâraka[3] ; qu’on prépare mon char, et qu’on me l’amène au plus vite. » — Le prince des Yâdavas étant en marche pour aller vers ses adorateurs, tous les grands richis l’accompagnèrent ; — Nâradâ, Vâmadéva, tous les deux convoqués, et Atri, marchaient avec Krichna et Balarâma. — Quand ils furent assis sur le char de Hâri, tout autour de sa personne et par son ordre, le prince des Yâdavas, leur prodiguant des paroles affectueuses, les fit partir avec lui. — De même qu’on voit le soleil entrer dans un nouveau signe du zodiaque, ainsi paraissait, tout brillant d’éclat, le prince de la tribu de Yadou : — dans les pays étrangers où il passait, on suspendait devant lui des guirlandes ; — pareils à un collier de cinq rangs de perles, devant sa face se plaçaient les rois, ainsi que les esclaves devant leur seigneur. — Et même dans les pays ennemis, tous les rois accouraient pour le voir : — rien qu’à le voir, les souffrances de chacun étaient effacées ; la décrépitude et la mort s’effaçaient et étaient emportées.

— Les femmes et les hommes qui jouissaient de sa vue, fussent-ils ennemis, restaient à le contempler et ne pouvaient se séparer de lui.

— Par des chants, on témoignait son allégresse ; dans la ville, on reconnut son char et on alla vers lui. — En apprenant l’arrivée de Hari, toute personne se réjouissait, toute personne faisait acte de dévotion envers lui ; — dans leur cœur, tous avaient un désir : c’était de voir le miséricordieux envers les pauvres qui venait se montrer à eux. — Le roi alla sur la route pour le recevoir ; plein de joie, il alla au-devant de Hari. — À ceux-là même qui jamais n’avaient entendu prononcer son nom, à tous les solitaires du lieu, Krichna daigna se manifester. — Ces deux hommes pieux, qui pratiquaient la dévotion envers lui, obtinrent que le seigneur vînt vers eux sous deux formes distinctes, — et, dans une circonstance où le roi et le brahmane se livraient à la méditation, le seigneur vint vite les trouver. — (Ce fut ainsi qu’ils le firent venir vers eux ; quand il fut en leur présence), ils offrirent à Krichna des vaches et des veaux, brûlèrent des parfums, allumèrent des lampes, et accomplirent en son honneur les cérémonies de l’ârati[4]. — Eux, dont l’esprit est éclairé, ils chantèrent les louanges de leur hôte, dévoués de leurs personnes à l’adoration du seigneur qui tient en main l’arc de Vichnou. — Le richi Vasoudéva (qui accompagnait Krichna) alla dans la demeure du brahmane, puis il vint saluer le roi. — Les autres habitants qui étaient venus, le roi les fit asseoir sur l’herbe ; — on se mit à offrir au seigneur des fleurs et des parfums, on plaça devant lui un repas abondant ; — enfin on apporta l’eau pour laver les pieds du seigneur après sa route, et tous célébrèrent ses louanges avec zèle. — Soutadéva chanta de bien des manières les louanges du seigneur, après quoi il lui demanda de lui expliquer ce qui concerne son culte ; — et, comme ce brahmane lui adressait cette question, le miséricordieux envers les pauvres répondit : — « Soyez semblables à ces richis que j’ai amenés ici ; dans mon extrême miséricorde, je les ai particulièrement distingués au fond de mon cœur. »,

— Par l’esprit, par les œuvres, ils adorèrent Hari du fond du cœur, attentifs à la dévotion envers lui ; après être resté là quelques jours, le seigneur qu’adore Lâlatch s’en retourna chez lui.

— Le roi Parikchit fit cette question à Çoukadéva : « Écoute, ô saint richi ! explique-moi bien la conduite de Hari et de Hara (de Vichnou et de Civa) ; — ceux qui suivent les pratiques de la dévotion à Hari, pourquoi ceux-là ne sont-ils pas aussi serviteurs de Civa ? » — Le saint richi Çoukadéva dit au roi : « La qualité qui distingue Mahadéva est l’obscurité (les ténèbres, tamas) ; — l’adorateur de Civa ne peut la supporter ; Hari, au contraire, a manifesté à tous Vichnou (qui représente la qualité opposée, la bonté, sattva). — Un jour, Ardjouna questionna à ce sujet le seigneur, qui l’éclaira par ces paroles : — « Moi, j’enlève l’idée terrestre du cœur des miens, et je fais en sorte qu’ils restent plongés dans la méditation ; — et les autres divinités, toutes tant qu’elles sont, veulent donner à leurs adorateurs l’empire du monde ; — une fois, c’est Civa qui accorde un don par lequel on obtient tout ce qu’on désire ; — quel que soit le dieu à qui on se donne de cœur, on obtient de lui le fruit que l’on a désiré. »

— Alors Nârada fit entendre ces paroles à un démon du nom de Vrikâsoura : « Si tu veux obtenir ce que tu demanderas, dévoue-toi au service de Civa. »


— Là-dessus, ayant creusé un trou pour y déposer le feu destiné aux sacrifices à Civa, Vrikâsoura coupa son propre corps en morceaux à l’intention de ce dieu, et il le lui offrit sur l’autel. — Quand son corps eut été entièrement consumé dans ce sacrifice, il se coupa la tête et l’offrit de nouveau. — Lorsque Hara se manifesta, en compagnie de la déesse Pârvati, sa femme, et prit en main la tête coupée, en disant : — « Demande ! demande ! » ce démon exprima un vœu qui était un péché : — « Celui sur le front de qui je poserai ma main (dit-il), celui-là, dès que je le toucherai, qu’il meure à l’instant même. » — Lorsque le daïtya eut reçu cette faveur, il se mit à faire cette réflexion : — « Eh bien ! j’en ferai l’essai sur ces deux divinités elles-mêmes ; je verrai si je peux tuer et détruire Civa et Pârvati. » — Ayant ainsi pensé, le daïtya se prit à courir ; le maître des dieux se sauva, tant il avait peur ; — partout, partout fuyait Çankara (Civa), là où il espérait pouvoir se cacher. — À force d’aller d’un côté et d’autres, il arriva au paradis, et se hâta de chercher un refuge près de Balarâma et de Krichna. — Civa était donc venu se placer tout près de Krichna ; là aussi arriva Vrikâsoura (qui le cherchait). — Krichna-Hari prit alors l’apparence d’un vieux brahmane, et, de ses deux mains, traça un cercle avec son bâton. — Le daïtya s’inclina devant le (dieu déguisé en) brahmane, qui lui dit avec douceur : — « J’étais le prêtre officiant de ton père ; où vas-tu ? n’as-tu pas le temps de t’arrêter ? — J’ai entendu dire que tu servais Civa avec zèle, tu as sans doute obtenu de lui quelque faveur ? — Ce don que tu as reçu de Mahadéva, voyons, fais-en l’essai devant moi ! » — Le démon Vrikâsoura plaça sur sa main sa propre tête, qui fut brisée, et il mourut à l’instant.

— Les dieux, poussant des cris de triomphe, firent pleuvoir des torrents de fleurs ; Civa chanta les louanges (de son libérateur), puis le seigneur le congédia.

Ceci est dans le dixième livre de l’histoire du bienheureux Hari, la quatre-vingt-neuvième lecture qui a pour titre : La Délivrance de Roudra (Civa).

  1. Voir au chap. lxxxi le détail des lieux de pèlerinage.
  2. Il faut sous-entendre que toute la population, Krichna et Balarâma marchant en tête, était sortie hors des murs pour assister à la fête qui se célèbre après la saison des pluies.
  3. Il était hors de la ville, en son palais.
  4. Voir la note de la page 184.