L'Art pendant la guerre 1914-1918/LA NOUVELLE ESTHÉTIQUE DES BATAILLES

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LA NOUVELLE ESTHÉTIQUE
DES BATAILLES

Une guerre s’est déchaînée qui a changé toute la physionomie de notre planète, déconcerté toutes les prévisions, démenti tous les prophètes, bouleversé les théories les mieux établies des stratèges, des ingénieurs, des économistes, des hygiénistes et des statisticiens, consterné les diplomates, stupéfié les chimistes, interloqué à un égal degré les sociologues et les cuisinières. Sur toute la surface du globe, elle a modifié les conditions de la vie publique et privée, du travail, de la liberté, de la sociabilité, du crédit et même du pot-au-feu, répandu le superflu et raréfié le nécessaire, enrichi ou ruiné des gens qui ne s’attendaient nullement à un changement de fortune, fait apparaître dans des pays autrefois gorgés de victuailles le spectre de la famine, mélangé toutes les races et toutes les conditions, interverti l’ordre des valeurs sociales, abattu des trônes, avancé les horloges, ramené du fond du Passé des engins oubliés qu’on croyait désormais inutiles et arraché à l’avenir des progrès qu’on croyait impossibles, dissocié et fait éclater en morceaux ce qui semblait cimenté pour toujours, uni et fondu ce qui semblait prêt à se dissoudre. Bien plus, elle a révélé, chez certaines races, des rancunes et des convoitises qu’on disait disparues depuis des siècles et, chez d’autres, des sources d’héroïsme et de foi qu’on s’imaginait taries, déterminé ainsi une régression vers les âges de barbarie, et avancé de plusieurs siècles le sentiment de la fraternité ; ramené les esprits les plus raffinés et les plus spéculatifs sur les conditions primordiales de l’existence et élevé les esprits les plus vulgaires à des entités et des abstractions qu’ils n’avaient jamais envisagées. Bref, elle a ébranlé notre vieux monde comme nulle autre guerre ne l’avait fait, ni en étendue ni en profondeur : elle n’a rien changé au Salon de peinture.

Celui qui vient de s’ouvrir, paisiblement, à la date accoutumée, est le même qu’avant la guerre. La seule différence est qu’au lieu de se faire au Grand Palais, il se fait au Petit, qui, jusqu’ici, était plutôt réservé aux Rétrospectives. Aussi a-t-il pris lui-même les allures d’une Rétrospective. On y voit des œuvres de Puvis de Chavannes, de Carrière, de Rodin, de Carolus-Duran, d’Harpignies, d’Edgar Degas. Ce sont des ancêtres. Les derniers, il est vrai, ne sont morts que depuis peu, mais leur vertu était depuis longtemps épuisée. Il faut remonter à quinze ans en arrière pour se rappeler d’eux quelque œuvre digne de leur nom.

Seuls, parmi les artistes récemment disparus, Rodin et Saint-Marceaux ont été surpris par la mort en plein travail et pouvaient encore nous donner quelques belles émotions d’art. Les autres appartiennent à une époque entièrement révolue. Quant aux artistes vivants, ils ne semblent pas avoir été touchés par la grâce des temps nouveaux. Ils continuent vaillamment, — car il faut pour cela une certaine vaillance, — à faire de la peinture, mais c’est la peinture d’avant la catastrophe et d’avant la gloire. Ni leur faire, ni leur inspiration n’ont changé. Par où l’on voit qu’il n’y a pas un rapport étroit, ni surtout immédiat, entre les secousses les plus formidables du continent et le sismographe subtil où s’enregistrent les moindres frémissements de l’âme. Il est plus facile à un souverain mégalomane de mettre le feu à la planète que d’introduire un ton nouveau ou une ligne imprévue dans la peinture de son temps.

Pourtant, à défaut d’une technique, il y a un « genre » qui devrait être galvanisé et renouvelé par la guerre : c’est la peinture militaire. Elle le fut, dès le lendemain de la guerre de 1870, par Alphonse de Neuville. Beaucoup se souviennent encore de l’impression profonde que firent, dans les premiers Salons qui suivirent l’Année Terrible, dès 1872 et 1873, l’apparition de ces lignards ou de ces mobiles, si différents des imperturbables héros de David : ces êtres souffrants, saignants, boueux, affamés, piétinant dans la neige, les décombres, dans les bois dénudés par l’hiver, sous les fumées déchirées par le vent, disputant pied à pied à l’envahisseur le champ, le village, la forêt, le parc, le mur, — notations émues d’un combattant, qui préfiguraient pour les esprits attentifs tant de choses de la présente guerre.

Il semble qu’aujourd’hui un même renouveau dans le tableau de bataille ait dû se produire. Cette guerre, dit-on, ne ressemble à rien de ce qui l’a précédée. Elle doit donc renouveler son image. Les témoins ne manquent pas. Les artistes aux armées sont nombreux. L’équipe des « camoufleurs » en compte de célèbres. Dans toutes les armes, il s’en trouve. Quelques-uns des combattants ont pu travailler, prendre au moins quelques croquis. Ceux de M. Georges Leroux, d’un accent si ferme et si sûr, de M. Charles Hoffbauër, puissant coloriste, de M. Louis Montagne, de M. Mathurin Méheut, de M. de Broca, de M. Georges Bruyer, de M. Bernard Naudin, du lieutenant Jean Droit et de l’héroïque Ricardo Florès sont précieux. D’autres, sans combattre eux-mêmes, ont pu suivre l’armée, prendre part au spectacle et au danger. Quelques-uns, en le faisant, n’ont fait que reprendre le chemin de leur jeunesse. M. Flameng, qui avait abandonné les fastes de l’épopée napoléonienne pour peindre le portrait de ses belles contemporaines, s’est remis à fourbir des armes et à allumer des explosions. M. Le Blant, qui avait renoncé à précipiter des Chouans contre des habits bleus pour guetter les passages fugitifs de la lumière sur des scènes rurales, a repris le crayon qui traçait les silhouettes héroïques. Déjà, on a pu voir plusieurs de ces notations à la galerie Georges Petit, entre autres à l’exposition des dessins de M. Georges Scott, des aquarelles de M. Jean Lefort, des paysages de guerre de M. Joseph Communal, puis au Luxembourg, où de nombreux peintres ont mis leurs études : un grand nombre de témoins ont apporté leur témoignage à l’Illustration. M. Duvent et M. Vignal y ont donné d’admirables et sinistres vues de Ruines. M. Lucien Jonas y a dessiné des types de poilus qui deviendront peut-être classiques à l’égal des grognards de Raffet et de Charlet. On a pu deviner quelque chose des combats et des bombardements aériens par les tableaux de M. Bourguignon et plus récemment de M. Léon Félix. Enfin, pour contrôler la vérité documentaire des tableaux imaginés par les peintres, on a vu, au pavillon de Marsan, l’Exposition de la Section photographique de l’Armée. Nous possédons ainsi des éléments suffisants pour imaginer en quoi les aspects nouveaux du champ de bataille, de l’action et de l’homme, diffèrent de ceux d’autrefois, le parti que l’Art peut en tirer, en un mot quelle est « la nouvelle Esthétique des Batailles »[1].


  1. Cf. sur les anticipations de la guerre actuelle L’Esthétique des Batailles, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1895 et dans le Miroir de la Vie, Hachette, 1902 ; et les Peintres de la Nuit, Revue des Deux Mondes du 15 mai 1909 et Craintes et espérances pour l’Art, ibid., 1er juin 1911.