L'Unité spirituelle de l'Europe

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L'Unité Spirituelle de l'Europe (1936)
Traduction par Stefan Zweig.
Bartillat (p. 1-21).

Les premiers mots que j’aurai l’honneur de vous adresser seront un appel à votre indulgence.

J’aimerais bien vous parler en votre langue dont la beauté m’a pour admirateur depuis des années, mais, hélas, je ne la manie pas et la langue française elle-même, que j’ai choisie pour m’entretenir avec vous, n’est pas non plus ma langue maternelle ; je suis donc obligé de compter sur la gentillesse brésilienne bien connue : si la parole ne me vient pas avec la même facilité que lorsque je me sers de l’idiome de ma nourrice, si je dois renoncer à exprimer ma pensée avec l’éclat et la précision plastique dont je voudrais la revêtir, je vous en fais d’avance toutes mes excuses. Mais je n’avais pas le choix : ou bien il me fallait parler en allemand et alors je risquais de ne pas être compris d’un grand nombre d’auditeurs ou bien je me trouvais dans la nécessité de vous parler en une langue étrangère d’une façon imparfaite, tout en vous remerciant de la bonté que vous avez eue de venir écouter mon mauvais français. Pardonnez donc les imperfections de mon langage au titre de ma bonne volonté et, croyez-moi bien, ce n’est pas la confiance en moi-même mais bien la confiance en votre générosité qui m’a donné le courage de vous parler en une langue qui n’est pas la mienne.

Je passe directement au sujet de ma conférence  : l’unité spirituelle du monde.

Mais ce sujet n’est-il pas absurde ? Ne parlé-je pas d’un fantôme ? Cette unité existe-t-elle ? A-t-elle jamais existé ? Sera-t-elle jamais réalisable ? Hélas, je l’avoue, elle n’est guère visible au moment actuel, cette unité morale de notre monde ; tout au contraire, bien rarement on a vu des époques où l’atmosphère du monde, et particulièrement celle de notre vieille Europe, a été à ce point. empoisonnée par la désunion, la division et l’angoisse. C’est avec inquiétude qu’on déplie son journal du matin et c’est avec un soupir de soulagement qu’on le referme quand on n’y trouve aucune nouvelle épouvantable et, maintes fois, avant de s’endormir, on croit entendre au-dessus de son lit le bourdonnement menaçant des ailes noires de la guerre imminente qui nous guette.

La méfiance vis-à-vis du voisin est aujourd’hui devenue peu à peu, au sein de plusieurs peuples et précisément au sein des plus cultivés, un véritable phénomène pathologique. Partout on voit les frontières se fermer anxieusement, peureusement ; jour et nuit en Europe les fabriques travaillent pour confectionner les plus grandioses, les plus géniaux instruments de destruction. Au XXe siècle ap. J.-C., après vingt siècles des plus magnifiques réalisations dans tous les domaines de la culture, voilà qu’une grande partie de la puissance humaine d’invention s’applique uniquement à trouver des moyens permettant, le moment venu, d’assassiner le plus grand nombre possible d’êtres humains, et dans le plus court espace de temps possible  ! Défiance de chaque peuple à l’égard des autres, inquiétude de chaque nation quant aux intentions possibles des autres, toute une humanité enténébrée par la perspective d’une guerre éventuelle : quelle désillusion pour nous autres qui, contre vents et marées, persévérons dans notre rêve de fraternisation de tous les peuples ! Quel deuil pour nos âmes, pour nous qui haïssons la haine comme la plus effroyable ennemie de l’humanité et assistons, désarmés et impuissants, à cette aberration de nos frères dans tous les pays du monde !

Et pourtant non ! Nous ne devons pas nous abandonner à un pessimisme débilitant, car le pessimisme est un élément destructif. Il affaiblit, amortit les énergies parce qu’il n’est pas créateur. Il ne nous est pas permis, sous le prétexte que notre temps œuvre contre les lois de la raison, de mettre en doute la puissance de la raison. Il ne nous est pas permis, même quand nous tremblons. pour les destinées de cette génération-ci, de laisser voir cette angoisse. Bien au contraire, nous autres qui avons charge d’âmes, nous devons tendre tous nos efforts pour raffermir la faculté de la foi en ce moment de défaillance et de découragement. Si, dans la nuit environnante, nous voyons poindre la plus faible lueur d’espérance, nous devons la signaler à nos semblables. C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, je tâcherai, pour ma part, de vous faire voir présentement, avec toute la probité de ma conviction, qu’à ces forces de désunion s’opposent d’autres forces, celles qui unissent au lieu de diviser, et que, dans le cours de l’histoire, contre les tendances destructrices, surgissait toujours quelque volonté d’union morale du monde. Sur les bancs de l’école nous avons déjà appris qu’à côté des forces centrifuges il y aussi des forces centripètes : les unes et les autres sont actives dans chaque homme et dans chaque peuple ; chaque homme, son individualité une fois formée, veut la conserver et autant que possible la fortifier ; chaque peuple veut garder ce qu’il a de national et l’intensifier, mais aucun homme ne veut, et aucun peuple ne peut rester complètement isolé, chacun tend à sortir de son cercle intérieur d’existence pour se lier avec d’autres. Et c’est ainsi que se prolonge ce rêve de l’unité du monde entier comme la forme la plus haute de toute liaison ; il se continue à travers tous les temps, sans cesse à flot jusqu’à ce qu’il se réalise.

Ce rêve de l’unité de l’humanité est le plus ancien du monde et, dans le livre le plus ancien et le plus saint que nous possédions, dans la Bible, nous le trouvons déjà écrit noir sur blanc. Rappelez-vous cette légende au sens profond que l’on rencontre dès les premières pages de ce livre vénérable, la légende de la Tour de Babel. À peine émergés des ténèbres de l’inconnu, ayant à peine pris conscience de leur force, les hommes se réunirent et dirent : « Construisons une tour élevée afin d’atteindre le ciel ». Ce fut la première fois que l’humanité se réunit en vue d’une œuvre commune et parce qu’ils étaient unis, parce qu’ils avaient la même langue, le même esprit, leur œuvre s’élevait et croissait prodigieusement — symbole inoubliable qui signifie que notre humanité, tant qu’elle est unie et tant qu’elle ne gaspille pas ses forces en stupides dissensions, est capable d’atteindre ce qu’il y a de plus élevé. Et la Bible dit ensuite que Dieu vit monter vers les cieux le monstrueux édifice et décida d’empêcher l’œuvre d’aboutir, et le moyen d’empêcher l’humanité de s’élever vers les cieux a été de la rendre désunie. Vous vous rappelez le texte de la Bible : «Il brouilla les langues de sorte qu’ils ne se comprenaient plus les uns les autres et, parce qu’ils ne se comprenaient pas, ils s’irritèrent les uns contre les autres et ils se disputèrent et l’œuvre resta inachevée ». Je me demande s’il y a dans ce livre merveilleux une plus belle légende : tout notre destin est exprimé dans ces mots qui veulent dire que toute dispute dérive d’une incompréhension et que, pour cette raison, notre plus haute tâche sur la terre, afin d’éviter toute querelle, est de comprendre le plus possible et, par suite de cette compréhension, d’être juste au plus haut degré et dans la plus grande mesure à l’égard de tout homme et de tout peuple.

Vous voyez bien : dès sa plus tendre enfance, l’humanité a déjà rêvé de l’unification de tous les hommes en vue d’une tâche commune et, — je ne crains pas de l’affirmer, — même dans les temps les plus sombres des guerres et des dissensions, elle ne l’a pas complètement oublié. Dans le cours des temps toujours apparaissait quelque individu qui ajoutait une pierre à la Tour de Babel invisible dont la construction avait été abandonnée par les hommes en conflit. Toujours s’est manifestée cette volonté de l’unité et cela sous les formes les plus variées, tantôt spiritualisées et très nobles, tantôt sous des aspects très primitifs et très violents. Les Gingis-Khan, les Attila, les Tamerlan eux—mêmes, ces chefs dont les hordes envahirent et inondèrent l’Asie et l’Europe, même eux aussi, rêvèrent dans leurs obscurs cerveaux le rêve de l’empire universel, le rêve d’unir les peuples — certes sous leur joug, mais quand même de les unir. Mais ces empires des conquérants barbares n’eurent aucune consistance et ne pouvaient pas en avoir : jamais ce qui ne s’est fondé que sur la force seule n’a pu avoir de la durée dans l’histoire et n’a pu être fécond.

La véritable histoire d’une conception et d’une formation unitaires de notre monde commence avec Rome. Vous savez comment, en peu de siècles, cette petite ville de l’Italie centrale conquit d’abord l’Italie, subjugua ensuite l’Afrique et l’Asie dans l’extension où elles étaient alors connues, puis la Gaule et l’Allemagne, la Germanie et l’Angleterre ; et, au pinacle de sa puissance, Rome s’identifia presque avec le cosmos d’alors. Mais ce n’est pas dans cette conquête et dans l’unification des pays conquis que réside l’énorme importance de la domination latine pour l’histoire et la culture, mais bien dans le fait que Rome a donné au monde une loi spirituelle unitaire, une culture commune, n’a pas laissé croupir ses provinces sous l’oppression et dans la barbarie, mais les a élevées à un degré supérieur de culture, leur a enseigné sa langue, son droit, son architecture, son savoir et sa littérature. Rome ne conquérait pas seulement mais civilisait aussi, son citoyen n’était pas un sujet dépourvu de droits, mais un civis romanus, et derrière les cohortes romaines marchaient les licteurs, gardiens de la loi. Avec Rome se dessine une tentative d’ordonner le monde spirituellement sur la base d’une langue unitaire qui a projeté dans tous les domaines de la vie sociale la clarté de ses notions, langue dont les peuples latins sont aujourd’hui les héritiers et jusqu’aux régions les plus éloignées, jusqu’au temps présent, on voit rayonner cette clarté et cette beauté que la langue de Rome a données à la parole humaine. Par une organisation géniale, toutes les provinces, — c’est-à-dire l’Europe, l’Afrique, l’Asie, — ont été transformées en un empire gouverné unitairement ; la localité la plus insignifiante, le castrum le plus éloigné ont été reliés à la capitale par des routes magistralement construites, par un service régulier de courriers et de postes, et voilà que toutes les nations parlant des langues différentes, quoique séparées par leurs mœurs et leurs religions, ont une langue supérieure qui les rassemble, ont les mêmes poids et mesures, un droit et des lois qui les réunissent en une unité commune ; pour la première fois le monde entier a un centre spirituel, un cœur et un cerveau d’où partent toutes les impulsions pour y retourner ensuite, comme un courant nerveux. L’empire romain a été le premier essai et jusqu’ici la forme la plus parfaite d’un plan unitaire de la structure mondiale et plus nous étudions ces institutions, mieux nous reconnaissons avec admiration combien nous étions déjà proches, il y a presque deux mille ans, d’une unité extérieure du monde et combien notre cohésion spirituelle présente est encore redevable à cette grandiose conception. Encore aujourd’hui notre jurisprudence prend pied sur le terrain du droit romain, encore aujourd’hui la langue latine est celle qu’on enseigne dans les écoles supérieures du monde entier et qui nous a donné certaines bases de notre représentation commune de l’univers. Encore aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, le latin est resté le fondement de toute entente intellectuelle. Rome nous a présenté la première esquisse d’une organisation commune et supranationale du monde. Ainsi, il y a deux mille ans, nous étions tout près d’atteindre cet idéal d’unité.

Et c’est pourquoi l’effondrement de l’empire romain a été une des plus grandes catastrophes que l’humanité ait jamais subies. Avec l’invasion des barbares, avec la destruction et le morcellement de l’empire, non seulement ce grandiose essor prend fin, mais une régression commence, un recul qui dure ensuite pendant des siècles. C’est comme si, dans une salle, la lumière s’était éteinte, de sorte que tous les présents qui, jusque-là, absorbés par une besogne utile, étaient pacifiquement assis autour de la même table, se sont mis à se débattre en tâtonnant dans l’obscurité et, par maladresse ou méchanceté, à casser les objets que leurs mains rencontraient. Tout ou presque tout ce que Rome a fait pour l’unification du monde tombe en pièces. Les magnifiques routes, construites selon un plan bien médité, qui reliaient les villes, se détériorent et disparaissent, les aqueducs tombent en ruines, les sculptures sont brisées, les livres brûlés, les archives détruites ; il n’y a plus de droit unifié, de langue commune, de poids et mesures légaux ; le monde se fragmente et se fracture ; après avoir atteint une forme parfaite, il retombe dans les affres d’une obscure et confuse fermentation. Phénomène singulier, l’humanité oublie, pendant les sombres siècles consécutifs à la destruction de l’empire romain, une grande partie de ce qu’elle avait déjà appris. Tandis qu’à Rome chaque petit garçon élevé dans une famille romaine apprenait l’art de la parole et de l’écriture littéraire, étudiait la philosophie et l’histoire, on constate, désormais, en règle générale, que les rois et les empereurs peuvent à peine mettre leur signature au bas d’une pièce officielle et sont loin de pouvoir griffonner de leur propre main la plus simple missive. Les mœurs deviennent rudes, l’activité intellectuelle ne cesse de déchoir pour sombrer définitivement dans l’ignorance générale, les principes fondamentaux des sciences sont tout simplement oubliés, on désapprend l’art : jetez un coup d’œil sur les meilleures sculptures du VIIIe, du IXe, du Xe siècle : comparées à celles de l’empire romain, on dirait que ce sont des travaux d’enfants maladroits ; il faudra attendre des siècles pour qu’on arrive en Europe à écrire une lettre avec l’art d’un Cicéron ou une œuvre historique à la manière d’un Tite-Live ou d’un Tacite, pour que l’humanité récupère dans les sciences naturelles et en matière d’architecture les connaissances qu’elle possédait déjà au temps de Pline et de Vitruve. Toutes les nations nouvellement apparues en Europe, c’est-à-dire en France, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, devront en leur âge enfantin réapprendre lentement ce qu’elles savaient déjà lorsqu’elles étaient réunies dans la grande communauté de l’empire romain. Avec la destruction de l’empire, la culture universelle s’est éteinte si complètement que l’on pense à un homme qui aurait reçu sur la tête un coup si violent que, pour un temps, il a perdu la mémoire.

Ce n’est pas sans une certaine intention, Mesdames et Messieurs, que j’ai quelque peu insisté sur cette très sombre période, je voulais rappeler que, dans le développement de l’humanité, il y a de terribles coups en retour et des rechutes : nous-mêmes nous avons déjà vécu une pareille période en Europe et toutes les perturbations et confusions morales de notre temps sont les suites de cet ébranlement. Le développement de chaque idée ne marche guère pas après pas, dans une montée régulière, à la suite de vigoureux progrès surviennent de telles vicieuses rechutes. Mais, pour violentes qu’elles soient, il ne faut pas que nous les considérions comme durables. Car les guérisons décisives suivent toujours immédiatement les crises les plus dangereuses. Le fil n’est jamais rompu complètement, jamais le travail spirituel de relèvement de l’humanité n’est tout à fait interrompu : quand un pays renonce à sa tâche culturelle, il y a toujours d’autres pays, et tandis qu’une sphère s’assombrit, il y en a toujours une autre qui s’éclaircit.

Ainsi un événement aussi considérable que la chute de l’empire romain n’a pas brisé l’unité du genre humain. Il n’a fait que transposer cette unité d’une sphère dans une autre, de la sphère de la réalité dans celle de l’esprit, de la sphère politique dans le domaine religieux car — et cette conséquence spontanée a été comme un miracle, — un nouvel élément d’unité a surgi alors, au moment précis où l’ancien élément était détruit ; quand Rome s’effondre en tant que puissance politique, apparaît une nouvelle Rome universaliste sous la forme de l’Église  : en mettant en œuvre les mêmes forces méthodiques et les mêmes énergies imposantes avec lesquelles les légions autrefois conquis le monde, les apôtres et les prêtres soumettent à présent au joug de leur propre foi pays après pays, peuples après peuples. De nouveau toute l’humanité européenne s’unifie par liaison réciproque de ses forces, par une organisation spirituelle de génie. Et, comme dans une cathédrale gigantesque, l’ecclesia universalis couvre de ses voûtes tout l’Occident civilisé. Confessant une seule et même religion, célébrant les mêmes rites, soumis à la même loi morale, par-delà toute la diversité des langues, les peuples s’unissent pendant mille ans, c’est-à-dire plus longtemps que n’a duré l’Empire romain, et l’Europe, qui était alors le monde, a ainsi vécu fraternellement dans la même foi et de cette unité résultent à nouveau les œuvres les plus splendides dans tous les domaines de l’activité spirituelle. Les grandes créations théologiques de saint Thomas et de saint Augustin, les cathédrales, ces nouvelles tours de Babel, la peinture, la sculpture, réapprennent ce qu’elles avaient oublié depuis les temps des Grecs et des Romains et surpassent leurs maîtres ; de l’unité du genre humain résulte à nouveau la forme la plus sublime de l’activité spirituelle et artistique.

Une fois encore l’humanité s’élève à un point culminant. Nous devons nous souvenir de ce moment, un des plus grands de l’histoire, celui du «rinascimento», de la Renaissance. Les deux forces sur lesquelles reposent la beauté et l’humanité de notre cosmos s’unissent fraternellement : le christianisme et la culture antique ; la foi, la science et la beauté s’embrassent. Les Européens découvrent à nouveau leur passé ; les écrits de Platon, les poèmes d’Homère, reviennent à la vie ; l’humanité comprend pour la première fois que, par-delà les millénaires, elle est une unité en esprit, que tout ce qui a été créé de grand par un homme à un certain moment ne vaut pas seulement pour son peuple et pour son temps, mais pour tous les temps et pour tous les peuples. L’art et la science ne connaissent dans leurs plus hautes créations aucun hier, tout reste présent et appartient à tous les hommes comme leur bien commun. Et, — miracle magnifique —, au moment même où l’humanité prend fièrement conscience de son passé, elle découvre aussi son avenir ; les premiers navires abordent en Amérique et touchent ici même vos rivages, — d’un coup le monde est devenu vaste — quant à l’espace, quant au temps, quant à l’esprit. Il s’est découvert de nouvelles dimensions comme notre génération l’a fait par la conquête de l’air. Vous comprenez combien la découverte de cet agencement de l’unité du monde, de cette vastité, de cette beauté du cosmos devait rendre heureux nos aïeux et l’un d’eux, Ulrich von Hutten, exprime le sentiment de toute cette époque dans ce cri de triomphe : «C’est un plaisir de vivre aujourd’hui » : le pape comme souverain de la chrétienté unie, Charles Quint comme empereur des deux mondes, de nouveau l’unité morale du genre humain semble sur le point d’être réalisée. C’est une des heures impérissables de notre histoire commune.

Mais, hélas ! elle non plus ne dure pas longtemps, car cela semble bien la malédiction de notre humanité : toujours, elle détruit elle-même les plus beaux moments de son existence.

La Réforme, avec Luther et Calvin, brise l’unité de la chrétienté, l’Europe est déchirée en deux moitiés, le monde protestant et le monde catholique et, plus terrible que jamais, sévit une discorde plus meurtrière que jamais, une guerre fratricide. La flamme de l’optimisme qui avait illuminé alors notre monde est mise sous le boisseau pour des siècles et menacée d’être éteinte pour toujours par l’ouragan de la guerre. Mais, même dans cette effroyable tempête de haine, elle ne fera que s’amoindrir, elle ne s’éteindra pas complètement et c’est précisément le sens et la thèse de ma conférence : vous montrer que jamais, même dans les heures les plus sombres, la foi en une entente possible entre les hommes ne s’éteint jamais complètement.

Ils n’étaient qu’un petit groupe, ceux qui alors, à l’époque des guerres de religion, défendaient l’idée de la collaboration spirituelle et de la concorde humaine, c’étaient les humanistes, mais précisément, parce qu’ils étaient peu nombreux — comme ils le sont aujourd’hui — dispersés à travers l’Europe et sans force — comme ils le sont encore aujourd’hui — contre les passions du temps, c’est précisément à cause de cela que nous devons les aimer particulièrement. Ils sont nos ancêtres en esprit, leur religion, c’était l’humanité, l’amour du genre humain tout entier au-dessus de la différence des langues, des credo et des philosophies.

Ils croyaient (et cette croyance est la nôtre) que l’homme spirituel devait avoir du respect pour toutes les opinions et pour tous les peuples, qu’il ne devait pas se laisser entraîner dans les bas-fonds de la haine, mais qu’il devait concéder à chacun sa liberté intellectuelle tout en conservant inébranlablement sa propre position mentale. Ils étaient un petit groupe et, pour la plupart, de pauvres savants sans influence et sans pouvoir, mais, en ce moment critique, ils ont sauvé l’unité du monde en restant fidèles à l’idée de la communion humaine.

Qu’ils aient été, l’un français, l’autre hollandais, un autre, espagnol, cela ne pouvait égarer leur sentiment, même lorsque leurs nations respectives se faisaient la guerre, car ils se sentaient citoyens du monde et leur vraie patrie, c’était toute l’humanité ; pour pouvoir librement s’entretenir entre eux, ils choisirent le latin comme langue commune et leur espoir fut que les hommes, quand ils se seraient élevés à une plus haute formation intellectuelle, ne seraient plus en état de supporter la laideur de la haine et la bestialité de la guerre. Ils rêvaient d’une humanité plus haute et meilleure qui, par une instruction supérieure, arriverait à une entente plus ferme entre peuples et individus et ils voulaient eux-mêmes, en qualité de petite élite, donner l’exemple de cette nouvelle mentalité, de cette religion de l’entente mutuelle.

Naturellement ce n’était qu’un rêve, mais un rêve beau et fécond. En pleine lutte, ces savants solitaires virent apparaître une nouvelle arme qui devait les aider dans le combat contre les passions impures ; cette arme était le livre. Ils espéraient que l’invention de l’imprimerie donnerait à l’humanité une idée plus élevée de la moralité par la diffusion de l’instruction et, dans un certain sens, ils ne se trompaient guère. Jusqu’à présent, le livre est resté le meilleur médiateur entre l’âme et la pensée.

Grâce à lui, on peut franchir les frontières des langues, on peut rapprocher les idées les unes des autres, on peut atténuer les oppositions par la discussion loyale et, si les écrivains, une fois pour toutes, se rendent comptent de l’immense responsabilité qui leur échoit dans les destins de l’humanité en marche, leurs livres deviendront certainement les meilleurs messagers de la future réconciliation des âmes.

Il est possible que les humanistes soient venus trop tôt et aient été trop faibles. Leurs œuvres en latin n’arrivaient point jusqu’aux peuples, et ce fut précisément au moment où les écrivains de la Renaissance voulurent imposer le latin comme langue universelle pour la science et la littérature que les grandes nations commencèrent à créer de grandes œuvres dans leurs propres idiomes : un Rabelais, un Shakespeare, un Camoëns, un Calderón produisirent leurs immortels chefs-d’œuvre et une nouvelle lice s’ouvrit pour des rivalités — fort nobles cette fois — entre les nations ; le rêve d’une langue universelle s’évanouit, du moins pour un temps. Chaque peuple, chaque nation se parla à elle-même de sa propre voix, et s’inventa un nouveau nationalisme artistique, suivi bientôt d’un autre nationalisme — dangereux celui-là — celui de l’orgueil et de l’ambition de dominer.

Mais, comme je l’ai dit au commencement, chaque fois que le rayonnement de l’idée a été sur le point de s’éteindre, il s’est ranimé de plus belle. Au moment où la littérature se nationalisait par les langues, un art nouveau, un nouveau langage s’est épanoui au-dessus des idiomes : la musique, le seul et unique langage qui parle également à toutes les âmes et qui, avec ses ailes invisibles, survole toutes les frontières, l’art qui a le pouvoir d’unir le plus intimement toutes les nations, mieux que n’importe quel autre idiome, parce que justement il n’exprime que ce qui est universellement humain. Une mélodie ne parle aucune langue en particulier, elle est compréhensible à tous les peuples, elle appartient à tous indifféremment comme un présent de l’harmonie des sphères, comme l’air dont elle est l’âme chantante. Les peuples auront beau se quereller, la musique restera toujours la propriété de tous, le symbole éternel du lien qui nous unit, et je crois que celui qui comprend exactement cette langue ne se sentira étranger nulle part sur la terre. C’était le sentiment des grands musiciens qui, soudain, apparurent au XVIIIe siècle : leur façon de sentir était cosmopolite, c’est-à-dire que toute la terre était leur patrie, et pas seulement leur langue et leur pays natal. Ubi ars ibi patria, partout où ils pouvaient créer et travailler ils se sentaient chez eux, là ils avaient leur chez-soi ; l’Allemand Haendel habite Londres et met en musique les textes anglais, l’Autrichien Gluck vit à Paris et compose en langue française, Mozart crée des opéras italiens aussi bien que des opéras allemands, et cela leur est indifférent car parlent au monde entier. La musique a sans doute fait plus pour l’union des âmes dans le monde que tous les mots et que toutes les idées : honorons-la et aimons-la pour cette raison, comme le symbole le plus sublime de la concorde.

Mesdames et Messieurs, j’ai essayé de vous montrer sur quelques exemples la volonté d’unité morale du monde pour vous faire voir que presque toute nouvelle génération cherche sur un chemin nouveau la réalisation du même idéal, et que chacune rêve et espère à sa manière que l’humanité est en voie de devenir enfin une communauté plus élevée et plus pacifique. Notre génération, elle aussi, a fait ce rêve. Nous, dont l’esprit s’est réveillé au tournant du siècle, c’est de la science et de la technique que nous attendions cette élévation de l’humanité. Peut-être notre optimisme d’alors vous a-t-il fait sourire, peut-être l’avez-vous trouvé simple et enfantin. Mais songez à toutes les merveilles que notre génération a vécues au cours d’une seule enfance, d’une seule jeunesse !

J’étais un gamin de six ans, je crois, quand un téléphone fut installé dans notre demeure ; je me souviens encore du frisson que j’ai ressenti quand pour la première fois la voix humaine a triomphé, devant moi, de l’espace. Nous avons vu les premières automobiles, ces voitures qui se mouvaient sans avoir besoin de chevaux, et nous les avons vues devenir plus rapides d’année en année ; nous avons vu pour la première fois des images vivantes, le cinématographe, et nous avons frémi, en poussant des cris de joie, comme nous frémissions d’enthousiasme quand, pour la première fois votre grand compatriote Santos-Dumont s’élança en dirigeable dans l’espace : le rêve millénaire de l’humanité était réalisé. Il n’y eut plus de distances, il n’y eut plus de frontières !

Là où il fallait à nos pères huit jours de voyage, il nous faut aujourd’hui à peine huit heures. Notre Europe qui, jusque-là, nous semblait immensément étendue, nous pouvons la franchir maintenant en un jour ! Était-il possible qu’il y eût encore des hostilités entre nos peuples ? Par cette invention, toutes les frontières n’étaient-elles pas effacées ? L’Europe, le monde n’étaient-ils pas devenus une seule patrie ? La fraternité même n’était-elle pas enfin définitivement garantie, la terre n’appartenait-elle pas, dorénavant, à tous les hommes à la fois ? Les États de l’Europe et leurs frontières, et leurs drapeaux, et leurs armées, et leurs canons, nous paraissaient des restes d’un état des choses déplacé, bon à être mis au rancart, et comme nous voyions simultanément les progrès des sciences combattant les maladies dont on avait souffert pendant des milliers d’années, abaissant le coût des moyens d’existence, et améliorant de jour en jour, presque d’heure en heure, les commodités de la vie, comme nous voyions tout cela, nous avions bien le droit de croire aussi que la misère des masses, les dures conditions d’existence des classes populaires s’atténueraient peu à peu et qu’une humanité nouvelle plus heureuse et plus pacifique ferait son apparition. Oui, vous souriez peut-être de cet optimisme naïf. Mais moi, je n’ai pas honte d’avoir été si jeune et si crédule, et j’aime la belle sentence de Schiller : «On doit garder le respect des rêves de sa jeunesse ! ». Aurions-nous pu ne pas croire à la technique unificatrice et rédemptrice de l’humanité quand tous les jours elle engendrait de nouveaux prodiges ? Nous aimions, nous admirions les machines ; mon ami et maître Émile Verhaeren les célébrait dans ses poésies comme le premier bien, et nous autres, étroit cercle d’amis venus de tous les pays et rassemblés autour de Romain Rolland, nous envisagions l’Europe comme notre foyer natal commun, nous croyions qu’une joyeuse admiration réciproque pouvait relier entre eux les peuples :

« Si nous nous admirons les uns les autres,
Du fond même de notre ardeur et de notre foi!»

Et nous n’étions pas comme la génération actuelle qui parle de la guerre, tantôt avec ravissement, tantôt avec angoisse ; nous pensions qu’il était impossible qu’une humanité qui, dans l’espace de quelques années, avait réalisé tant de prodiges par son génie, pût se mettre en tête de s’exterminer mutuellement une fois de plus, et nous souriions, fous que nous étions nous-mêmes, de la sottise de ceux qui voyaient venir la guerre. Dans notre enthousiasme, nous n’apercevions pas les forces qui la préparaient.

Vous pouvez vous imaginer notre déception, notre désespoir quand ensuite la guerre éclata tout à coup, et de surcroît la guerre la plus effroyable de l’histoire. La technique nous avait trahis et la science, elle aussi, nous avait trahis. Les aéroplanes que nous aimions, voyant en eux les porteurs de messages de peuple à peuple, lâchaient des bombes et du poison sur des victimes désarmées, les savants inventaient de nouveaux engins au service de l’assassinat, les philosophes glorifiaient la guerre et d’un pays à l’autre, les hommes qui, un mois plus tôt, se disaient amis, se bafouaient à présent les uns les autres. Mais même cette horrible déception n’a pu nous rendre infidèles à notre foi en la fraternité nécessaire du genre humain. Nous, le petit groupe autour de Romain Rolland, nous restions inébranlablement unis au milieu des nations en lutte et nous espérions que la fin de la guerre serait le commencement de la grande, de l’éternelle paix. Hélas ! Comme notre génération se cramponnait à ce dernier espoir ! Dans mon itinéraire vers vos parages, j’ai à nouveau ressenti cela, j’ai nettement revu dans mon souvenir le moment où j’ai aperçu au Portugal une avenida Wilson. Wilson, c’était alors l’espérance de tout le monde, et peut-être ne pouvez-vous plus vous figurer combien de millions d’hommes tendaient alors leurs bras vers cet homme, avec quelle chaleur cette génération de la guerre ajoutait foi à l’alliance des peuples, où l’on croyait voir alors la plus simple garantie d’une paix assurée pour l’éternité : ces rêves, que sont-ils devenus ? Ils se sont envolés comme des feuilles fanées emportées par le vent.

Et pourtant, à cet enfer, nous avons arraché notre foi inébranlable en la nécessité de la concorde entre les peuples — une foi mutilée sans doute, transformée, mais en tout cas maintenue. Notre optimisme est aujourd’hui moins enthousiaste que jadis. Il est devenu plus sévère vis-à-vis de lui-même et nous ne voulons pas oublier les enseignements que le temps nous a donnés.

La première chose que l’expérience nous a apprise, c’est la nécessité de renoncer définitivement et pour toujours à notre présomption européenne. Avant la guerre — je vous parle ici en toute sincérité — nous considérions comme allant de soi que c’était à l’Europe de guider le monde sur le terrain intellectuel et moral. Nous sommes guéris de cette erreur. Même l’affreux ouragan qui pendant quatre ans s’est déchaîné dans tous les pays d’Europe n’y a pas purifié l’atmosphère, et ne l’a pas libérée de ses tensions dangereuses ; toujours et peut-être plus que jamais, l’air y reste chargé d’amertume et de ressentiment ; la jalousie et la méfiance des nations s’entrechoquent toujours dans cet espace confiné. Je ne veux pas dire par là qu’aucun idéalisme ne vive plus dans la jeunesse européenne. Tout au contraire, il y a dans la génération de l’après-guerre un grand, un immense idéalisme, plein d’un enthousiasme infini, de volonté, de sens du sacrifice : rarement on a vu une génération plus belle, plus prête à l’abnégation. Mais cet idéalisme se tourne funestement vers les anciens idéaux surannés : il divinise la force et la volonté de puissance. Tous ces jeunes gens préfèrent mille fois mourir pour la grandeur et la gloire de leur pays plutôt que de vivre avec les autres nations pacifiquement et dans des sentiments de bienveillance et d’estime réciproques — ils veulent vivre dans le sens de Nietzsche, « dangereusement », et leur délire d’héroïsme, d’héroïsme en masse, leur est plus cher et plus sacré que l’idée de l’humanité.

Voilà pourquoi une réelle pacification du monde ne peut plus actuellement venir de l’Europe seule. Un autre idéalisme, plus large celui-là, qui ne garde pas constamment les yeux fixés, comme hypnotisés, sur les frontières du pays, un idéalisme qui n’est pas grevé de toutes les vieilles rancœurs et de tous les souvenirs sentimentaux : c’est seulement celui-là qui peut nous aider à reprendre la tâche de la construction de la vieille Tour de Babel, autrement dit de la construction de la communauté humaine, et toute notre espérance va vers vous, peuples jeunes, peuples non encore usés, qui vivez de l’avenir et non du passé et de ses idées mangées par les mites. Vous, les peuples nouveaux, les peuples jeunes, vous vivez et pensez dans des dimensions plus vastes que les nôtres, nous n’avez pas dans votre sang les résidus de la drogue de la guerre, les instincts de haine, les velléités de revanche. Vos pays ne sont pas surpeuplés, congestionnés, comme ceux de notre vieux continent, et c’est pourquoi vous respectez la vie de chaque individu humain. Vous savez qu’il y a encore une infinité de choses à faire pour notre humanité et mieux à faire, dans tous les cas, que de sacrifier d’innombrables êtres humains sur l’autel de la jalousie nationale. Un idéalisme meilleur et plus beau habite votre jeunesse et c’est pourquoi nous reconnaissons chez vous les idéaux de nos propres jeunes années sous une forme plus pure qu’en Europe où flottent les exhalations pestilentielles de la méfiance. Si, envers et contre tout, nous croyons encore à la pacification et à la reconstruction du monde, c’est parce que nous savons que vous travaillez avec nous, vous, les pays du futur ; c’est seulement avec vous et par vous que le vieux rêve de la fraternisation universelle peut devenir une réalité. Nos mains se tendent vers vous, nos cœurs vous cherchent, et je sais que je ne suis pas le seul qui se soit débarrassé de notre ancienne présomption européenne ; nous sommes nombreux à penser ainsi et à espérer votre accueil fraternel, et de même que moi-même je ne me suis pas senti une seule minute un étranger dans votre merveilleux pays, de même — j’en suis persuadé — nous constaterons de plus en plus que les idéaux pour lesquels nous avons vécu vivent chez vous, avec plus de jeunesse, de fraîcheur et de vigueur que dans notre pays natal. Ce n’est pas de nous, ce n’est pas de la seule Europe que peut venir la régénération de notre monde, vous devez être avec nous et nous précéder.

Telle est la première leçon que nous avons apprise pendant la guerre et après la guerre : l’Europe est déchue de ses droits à la direction spirituelle du monde, car elle s’est montrée incapable, dans les vingt années qui suivirent la conclusion de la paix, de réaliser une paix véritable dans le petit espace qu’elle occupe. Et le deuxième enseignement a été celui-ci: malgré toute notre admiration pour la technique, il ne faut pas en attendre une bien grande contribution au progrès moral de l’humanité. Nous ne lui accordons plus une confiance excessive, depuis qu’elle nous a trompés, depuis que nous avons vu avec quel empressement, avec quelle docilité elle s’est mise au service de la destruction. Nous continuerons à l’admirer et à l’utiliser dans toutes ses efficiences, mais c’en est fait de notre ancienne croyance selon laquelle le rapprochement dans l’espace rapproche aussi les âmes. Si une machine peut s’acquitter du travail de mille hommes, cela ne la rend pas plus humaine, elle reste froide comme le métal : elle peut contenir une force de cent mille watts, mais la force seule ne fait pas progresser l’humanité, et tout en élevant ses énergies à la puissance mille, elle est moins créatrice qu’une simple action humaine ou qu’une idée créatrice. De la technicisation extérieure ne peut résulter une véritable transformation de notre humanité, celle-ci peut seulement résulter de l’esprit et de la volonté passionnée d’arriver à une meilleure entente entre les hommes. Cessons enfin de confondre la force extérieure avec l’efficience créatrice et, pour important et hygiénique que soit le sport, gardons-nous de voir un héros dans celui qui bat le record de l’année, rappelons-nous toujours que si un nageur arrive à parcourir une certaine distance dans l’eau en deux secondes de moins qu’on ne l’a fait avant lui, cela ne fait pas avancer d’un pouce le progrès moral de l’humanité : l’intérêt excessif pour la force physique conduit à l’amour de la force, et l’amour de la force conduit à la guerre.

Or nous avons besoin, pour remettre en ordre notre monde qui se délabre d’autres forces que les forces physiques, nous avons besoin de beaucoup de passion, d’une vigilance moins bruyante, mais constante, d’une volonté de comprendre, vive et passionnée et d’une claire raison. Pour chacun de nous, il y a une infinité de tâches à remplir en silence : nous devons nous abstenir de toutes les paroles susceptibles d’augmenter la méfiance entre les hommes et les nations ; en revanche, nous avons le devoir positif de saisir toute occasion de louer selon leurs mérites les réalisations bienfaisantes des autres races, peuples et nations. Nous devons apprendre à la jeunesse à haïr la haine, car la haine est stérile et détruit la joie de l’existence, le sens de la vie. Nous devons élever cette jeunesse de telle sorte qu’elle puisse penser et sentir dans des dimensions plus vastes, nous devons lui faire comprendre que limiter ses amitiés exclusivement à son propre cercle d’existence, à son propre pays, est le fait d’un cœur étroit et d’un esprit clôturé ; au lieu de cela, il faut fraterniser, par-delà les océans, avec tous les peuples de la terre. Nous devons montrer par notre propre exemple, nous les aînés, que la libre admiration des valeurs étrangères ne diminue pas la force intérieure de l’âme, mais au contraire l’élargit, et qu’un rajeunissement spirituel ne peut être donné en cadeau qu’à un homme qui sait toujours renouveler son idéalisme et son enthousiasme. C’est seulement si nous croyons du fond de notre âme à l’unité spirituelle du genre humain, et si cette croyance acquiert peu à peu l’énergie d’une religion, que pourra se réaliser ce rêve millénaire. Mais même à supposer que nous nous trompions et que nous ayons travaillé pour une chimère, il n’en reste pas moins vrai que nous n’aurons fait de mal à personne et que nous aurons vécu pour la plus noble chimère de la terre. Je ne sais rien qui puisse donner plus de satisfaction à notre vie minuscule et transitoire que la conscience d’avoir contribué, même de la façon la moins visible, à la pacification, à l’unification du monde, et, si impuissant que soit chacun de nous en tant qu’individu, il n’en reste pas moins vrai qu’aucune tentative en ce sens ne s’accomplit en pure perte ; même si nous ne changerons pas le monde par notre foi et par nos efforts, nous nous serons changés nous-mêmes, nous nous serons grandis, et chacun d’entre nous sera lui-même un monde.

Mesdames et Messieurs, j’ai essayé de vous parler de l’unité spirituelle du genre humain, de cette idée ou de cet idéal que, depuis le commencement de l’histoire, les hommes les meilleurs de toutes les époques ont reconnus comme les leurs. J’espère avoir été intellectuellement honnête et ne pas avoir fait miroiter devant vous l’espoir fallacieux de voir demain ou même après-demain s’accomplir de façon visible la réconciliation définitive des peuples. Au contraire, en hommage à la vérité, nous ne devons pas passer sous silence que de puissantes forces égoïstes travaillent à l’encontre de toute forme de rapprochement entre les peuples, de toute forme d’entente pacificatrice. Il est possible que notre espérance d’une réconciliation politique soit bientôt soumise de nouveau à de sanglantes épreuves. Soyons donc à la fois résolus et patients, ne nous nous laissons pas égarer dans les tréfonds de notre âme par toute la déraison et toute l’inhumanité de notre temps ; restons fidèles à la pensée intemporelle de l’humanité, ce n’est pas si difficile que cela !

Rarement j’ai senti autant qu’en ces jours-ci à Rio de Janeiro combien de beauté a été répandue sur la terre pour ceux qui veulent en jouir. De nouveau j’ai dû reconnaître que ce ne sont pas les langues, les montagnes et les mers qui séparent les hommes, mais bien leurs préjugés et leur méfiance. Mais qui arrive le cœur ouvert pour reconnaître joyeusement le bien qu’il trouve, à celui-là aucun pays étranger ne reste fermé, et partout les quelques hommes de bonne volonté peuvent réaliser le miracle que l’humanité n’a pas encore réussi à accomplir en deux mille ans — qui consiste à s’entendre avec confiance et amour.