Légendes canadiennes/11

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 115-127).


LA VESPRÉE















Seul sur le sable vierge, j’aime à regarder au ciel les étoiles vierges et qui ne luisent que pour moi. Ce que me dit la mer ou joyeuse ou plaintive, ce que me dit le sable que nul pied n’a foulé, ce que me disent les étoiles pures, je l’entends bien dans mon cœur ; dans mon cœur je réponds. Aucune voix ne l’a dit jamais, aucune ne peut le redire.

Louis Veuillot.

III


À l’époque reculée que nous décrivons, le commerce des pelleteries était immense au Détroit.

Attirés par la facilité d’y parvenir, les Sauvages venaient en foule y vendre les produits de leurs chasses.

On y voyait affluer tour à tour les diverses nations des Iroquois, des Potowatomis, des Illinois, des Miamis et une foule d’autres.



M. Jacques Du Perron Baby était alors surintendant des Sauvages du Détroit.

On conçoit facilement quelle devait être l’importance de ce poste à cette époque. Aussi M. Baby avait-il réalisé en peu d’années une brillante fortune.

Presque tout le terrain sur lequel s’élève aujourd’hui le Détroit lui appartenait en société avec M. Macomb, père du général Macomb qui commandait une partie des troupes américaines pendant la guerre de 1812.

C’est à la suite de cette guerre que M. Baby, pour s’être déclaré en faveur du Canada, sa patrie, perdit toutes les propriétés qu’il avait acquises au Détroit.



Au centre du fort, s’élevait, comme une charmante oasis au milieu du désert, une élégante maison entourée de jardins.

C’était la demeure du surintendant.

Aimant le luxe, il avait prodigué tous ses soins pour l’embellir.

Le jardin, exhaussé au-dessus du sol, était entouré d’une terrasse de gazon.

Au centre, la maison élégamment peinte, à demi-cachée derrière un rideau de branches d’érables, de poiriers, d’acacias, qui balançaient leur feuillage chatoyant jusqu’au-dessus du toit, ressemblait à une escarboucle enchâssée dans une guirlande d’émeraudes.

Une nuée d’oiseaux, tantôt cachés sous la feuillée, tantôt voltigeant dans l’air, se croisant, se poursuivant, décrivant mille chemins tortueux avec une prestesse admirable, abandonnaient aux vents leurs joyeuses chansons, tandis que le petit ramoneur,[1] planant au-dessus des cheminées, mêlait à leurs voix ses petits cris aigres et saccadés.

C’était le soir.

Les derniers rayons du soleil couchant coloraient de teintes roses et safranées le dôme de la forêt.

La chaleur avait été étouffante pendant tout le jour.

La brise du soir, gazouillant parmi les rosiers, les dahlias et les églantiers en fleur, rafraîchissait la nature embrasée et parfumait l’air d’enivrantes senteurs.



Réunis autour d’une table dressée, en plein air, au milieu du jardin et chargée de mets et de bouquets de fleurs dérobés au parterre, le surintendant et toute sa famille prenaient le repas du soir.

Un jeune officier, arrivé depuis quelques mois au Détroit, avait été invité à se joindre à la famille.

Des esclaves noirs, occupés du service de la table, se tenaient debout derrière les convives, attentifs à leurs moindres signes.



— Quelle charmante soirée ! — s’écriait le jeune officier, beau jeune homme, aux cheveux blonds, aux traits nobles et expressifs, au front haut, intelligent et fier, à l’œil vif, mais un peu rêveur ; — en vérité, je n’ai vu qu’en Italie un climat aussi doux, une nature aussi délicieuse, d’aussi beaux effets de lumière !

Voyez donc à l’horizon, ces flocons de nuages qui nagent dans l’azur du ciel. Ne dirait-on pas une superbe écharpe à frange de pourpre et d’or flottant à l’horizon ?

— Cette soirée est magnifique, en effet, répondit le surintendant.

Nous jouissons dans ce pays, d’un bien beau climat.

Nulle part je n’ai vu un ciel plus pur, une lumière plus limpide, une nature plus grandiose ; mais, d’un autre côté, nous sommes privés de bien des jouissances accordées aux vieux pays.

Exilés aux dernières limites de la civilisation, à combien de dangers ne sommes-nous pas exposés de la part des Sauvages !

Vous, qui venez à peine de quitter les rivages civilisés de l’Europe, vous ne pouvez vous former une idée de la cruauté de ces peuples barbares.

Ah ! la vie est encore bien dure dans ce pays.

— Oui, repartit la femme du surintendant dont la belle et mâle physionomie indiquait une nature fortement trempée, il y a à peine quelques années, j’étais encore obligée de faire la sentinelle, le fusil au bras, à la porte du fort, pendant que tous les hommes étaient occupés aux environs à la culture des champs.[2]

La conversation fut ici interrompue par un des esclaves noirs qui vint avertir M. le Surintendant et sa femme qu’une personne étrangère désirait les entretenir.

Tous les convives se levèrent alors de table.



— Vous m’avez l’air bien triste ce soir, Mademoiselle, dit le jeune officier en s’adressant à une jeune fille de seize à dix-huit ans, qu’à ses traits on reconnaissait facilement pour la fille du Surintendant. Quel malheur peut donc jeter ce voile de tristesse sur votre front ?

Tandis que tout sourit autour de vous, votre cœur seul est triste.

Il me semble cependant qu’il est impossible de contempler cette soirée si sereine, cette nature si ravissante sans éprouver un sentiment de calme et d’intime sérénité.

Rien ne m’éblouit comme l’aspect d’un beau soir.

Cette gracieuse harmonie de l’ombre et de la lumière est pour moi pleine de mystère et d’ivresse.

— Hélas ! répondit la jeune fille, j’aurais pu, il y a quelques jours, jouir avec vous de ce beau spectacle de la nature.

Mais aujourd’hui, tous ces objets m’apparaissent à travers un crêpe funèbre.

Ce beau ciel, ces champs de verdure, ces fleurs, ces fruits, ces bosquets vermeils, qui charment vos regards, me font frissonner ; j’y vois partout du sang.

— Mon Dieu ! s’écria le jeune officier, vous serait-il donc arrivé quelqu’affreux malheur ?

— Hélas ! il y a à peine quelques heures, je viens d’être témoin de la scène la plus déchirante qu’il soit possible d’imaginer.

Je ne saurais distraire ma pensée de ce navrant spectacle.

Mais pourquoi vous attrister inutilement par ce funeste récit ?

Jouissez plutôt paisiblement de ces heures qui vous paraissent si délicieuses.

— Continuez, continuez, s’écria le jeune officier, racontez-moi ce tragique événement.

Le bonheur est souvent égoïste, mais il faut apprendre à compatir aux douleurs d’autrui.


La jeune fille reprit :

— Avant-hier au soir, une bande de Sauvages, à moitié ivres, arrivèrent chez mon père.

Ils emmenaient avec eux une jeune fille qu’ils avaient fait prisonnière quelques jours auparavant.

Ah ! si vous aviez vu quelle désolation était peinte sur ses traits !

Pauvre enfant ! Ses vêtements étaient en lambeaux, ses cheveux en désordre, sa figure meurtrie et couverte de sang.

Elle ne se plaignait pas ; elle ne pleurait pas ; elle était là, muette, immobile comme une statue, les yeux fixes ; on aurait pu la croire morte, si un léger tremblement de ses lèvres n’eût trahi un reste de vie.

Cela faisait mal à voir.

Je n’avais jamais vu une grande infortune.

Les grands malheurs ressemblent aux grandes blessures.

Ils tarissent les larmes, comme ces blessures terribles et subites qui arrêtent le sang tout à coup dans les veines.

Touchées de compassion, ma sœur et moi, nous la fîmes coucher dans notre chambre.

Nous ne pouvions nous faire illusion sur le peu de chance de salut qui lui restait ; car nous connaissions le caractère des Sauvages.

Cependant nous essayâmes de faire renaître quelqu’espoir dans son âme.

Peut-être notre père parviendrait-il à gagner les Sauvages et à la tirer de leurs mains.

Enfin, elle parut sortir de sa stupeur et nous fit le récit de son malheur.



  1. L’hirondelle de cheminées.
  2. Historique.