Légendes canadiennes/20

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 225-238).


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Nous entrâmes dans le pays par le fleuve Saint-Laurent, l’un des plus beaux fleuves du monde.

Relations des Jésuites.

III


Salut à ton golfe immense, ô majestueux Saint-Laurent !

Salut à ton beau ciel, ô patrie bien-aimée !

Salut aux parfums de ton air embaumé qu’apporte le vent de mer au jeune pèlerin des forêts canadiennes, qui revient des plages étrangères !



Après une longue traversée, le vapeur qui le porte bat enfin de son aile fatiguée les flots du grand fleuve.

Il fait nuit.

Le jeune voyageur se promène, seul et pensif, sur le pont du vaisseau et cherche à distinguer, à travers la brume de la nuit, une ligne noirâtre qui se dessine entre le ciel et les flots.

C’est la côte voisine ; c’est le sol de la patrie, qu’il revoit enfin après une longue absence !

Oh ! comme son cœur palpite d’une inexprimable ivresse !

Oh ! comme il a hâte de voir paraître le jour, afin de pouvoir reposer, à loisir, ses regards sur ce rivage adoré !

Mais à cette suave émotion se mêle parfois un sentiment de trouble involontaire.

Cette terre chérie, que sa naïve enfance avait si souvent admirée, la trouvera-t-il aussi belle maintenant que ses yeux ont vu tant de fortunés climats, tant de sites enchantés ?

Et l’heure qui va suivre ne sera-t-elle pour lui qu’une heure d’amertume et de désenchantement ?

Enfin le jour paraît.

Jamais il n’oubliera le spectacle incomparable qui s’offrit alors à sa vue.



L’aurore repliait lentement, vers l’occident, le voile obscur de la nuit et jetait, en passant, sa gerbe de paillettes d’or sur les croupes des Alléganys, ciselées comme une arabesque.

Vers le nord, quelques flocons de vapeur blanche et légère flottaient encore entre le ciel et les eaux, et se dessinaient sur le bleu foncé des Laurentides, d’une manière si gracieuse et si fantastique qu’on eût dit la mantille oubliée de quelque divinité du fleuve surprise tout à coup, au milieu de ses enchantements, par les rayons indiscrets du jour.

Agitées par la brise matinale qui descendait, avec le jour, des montagnes, les vagues secouaient, comme un troupeau, leur blanche toison, et résonnaient, comme des gazouillements d’oiseaux, autour des flancs du vapeur qui, favorisé par la marée, remontait le fleuve avec une étonnante rapidité.

Quelques bandes de canards et de sarcelles s’éveillaient à son approche et rasaient la cime des vagues, où l’on apercevait de fois à autres le dos argenté des marsouins qui venaient respirer à leur surface ; tandis que, là-bas, sur les brisants, le héron « au long bec emmanché d’un long cou » se dressait, immobile vigie, au milieu des mouettes et des goélands dont les blanches silhouettes se dessinaient en relief sur les rochers hâlés par le soleil.

L’écume des vagues brodait d’une dentelle d’ivoire la grève bordée de galets, de plantes aquatiques, d’algues, d’acorus ; — de récifs où s’agrafent les varechs et les goémons. — ou de hauts promontoires dont les anfractuosités livraient quelquefois passage à un ruisseau qui glissait au fleuve en filets d’argent.


Enfin le soleil se leva au milieu d’une atmosphère de saphyr et de rose, secouant sa crinière d’or, ruisselante de rosée, sur toute cette grandiose nature.

De chaque côté, les deux rives, inondées d’une pluie de rayons, se déployaient à perte de vue, comme deux immenses banderoles ondoyantes sous un souffle éternel.

La rive sud, que le vapeur côtoyait de près, ressemblait, vue en détail, à une vaste mosaïque étincelante des couleurs les plus variées ; — riche draperie de verdure aux nuances tour à tour sombres et austères parmi les forêts de sapins et d’épinettes qui couronnent le rivage, — ou tendres et veloutées parmi les grandes érablières, — ou d’une teinte plus tendre encore et plus vermeille sur ces champs de blés, qui s’élèvent de la rive en amphithéâtre, étalant en plein soleil ce duvet soyeux et chatoyant dont ils se parent quand juin vient s’ébattre dans les sillons.

Cette mer de verdure est toute constellée de blanches maisons qui s’épanouissent en villages, au cintre de chaque vallon, au front de chaque colline, dans chaque découpure de la côte.

On dirait de magnifiques cristaux de quartz jetés à poignée sur la plage.



La marche du vaisseau est si rapide qu’en un instant il franchit la distance d’une église à l’autre.

En arrière, on distingue à peine les gracieuses îles de Kamouraska devant lesquelles le vapeur vient de passer et qui déjà se perdent sous l’horizon.

Plus près, cette langue de terre qui s’avance dans le fleuve, c’est la Pointe de la Rivière-Ouelle, où je vous conduirai, quelques-uns de ces jours, pour vous demander l’explication d’un de ces caprices de la nature qui piquent la curiosité du voyageur : c’est un rocher granitique sur lequel on distingue parfaitement des pistes de raquettes disposées symétriquement, pareilles à celles que fait un homme qui marche en raquettes.

En face, au milieu de charmants coteaux, tout chargés d’ombrage et de murmure, ce vaste édifice dont les contours se découpent sur le flanc d’une montagne boisée, c’est le collège de Sainte-Anne ; c’est l’alma mater du jeune pèlerin, qu’il salue de loin du cœur et des yeux.

Puis se succèdent rapidement les gracieux villages de St. Roch, de St. Jean, de l’Islet, de St. Thomas, etc. etc., qui sourient à toutes les îles fécondes égrenées le long du grand fleuve.



Enfin le vapeur double la pointe de l’île d’Orléans et découvre le majestueux port de Québec, — le rival fortuné du golfe de Naples, — le splendide panorama dont l’entrée du fleuve n’est que le solennel portique.

Il faudrait avoir ravi la divine palette du peintre des solitudes américaines pour esquisser dignement un pareil tableau.

Mais laissez-moi, du moins, étaler un moment à vos regards les superbes joyaux de ce merveilleux écrin.

Laissez-moi vous dire la grandiose nature, — les éblouissantes perspectives, — la verdoyante chevelure des collines, où perlent encore les sueurs de l’aurore que le rayon matinal essuie d’un regard et où l’on croit voir encore fuir l’Iroquois à l’angle des bois ; — et les horizons vermeils, dernières limites du monde au-delà desquelles s’étendent des pays inconnus, — terræ ignotæ, comme disaient les anciens ; — mystère qui prête une singulière grandeur à tout le paysage.

Laissez-moi vous dire la poétique Île d’Orléans, — cette fraîche corbeille de verdure et de fleurs, échouée au milieu du courant ; — cette heureuse terre où tout respire le calme et le bonheur ; — où l’on ne voit de toutes parts que laitage, — linge blanc suspendu aux buissons, — pots de fleurs épanouis aux fenêtres ;

Et la belle chute de Montmorency qu’une muse païenne prendrait pour une charmante naïade qui lave éternellement sa robe de neige aux ondes du grand fleuve, tout en prêtant l’oreille à la voix jalouse de sa sœur voisine : la chute de la Chaudière ;

Et le superbe promontoire de Québec, qui se projette au milieu des vagues, pareil à la proue d’un immense vaisseau tout pavoisé ;

Et l’orgueilleuse citadelle ;

Et toi, la fière cité française, entourée, comme une ruche d’abeilles, d’un essaim de mille navires.

Laisse-moi, oh ! la belle captive ! étaler ton turban de créneaux et faire admirer au voyageur émerveillé les diamants de ta couronne.

Non, les plus belles cités de la vieille Europe ne valent pas un seul de tes regards.

Naples même ne salue pas le voyageur d’un plus sémillant sourire.



Maintenant, fière Stadaconé, laisse-moi te dire cette antique légende, pleine de larmes, de mystère et d’horreurs, qui te fit jadis tressaillir dans ton berceau, un de ces jours où, confiante, tu sommeillais encore sous l’aile maternelle.

Ah ! c’est une tant vieille légende que je ne sais vraiment si je puis vous la raconter.

Elle est tout envieillie au fond de mon cœur ;

Pauvre feuille morte, emportée par le vent de la vie, à peine puis-je aujourd’hui la distinguer au fond de ce lac de pleurs que creuse en notre âme le flot des jours amers.


Québec, septembre, 1860.