Légendes canadiennes/19

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 213-224).


DÉPART














Oui, la société européenne se meurt ; les extrémités sont froides, le cœur le sera bientôt… Elle se meurt, parce que l’erreur tue, et que cette société est fondée sur des erreurs…
Les individus peuvent se sauver encore, parce qu’ils peuvent toujours se sauver ; mais la société est perdue, non qu’elle soit dans une impossibilité radicale de se sauver, mais parce que, selon moi, il est évident qu’elle ne veut pas se sauver.

Donoso Cortès,
Lettres.

II


Un jour, il lui fut donné de réaliser ce rêve de son adolescence.

Oh ! comme son cœur palpita d’une indéfinissable émotion, lorsque, pour la première fois, se leva devant ses yeux, du sein des mers, la vieille terre d’Europe tout enluminée en ce moment par les splendeurs du couchant !



Nouveau Chactas, — il visita tour à tour :

Et cette fière île, volcan d’industrie, sans cesse retentissante des sifflements de la vapeur, et toujours ceinte d’un bandeau de brouillard et de fumée ; où siège le moderne Adamastor dont les gigantesques mains étreignent les mondes, et dont le souffle jette aux quatre vents, comme une poussière, les flottes de ses infatigables enfans ;

Et cette belle terre de France, berceau de ses ancêtres, le plus beau royaume après celui du ciel ;

Et la molle Italie, cachant à peine ses blessures et ses rides sous son crêpe de gloire, qu’elle traîne aujourd’hui, l’ingrate, dans la fange des révolutions ;

Et toutes ces plages semées de grandes choses ; — et toutes ces oasis enchantées :

Paris, la grande capitale, — la coupe d’or et de venin de l’humanité, — la sirène enchanteresse qui, le front couronné d’un diadème de palais et de chefs-d’œuvre, soupire sans cesse à l’oreille fascinée des peuples ses chants magiques et perfides ;

Et Versailles avec ses jardins royaux, et ses charmilles, et ses voluptueux Trianons, et ses allées ombreuses et solitaires où se promène encore, attentive au bruit des cascatelles, au milieu d’une cour de statues, l’ombre du grand Roi ;

Et Gênes, la ville de marbre, la reine au long veuvage ;

Et la belle Florence étincelante aux pieds des Apennins comme un diamant au fond d’une coupe de vermeil.


Assis à Rome sur les ruines du Colysée, il évoqua les grandes ombres des Martyrs et des vieux Romains ; et entendit les voix étranges et mystérieuses des sept collines s’entretenant éternellement entre elles des destinées du monde.

Il vit Naples et les merveilles de son golfe, où fleurissent Ischia, Procida, Caprée, les perles de la mer Tyrrhénienne, enchâssées par le flot bleu d’un collier de diamant.

Il promena ses vagues rêveries sur toute cette plage où chaque pas réveille un souvenir :

De la grotte de Pausilippe, aux palais de Portici ;

Des cimes de Castellamare, à la plage de Sorrente ;

Du Cap Misène où chantait Corinne à l’ombre des citronniers et des amandiers roses, au rivage de Pouzzole où abordait, captif, l’Apôtre des gentils ;

De l’antre de la Sibylle, au bois sacré où la muse de Virgile cueillait le rameau d’or.

Il gravit le Vésuve, et vit bouillonner la lave au fond de son cratère enflammé.

Ses pas réveillèrent un moment les échos endormis dans les ruines de Pompéi, où seuls aujourd’hui se glissent les lézards parmi des flots de soleil et de silence.

Il sentit, sous sa main, tressaillir encore d’effroi, dans son linceul de cendres, la cité-squelette à la vue du monstre qui l’engloutit pendant dix-huit siècles.



Mais d’où vient qu’au milieu de toutes ces merveilles de la nature et des arts, sur toutes ces plages où l’égarait sa course aventureuse, — d’où vient qu’il sentait tout à coup la tristesse assombrir son front et le froid lui monter au cœur ?

Ah ! c’est que l’air qu’il respirait, — le rayon dont les teintes chaudes noyaient l’horizon et venaient effleurer sa paupière, — les parfums que lui apportait la brise avaient passé sur d’impures cités d’où s’exhalent incessamment des miasmes qui donnent la mort.

C’est que partout se dressait devant lui le fantôme hideux d’une société pourrie ; — ulcère gangréné, — cadavre fétide auquel une dernière secousse galvanique communique un reste de vie ; — spectre aux formes grêles, au front imbécile, au teint hâve et livide, au regard glauque et vitreux, suant le vice et la débauche à travers une peau voltairienne.



Le voyez-vous, là-bas, branlant une tête décrépite, ivre du vin de tous les crimes, et cheminant à travers le siècle en écorchant, à chaque pas, ses membres chancelants sur les débris des croix et des sceptres ?

Entendez-vous au sein de la nuit, sa voix qui tinte comme un glas funèbre, bavant d’une lèvre édentée le blasphème et le sarcasme : Ils ne sont plus, s’écrie-t-il,

« Ils ne sont plus ses jours, où d’un siècle barbare
Naquit un siècle d’or, plus fertile et plus beau !
Où le vieil univers fendit avec Lazare
De son front rajeuni la pierre du tombeau !
Ils ne sont plus ces jours où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers leur monde enchanté !
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité !
Où le palais du prince et la maison du prêtre,
Portant la même croix sur leur front radieux,
Sortaient de la montagne en regardant les cieux !
Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre,

S’agenouillant au loin, dans leurs robes de pierre,
Sur l’orgue universel des peuples prosternés
Entonnaient l’hosanna des siècles nouveau-nés !
Le temps où se faisait tout ce qu’a dit l’histoire,
Où sur les saints autels, les crucifix d’ivoire
Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait,
Où la vie était jeune, où la mort espérait !


Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La mort devait t’attendre avec impatience
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis la cour.

Ne quittes-tu jamais ta demeure infernale

Pour t’en aller tout seul promener ton front pâle
Dans un cloître désert ou dans un vieux château ?
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie ?
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l’éternité ton souffle a dépeuplé ?

Que te disent les croix ? que te dit le Messie ?
Oh ! saigne-t-il encor, quand pour le déclouer,
Sur son arbre tremblant comme une fleur flétrie,
Ton spectre dans la nuit revient le secouer ? »




Et le monstre, en vomissant ces blasphèmes, a poussé des ricanements d’enfer.

Ah ! fuyons, fuyons cette terre maudite de crainte d’être enveloppé dans le châtiment terrible qui va fondre sur elle.

Ne voyez-vous pas déjà, dans la nuit, la main prophétique, traçant en caractères de feu sur la muraille du temps, la sentence de mort de Balthazar ?

Ne voyez-vous pas déjà les nuages de la tempête, chargés de grêle et de foudre, s’amonceler à l’horizon ?

Déjà l’éclair en longs serpents, sillonne la nue et le tonnerre gronde dans le lointain.

Une lueur blafarde ensanglante le firmament :

C’est le feu du ciel qui va consumer Sodome.

Ah ! fuyons, fuyons sans même oser détourner la tête vers les cités infâmes de crainte d’irriter le Seigneur.