Légendes canadiennes/36

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 383-396).


L’ORCHESTRE INFERNAL















Si l’homme droit et pur qui lira cette page
Essuie, en la tournant, une larme à ses yeux ;
S’il trouve là son cœur de fils, et s’il sent mieux
Ce qu’il doit à sa mère et l’aime d’avantage :

J’aurai vécu ! ma vie aura porté son fruit ;
Je ne me plaindrai plus de la flamme qui m’use,
Des biens communs à tous que le ciel me refuse
Je saurai le secret de mon repos détruit.

Victor de la Prade,
Poèmes Évangéliques.


V


En un instant, la branche est pliée de nouveau, et la corde enroulée autour de l’arbre ; mais, cette fois, les scélérats ! avant de la mettre entre mes mains, ont le soin d’attacher l’autre courroie autour du cou de ma pauvre mère, après lui avoir lié les mains derrière le dos.

Alors ils me présentent la corde.

Je refuse de la saisir, et ils la laissent glisser tout doucement, avec un rire diabolique, jusqu’à ce qu’enfin, voyant la branche se relever et raidir la courroie qui retient ma mère, de désespoir, je suis obligé de m’en emparer.



Supplice inspiré par tous les génies de l’enfer !

Abîme de férocité et de barbarie !

Les monstres savourent d’avance, avec ivresse, toutes les horreurs des tourments qu’ils viennent d’inventer.

Exténué de fatigue et de lassitude après de longs jours de souffrances inouïes, il est impossible que je puisse résister longtemps.

Les barbares l’ont bien prévu.

Ils savent que la nature sera bientôt vaincue, et le crime consommé.

Quelle nuit ! quelles heures ! Lutte sans espoir contre toutes les défaillances de la nature !

Quel gouffre d’atrocités ! Toutes les angoisses, tous les épouvantements, toutes les détresses de l’âme et du corps ! Toutes les affres de la mort sans la perspective du dernier repos !



La bande infernale s’éloigne de quelques pas, et, avec des cris, des éclats de voix, des hurlements, des contorsions de démons, exécute, sur le sable du rivage, des danses insensées, préludes de la jonglerie.

Leurs membres nus, rougis par les sanglantes langues de feu que le vent de nuit fait jaillir de l’âtre, les feraient prendre pour une troupe de sorciers ou de nécromants échappés de l’enfer.

Leur ronde flamboyante tourbillonne comme un ouragan.

Au milieu de leurs vociférations, une voix, — toujours la même, — glas funèbre qui tinte encore à mon oreille, — se distingue et règle leurs pas.

Les hiboux, les chouettes, et les autres oiseaux de nuit, attirés par la flamme et par ces clameurs insolites qui troublent le silence de leur veille, voltigent d’arbre en arbre, mêlant leurs cris effrayants aux bruissements de la forêt, au ressac de la mer sur les vertèbres des falaises, et aux ricanements de l’orgie.



Adieu au dernier espoir !

Tout est fini !

C’est l’enfer !

Autour de moi, un roseau de sang ; — l’abîme sous mes pieds ; — sur ma tête les rugissements de la tempête ; — le deuil et les funérailles dans mon âme ; — partout, au dedans comme au dehors, le vertige, les ténèbres, le désespoir, la mort… !

Seule !… seule !… une lueur, un rayon !… la douce voix de ma mère ; les soupirs de son cœur à travers lequel j’entrevois encore le ciel… Quoi ! le ciel !… si près de l’enfer ! L’ange à côté des démons !



D’une voix vibrante et calme… calme comme son âme qui n’appartient plus à la terre :

— Harold ! mon enfant, pourquoi pleurer ?… Arrête tes sanglots ?

Il faut nous quitter ; Dieu m’appelle à lui ; mes maux vont finir !… Sois heureux !… Là-haut je prierai Dieu pour toi… Au ciel je t’aimerai mieux que sur la terre !…

— Maman ! Maman !… Oh !… non vous ne mourrez pas !

— Non, mon enfant, on ne meurt pas quand on va au ciel !…

J’ai offert ma vie pour toi, Dieu l’a acceptée. Tu vivras, mon fils ; mais quand je ne serai plus près de toi, souviens-toi toujours des leçons de ta mère !…

Ah ! quand tu sentiras ta foi près de défaillir, pense bien au bon Dieu et… un peu à ta mère…

Harold ! prions ensemble ; prions pour nos ennemis, prions pour la pécheresse !


— Maman ! que leur avons-nous donc fait… qu’ils nous font tant souffrir !

Le bon Dieu nous a-t-il donc abandonnés ?

— Oh ! non, mon enfant ; c’est l’heure des ténèbres ; regarde le ciel et prie avec moi !…

Les malheureux ! ils ne savent ce qu’ils font.

Seigneur, jetez un regard de pitié sur ces pauvres tribus assises à l’ombre de la mort.

Ne verront-elles donc jamais luire sur elles la lumière de votre Saint Évangile ?

Le sang de nos apôtres martyrs crie vers vous.

Écoutez les gémissements de ces victimes immolées, qui s’élèvent du pied de votre trône…

Ô mère des douleurs ! par le glaive qui transperça ton âme sur le Calvaire, abaisse un regard de pitié sur mon pauvre enfant cloué, comme le tien, sur la croix.

Contemple l’affliction et les angoisses d’une mère et sauve mon enfant !…

Harold !… je te bénis ! Adieu !…



— À moi ! à moi ! au secours ! Je sens déjà mon bras qui s’engourdit, et mes doigts se raidir !… Maman ! ah… je vais vous tuer !… Me pardonnerez-vous ?… Je veux mourir, je veux mourir !… Pourrai-je vivre sans remords ? Mon Dieu ! un nuage passe sur ma vue !… je ne vois plus… je n’entends plus… rien !… Je meurs !…



Tout à coup au milieu de mon évanouissement, je crois sentir mes doigts engourdis s’entr’ouvrir ; la corde fatale glisse entre mes mains, elle grince autour de l’arbre et… m’échappe !

Un tressaillement suprême m’éveille de mon évanouissement ; je m’élance et, par bonheur, je viens à bout de la ressaisir.

Mais c’est en vain ; la nature est épuisée ; je lutte quelque temps encore ; mes forces m’abandonnent ; ma tête retombe lourdement sur ma poitrine. Une nouvelle défaillance…

Soudain d’épouvantables hurlements m’arrachent de ma léthargie ; mes cheveux se dressent sur ma tête : — Mon Dieu ! j’ai tué ma mère !…

Un râle d’horreur s’exhale de ma poitrine.

Entre la terre et la voûte des branches le cadavre est là qui se balance au gré du vent.

Le vertige, la stupeur glacent mon sang dans mes veines.

Tous les objets semblent tourner autour de moi.

Un crêpe funèbre s’étend sur ma vue.

Je sens l’ongle de la mort me mordre au cœur.



Depuis cet instant, jusqu’au moment de perdre tout sentiment d’existence, toutes mes idées se troublent et deviennent confuses dans ma mémoire.

Quelques pâles souvenirs entrevus comme à travers un rêve : — le grincement de la corde sur la branche fatale ; — le vent qui pleure tristement sur ma tête et soupire le chant de la mort ; — aux approches de l’aube, le croassement d’une corneille qui vient se poser sur la branche.

Elle s’approche, s’approche encore pour flairer le cadavre, l’effleure de son aile en voltigeant, puis tout à coup s’envole en criant.



À travers le voile du trépas qui couvre mes yeux, je crois entrevoir, ô horreur !… une face effroyable et deux prunelles vertes et étincelantes, — sphinx teint de sang, — qui passe et repasse à deux doigts de mon visage avec un ricanement d’enfer !… Le spectre de la Jongleuse !…

Vient-elle savourer sa proie ? insulter à sa victime ?… Oh ! elle m’enfonce ses griffes dans le cœur !!…

Un tremblement convulsif,… un froid mortel court dans tous mes membres,… le sang reflue vers la tête,… des étincelles sautillent dans mon cerveau,… un bourdonnement dans mes oreilles,… une dernière impression vague, terne, sans horizon,… une dernière crispation, puis, tout s’éclipse et va se perdre dans le lac morne du néant.