Légendes canadiennes/35

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 369-382).


GAZELLES ET TIGRES















Ma mère ! avez-vous su comme je vous aimais ?

. . . . . .

. . . . . .

Tel que je l’ai senti, je ne l’ai dit jamais.

Victor de la Prade,
Poèmes Évangéliques.

IV


Enfin nous débarquâmes, un soir, sur les crans que vous voyez là-bas, et où vous nous avez vus aborder, il y a quelques instants.

Le trajet que nous venions de parcourir aurait pu se faire en assez peu de temps ; mais notre marche avait été beaucoup retardée par de fortes brises de vent de nord-est.

Les Iroquois nous firent porter leurs canots à terre, et vinrent camper, ici, au pied de ce rocher.

Quoiqu’il ne fût pas encore bien tard, l’ombre du soir avait déjà pénétré sous la voûte du bocage ; car on était en automne.

Après nous avoir fait amasser, auprès de leur feu, une provision de bois pour la nuit, et s’être étendus quelque temps sur l’herbe pour se reposer à la suite de leur repas, ils se levèrent soudain ensemble, sans proférer une parole et se réunirent en conseil sous cette touffe d’arbres qui s’élève encore à quelques pas d’ici.

Ce mouvement spontané me fit croire à un ordre de l’invisible Jongleuse, dont chaque soir, soit hallucination, soit réalité, je croyais apercevoir la démarche légère comme celle d’un esprit, au bord de la pénombre projetée par la flamme du bûcher.

L’air mystérieux qu’ils avaient affecté durant tout le jour, les préparatifs de la soirée, ce conseil extraordinaire nous faisaient pressentir que l’heure formidable était venue, où notre sort allait enfin se décider.



Agenouillé, avec ma mère, auprès d’un érable au tronc duquel elle avait accroché une petite statue de la Sainte Vierge qu’elle portait toujours sur elle, j’unissais ma tremblante prière à la sienne en suivant son regard ardemment fixé sur l’image sacrée qu’un reflet du brasier enchâssait d’une auréole de pourpre ; — symbole ineffable du rayon céleste qui versait, en ce moment, une dernière étincelle d’espoir au milieu des agonies de nos cœurs.

Par intervalles, mes yeux inquiets se reportaient involontairement sur le groupe des Sauvages dont nous pouvions entendre les paroles inintelligibles, apportées par les bouffées nocturnes, et entrevoir confusément la pantomime expressive à travers les ténèbres.

Après qu’ils eurent tous parlé, et se furent assis, chacun à son tour, une ombre se dressa au centre du conseil et profila, sur le voile opaque de la nuit, sa vacillante silhouette que léchaient au loin les sanglantes rougeurs intermittentes du foyer ; et une voix, dont mon oreille effrayée crut reconnaître le timbre étrange, retentit dans le silence.

C’était (du moins je le crus alors) c’était la voix de la Jongleuse.

Longtemps elle parla et gesticula comme si elle eût voulu faire prévaloir un avis qui trouvait peu d’écho dans l’esprit de ses farouches auditeurs.

Enfin, la main de l’être inconnu indiqua d’un geste les deux prisonniers, et le conseil se termina.

Tous les Sauvages se levèrent ensemble.

C’était l’heure fatale !

À cette pensée seule, tous mes membres frémissent encore d’épouvante !… Ma respiration s’arrête !… J’étouffe d’horreur !…



— Ô mon Dieu ! — murmura tout bas ma mère, pensant que je ne l’entendais pas et me pressant sur son cœur de ses deux mains qui ne tremblaient que pour moi, — Ô mon Dieu !… Mon enfant !… Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ! Je suis prête à endurer toutes leurs tortures ; mais, mon cher Harold ! ah ! pitié, mon Dieu !… Pitié pour ce tendre agneau !… Pitié pour mon pauvre enfant !…

Et, toute sanglotante, elle me pressait avec cette étreinte désespérée de l’amour maternel transfiguré par les navrantes extases du sacrifice et de l’immolation suprême.

Elle ne songeait pas même à implorer la pitié de ces monstres sans entrailles.

Le tigre attendri épargne-t-il jamais l’innocente brebis ?

Son âme fermée à tout espoir ne se tournait plus que vers Dieu d’où seul le secours pouvait venir.

Ah ! ma mère ! Le ciel entendit votre prière, et votre sacrifice fut accepté ; mais à quel prix, grand Dieu !…


L’un des Iroquois, tenant à la main un long éclat de bois effilé, s’approcha de moi, et le mettant entre mes mains, il me fit signe, avec cet air caressant et ironique que les Sauvages aiment à prendre en exerçant leurs cruautés, de l’enfoncer dans le bras de ma mère qu’il venait de saisir par le poignet.

Pétrifié d’horreur à cette atroce proposition, je feignis de ne pas comprendre ; mais, après quelques tentatives, voyant ma persistance, il me menaça de son casse-tête.

Alors, afin d’échapper à l’horrible supplice d’être moi-même le bourreau de ma mère, je jetai la baguette loin de moi, dans l’espoir de me faire tuer.

Hélas ! que n’ai-je eu le bonheur de terminer alors ma malheureuse carrière ?

Je n’aurais pas été condamné à souffrir à la fois toutes les agonies sans mourir.

— Maman ! Maman ! — m’écriai-je en me rejetant dans ses bras pendant que le Sauvage irrité levait son tomahawk pour en asséner un coup sur ma tête, — maman ! qu’il me tue, s’il le veut ; j’aime mieux la mort que de vous faire souffrir.



Pendant tout ce temps, celle que j’aimais, heureuse de voir se tourner contre elle la fureur de nos ennemis, était demeurée immobile prête à subir tous les tourments.

Elle se pencha au-dessus de moi, afin de me couvrir de son corps.

Le Sauvage brandissait son arme pour frapper, quand une main le retint.

Était-ce celle de la Jongleuse ?…

Hélas ! loin d’être inspiré par la pitié, ce mouvement ne provenait que d’une féroce pensée.

Je ne m’en aperçus que trop quelques instants plus tard.

L’horreur que je montrai à l’idée d’être moi-même l’auteur du supplice de ma mère, fut un éclair qui parut révéler, à la férocité sauvage, un raffinement de cruauté diabolique.



L’Indien jeta de côté son tomahawk, m’arracha violemment des bras de ma mère, et me lia à un arbre.

Ensuite, agissant toujours sous l’inspiration de la Jongleuse, il monta sur un de ces gros pins que vous voyez encore ici, et se laissa glisser le long d’une des branches, à l’extrémité de laquelle il attacha deux longues courroies qu’il tenait entre ses mains.

Un autre Sauvage, au-dessous de lui, saisit alors une des cordes, et la roidissant, il en fit faire un tour sur le tronc d’un arbre voisin, pendant que son compagnon faisait plier la branche par la pesanteur de son corps.

Il suffisait d’un léger effort pour empêcher la corde, ainsi enroulée autour de l’arbre, de glisser et de laisser échapper la branche.

Plein d’anxiété, et tout tremblant, je suivais de l’œil ces préparatifs sans en pouvoir comprendre le but.

L’Indien s’approcha de moi, me mit entre les mains l’extrémité de la corde roulée autour de l’arbre, et m’ordonna de ne pas la lâcher.

L’autre Iroquois descendit alors de son arbre, et, après avoir entraîné ma mère sous la branche pliée, il se mit en devoir de lui attacher l’autre courroie autour du cou…

Un cri d’épouvante et de désespoir s’échappa de ma poitrine, et je lâchai la corde.

Je venais de comprendre leur horrible dessein !

Mon Dieu ! être moi-même l’assassin de ma mère !



Écumant de rage, un des Iroquois me lança sa hache, qui malheureusement ne fit que m’ensanglanter la tête en effleurant la peau du crâne, et resta enfoncée dans l’arbre.

Me croyant blessé à mort, ma mère s’arrache des mains de son bourreau et se précipite vers moi.

— Harold ! — s’écrie-t-elle d’une voix étouffée.

— Maman !… ce n’est rien !

Et je fonds en larmes.

Elle saisit ma tête entre ses deux mains et presse ses lèvres sur mon front couvert de sang.

Ses pleurs inondent mon visage.

— Ô ma mère ! ce fut votre dernière caresse à votre pauvre enfant !

Ah ! qu’ils ont été amers, depuis ce moment, les jours de votre infortuné fils !…

Malheur à l’enfant orphelin des caresses de sa mère !

Il ne vit plus !

Son cœur est toujours de l’autre côté de la tombe avec sa mère !…

Ah ! si vous l’eussiez connue !… Un ange sous une forme mortelle ! Le ciel était au fond de son regard, tabernacle de son âme, et son âme était plus belle que son regard.

Tous les trésors de la tendresse chrétienne ! une sérénité séraphique ! un courage, un dévouement, une abnégation incomparables !…

Et je l’embrassais pour la dernière fois !… Et je ne devais plus jamais la serrer dans mes bras !