Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/02

La bibliothèque libre.
Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 11-17).

LA CABANE DES FÉES



C’était en 1759. Notre jeune pays était alors plongé dans la plus affreuse désolation. Nos ancêtres, qui avaient arrosé les champs de bataille de leur sang en luttant contre certaines tribus sauvages, commençaient à jouir d’un peu de repos et à se livrer à la noble profession de l’agriculture, lorsqu’ils se virent tout à coup en face d’un ennemi bien plus redoutable que l’Iroquois. Une flotte anglaise, commandée par le général Wolfe, était entrée dans le fleuve Saint-Laurent, et la soldatesque s’était jetée dans les campagnes en mettant tout à feu et à sang. Les habitants, effrayés, quittèrent leurs demeures et allèrent se cacher dans les bois à des distances considérables. Ce fut une panique, une fuite générale, et un grand nombre de nos courageux pionniers, pris à l’improviste, tombèrent sous les balles de l’impitoyable envahisseur. Nos aïeuls se rappellent encore toutes les scènes douloureuses et tragiques qui se déroulèrent à cette époque néfaste. Ce n’était ni plus ni moins que navrant. En un clin d’œil, des paroisses entières, depuis Rimouski jusqu’à Québec, furent dépeuplées soit par la conscription, soit par le poignard de l’assassin.

La paroisse de Sainte-Anne de la Pocatière eut à souffrir, comme toutes les autres, du vandalisme exercé par l’armée anglaise. La plupart de ses colons, non en état de porter les armes, ne durent leur salut qu’à la fuite ; plusieurs se cachèrent sur la Montagne à Thiboutot, d’autres sur la Montagne Ronde, et quelques-uns se réfugièrent sur la Montagne du Collège. Il se passa sur cette dernière montagne un épisode que nous raconterons aussi brièvement que possible. Tous les anciens élèves du collège Sainte-Anne connaissent parfaitement la célèbre Cabane des Fées, qui se dresse sur le versant nord de la montagne. C’est en ce lieu sombre et redouté que nous transporterons nos lecteurs pour un moment.


Plusieurs sauvages de la tribu des Micmacs avaient construit leurs wigwams dans l’anse Sainte-Anne, sur le bord du fleuve, pour faire la chasse et la pêche et se préparaient à tirer de la flèche et à jouer de l’hameçon, lorsqu’ils aperçurent un vaste incendie du côté de la Rivière-Ouelle.

Un des leurs arrive au même instant au pas de gymnastique et suant sang et eau.

« Vite, s’écrie-t-il, sauvons-nous. Les Anglais sont là-bas, brûlant nos cabanes et nos forêts et massacrant tous nos amis qu’ils rencontrent sur leur passage. »

À ce cri d’alarme, les Micmacs lèvent le camp et s’enfuient vers un bois situé non loin de leurs habitations.

Cette retraite cependant ne leur paraît pas sûre ; un seul sentier à peine frayé, il est vrai, traverse la forêt, mais c’est le chemin que suivra nécessairement l’armée dévastatrice ; il n’y a pas d’autre voie de communication. Que faire ? Tout retard peut causer leur perte.

D’un signe de la main droite, le chef de cette petite bande montre la montagne du Collège, et le chef est compris. Aussitôt les sauvages, ramassant armes et bagages, se dirigent vers l’endroit indiqué. Mais en arrivant, nouveaux embarras et nouvelles craintes : les fuyards fouillent toutes les fissures, toutes les crevasses et tous les antres de cette chaîne de rochers escarpés et ne trouvent aucune caverne qui puisse les soustraire aux recherches de l’ennemi ; ils sont découragés.

Les fouilles se continuent néanmoins avec plus d’ardeur que jamais ; ces infortunés veulent à tout prix conserver leur vie pour porter secours plus tard à leurs familles, qui résident de l’autre côté de la Grande-Rivière. Tout à coup Donatagué, — c’était le nom du plus jeune, — appelle ses frères et ses amis en leur criant comme Archimède :

« Je l’ai trouvé ! je l’ai trouvé ! »

On s’empresse d’accourir à son appel, et leurs regards tombent sur une vaste grotte pratiquée dans le flanc de la montagne. L’entrée en est très étroite et basse ; mais l’intérieur est d’une très grande dimension. Cette grotte se compose de plusieurs compartiments ; on ne peut pénétrer dans quelques-unes de ces chambres qu’en rampant sur les mains et les pieds et quelquefois même en se couchant à plat ventre.

Nos sauvages s’installent donc dans cet antre, éclairé seulement à la partie supérieure par les rayons du soleil brillant à travers les rares fissures du rocher. Une pierre, adroitement placée à l’unique issue de la caverne, dérobe les Micmacs aux regards du reste des mortels. Il n’y a plus rien à craindre ; personne ne peut découvrir l’existence d’une prison aussi sombre.

La première journée s’écoule sans qu’aucun homme de la troupe n’ose sortir de la grotte. L’ennemi est trop proche ; les coups de fusils se succèdent avec une rapidité étonnante, et l’incendie continue toujours ses ravages dans la forêt. Le deuxième jour n’apporte aucun changement à la situation. Sur le déclin de la troisième journée, la faim se fait sentir d’une manière épouvantable ; ces bons sauvages n’ont rien mangé depuis leur emprisonnement volontaire, et il leur est encore impossible d’aller chercher des provisions au dehors ; car l’armée anglaise est bivouaquée au pied même de la montagne. Ils endurent des souffrances atroces et presque insupportables. Ils gémissent, ils pleurent, ils crient, ils se roulent par terre dans des moments de fureur, ils prient, ils invoquent le Grand Manitou, le Petit Manitou et enfin tous les Manitous de l’univers. Et ces dieux restent sourds à leurs supplications.

Les Micmacs délibèrent un instant sur le parti qu’ils doivent prendre dans un danger aussi imminent, et le conseil des sachems décide que tous se livreront sur-le-champ à l’Anglais plutôt que de mourir de faim et de soif.

Le plus fort d’entre eux s’approche de l’entrée de la grotte et se met en frais d’enlever la pierre qui sert de porte ; mais aussitôt un bruit épouvantable se fait entendre ; un grand vent ébranle la caverne jusque dans ses fondements ; les arbres sont déracinés et renversés par terre ; d’énormes blocs de rochers se détachent du sommet de la montagne et roulent dans la vallée en faisant un vacarme infernal.

Impossible de décrire la terreur de ces pauvres sauvages. Leur effroi augmente encore en voyant apparaître au milieu d’eux une vieille femme, toute rabougrie, laide et difforme, mais portant une robe et une couronne étincelante d’or et de pierres précieuses, à l’exemple des reines ; elle tient à la main droite une baguette d’osier. À son apparition, la tempête s’est apaisée, et le silence le plus profond règne dans cette demeure souterraine. La vieille adresse la parole aux Micmacs en ces termes :

« Sachez, ô intrépides coureurs des bois, que je suis la maîtresse de ces lieux, et que la grotte que vous habitez aujourd’hui est mon palais. J’ai entendu vos cris déchirants à cent mille lieues d’ici, et je suis accourue pour vous secourir. Prenez cette baguette de fée, — car je suis la fée protectrice de toute la rive sud de votre Grande-Rivière, — et toutes les fois que vous frapperez le rocher avec cette baguette, vous obtiendrez tout ce que vous désirerez. »

Elle dit et disparut en forme de globe de feu, qui illumina la grotte jusque dans ses réduits les plus ténébreux.


Les Micmacs étaient sauvés. Deux jours après, l’armée anglaise partait et se dirigeait sur Saint-Jean-Port-Joli.

Les prisonniers sortirent de leur retraite et allèrent rejoindre leurs femmes et leurs enfants.

C’est depuis cette époque que la grotte dont nous venons de parler porte le nom de Cabane des Fées. Cette histoire nous a été racontée par un bon vieux du temps passé, mais nous n’en garantissons pas l’authenticité ; car plusieurs personnes, dignes de foi, nous ont affirmé que cette grotte avait été ainsi baptisée par des élèves ou des professeurs du collège Sainte-Anne.