Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome II/04
PUISSANCE DE L’« AVE MARIA »
Il existe dans la Beauce une forêt qui fut autrefois le théâtre de crimes innombrables. Cette forêt, large de dix lieues environ, longe sur une distance de cent à cent cinquante lieues la frontière qui sépare les États-Unis de la province de Québec. Par son sombre aspect elle ressemble beaucoup à la célèbre Forêt Noire de l’Allemagne.
Dans la partie la plus obscure de cette immense solitude et au milieu d’une touffe épaisse de sapins s’élève une grande croix, dont le pied porte l’inscription suivante :
En souvenir d’un grand pécheur à qui Dieu a beaucoup pardonné.
Ces paroles sont pour nous un profond mystère, mais elles résument cependant toute la vie de l’homme qui a élevé ce monument sacré en l’honneur du divin Crucifié. Il n’y a pas longtemps que cette croix montre aux voleurs et aux brigands de cette forêt redoutable la voie qu’ils doivent suivre pour aller au ciel : voie de larmes, de souffrances et de persécutions. C’est en 1820 que le signe de notre rédemption se dressa triomphalement et pour la première fois dans cet horrible et obscur repaire du brigandage. Et voici dans quelle circonstance : le fait que nous allons raconter est historique.
Une vertueuse veuve, possédant une brillante fortune, vivait modestement dans une ville des plus populeuses du Canada. Elle n’avait qu’un enfant, et celui-ci vint au monde quelques jours après la mort de son père. La veuve, restée seule avec son cher enfant, porta ses regards vers le ciel en conjurant la divine Providence de la conduire dans le sentier de la vertu, et trouva dans la prière la consolation aux maux qui étaient venus fondre sur elle au moment où l’avenir lui promettait la plus grande somme de bonheur. Elle ne négligea rien pour donner une éducation chrétienne à son fils et rendre sa vie conforme aux enseignements de la religion catholique. À l’exemple de la mère de saint Louis, roi de France, elle aurait mieux aimé voir son enfant mort à ses pieds que de lui voir commettre un seul péché mortel. Le jeune Gaston, — c’est le nom de l’enfant, — répondit d’abord aux nobles espérances que sa mère mettait en lui. Au collège, il devint le modèle des étudiants. Pendant les vacances, sa conduite faisait l’admiration de toutes les personnes qui le fréquentaient.
Partout on parlait de Gaston comme d’un jeune homme doué des plus précieuses qualités du cœur et de l’esprit. La mère était heureuse. Mais son bonheur fut de courte durée ; car Gaston, qui aimait passionnément la lecture des romans immoraux, comme on en rencontre si souvent de nos jours, se perdit entièrement. Sa mère eut beau lui faire de sages remontrances sur la lecture de semblables livres et sur les mauvaises compagnies qu’il hantait, tout fut inutile. Plus Gaston avançait en âge, plus il s’enfonçait dans la fange du crime. Après avoir été un phare lumineux par ses vertus, il devint la triste personnification de la débauche, de l’ivrognerie et de l’impiété. Quand il passait dans la rue, on le montrait du doigt et les enfants le fuyaient comme un pestiféré.
La malheureuse veuve éprouva tant de chagrin de la conduite de son fils dénaturé, qu’elle tomba malade et mourut quelques semaines plus tard. Avant de rendre le dernier soupir, la moribonde appela Gaston à son chevet et lui fit promettre, après lui avoir mis sous les yeux toute l’horreur de sa situation et le triste avenir qui s’ouvrait devant lui, de ne jamais oublier la sainte Vierge dans ses prières et de dire tous les jours à son intention un Ave Maria. Gaston, — nous le disons à sa louange, — tint sa promesse ; jamais il n’omit la récitation de la Salutation angélique.
La mort de sa mère le retint quelques jours chez lui. Mais les salutaires réflexions que lui inspira ce tragique événement ne laissèrent bientôt aucune trace, et un mois s’était à peine écoulé depuis cette lugubre époque, que Gaston se livra de nouveau au plaisir et à la débauche avec une ardeur indescriptible. Il était immensément riche ; aussi il redevint immensément dépravé. Il roula de crime en crime et finit par le pénitencier, où il passa cinq années, confondu avec tout ce que la société renferme de plus vil et de plus honteux. Ce terrible châtiment n’opéra en lui aucun changement. En sortant, Gaston courut à Québec presser la main de ses compagnons de désordre et continua, comme par le passé, de se vautrer dans tous les excès.
Trois ans après sa sortie du pénitencier, Gaston avait complètement dissipé la fortune presque fabuleuse que lui avait léguée sa bonne et tendre mère. Lorsque son intendant lui apprit cette nouvelle, l’enfant prodigue resta comme foudroyé. Il lui semblait qu’il avait mal compris, il lui fit répéter ce qu’il venait de dire. L’intendant lui annonça de nouveau que toutes ses richesses étaient disparues. Gaston ne put proférer une seule parole. Ce n’était pas la perte de ses biens qui le torturait le plus, mais c’était plutôt la pensée d’être obligé de renoncer à ses plaisirs, — il était radicalement méchant, — et de voir ses amis, ses prétendus amis l’abandonner, parce qu’il n’avait plus le sou pour les maintenir dans la débauche. Peu à peu le vide se fit autour de lui, et bientôt il fut plongé dans le plus complet isolement. Un soir, son concierge vint lui signifier l’ordre de quitter immédiatement sa chambre, parce qu’il devait deux mois de loyer et que son ameublement couvrait à peine la somme due. Gaston répondit avec un aplomb et une fermeté qui étonnèrent le concierge :
« Demain, à cette heure-ci, je serai loin de Québec. »
Le concierge se retira à cette réponse, et le lendemain Gaston avait quitté la vieille capitale du Canada.
Huit jours plus tard, nous retrouvons Gaston au milieu de la forêt de la Beauce. C’était par un jour d’été, et le soleil, qui arrivait au terme de sa course, allait disparaître bientôt derrière les sapins dont la cime s’élevait jusqu’à la nue.
Le jeune homme cheminait d’un pas tranquille, mais ferme ; il paraissait cependant aussi sombre que le bois qui l’environnait. Après avoir marché pendant plus d’une heure dans cette ténébreuse retraite, il s’arrêta sur un tertre assez élevé et entouré d’arbres touffus. Gaston sortit alors une corde qu’il tenait cachée sous son habit et en fixa une des extrémités à une forte branche, tout en ayant eu le soin de faire un nœud coulant à l’autre bout, qui s’arrêtait à une dizaine de pieds du sol. Il avait pris la résolution de se suicider. Le malheureux ! il n’avait de la force que pour le crime. En face de la misère, il perdait courage, et plutôt que de lutter vaillamment contre les adversités de cette vie de larmes, il avait recours au suicide, le plus grand acte de lâcheté que l’homme puisse commettre.
Gaston se préparait à grimper dans l’arbre où la corde fatale était attachée, pour se lancer ensuite dans le vide, lorsque la pensée lui vint de réciter l’Ave Maria qu’il avait promis à sa mère mourante.
« Je l’ai promis, se dit-il, et je ne veux pas manquer à ma promesse à la dernière heure de ma vie. »
Et il se jeta à genoux au pied de l’arbre. Les mains jointes et le regard tourné vers le ciel, Gaston récita avec une certaine dévotion la Salutation angélique. Lorsqu’il eut prononcé ces mots : « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort, » il éclata en sanglots. Marie avait touché ce cœur plus dur que la pierre, et Gaston était converti. Il reste plusieurs heures en prière pour demander pardon à Dieu de toutes les iniquités dont il s’était rendu coupable, et, quand il se releva, l’idée du suicide s’était évanouie, et l’espérance, appuyée sur la foi, avait remplacé le désespoir. Gaston courut aussitôt s’enfermer dans un célèbre monastère de la France et mourut quelques années plus tard dans cet asile du bonheur, après avoir donné l’exemple de toutes les vertus les plus sublimes et les plus héroïques.
C’est en mémoire de sa conversion que Gaston fit élever dans la forêt de la Beauce la croix dont nous avons parlé au commencement de ce récit.
Gaston était perdu, mais il fut sauvé par la puissance de l’Ave Maria.