Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome II/05

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Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (2p. 45-55).

LE SOUVENEZ-VOUS



Lorsque nous avions l’honneur de servir comme zouave dans l’armée pontificale, il nous a été donné de connaître une classe d’individus qui ont, de tout temps, fait la terreur d’une grande partie de l’Italie, surtout de l’ancien royaume de Naples. Ces monstres à figure humaine sont désignés sous le nom pompeux de brigands ; et ils méritent bien ce qualificatif, ces voleurs et ces assassins. Il n’y a pas un seul crime qui ne leur soit connu. Leur histoire fait frémir de crainte et d’horreur et paraît même invraisemblable ; mais les faits nombreux que nous avons recueillis à Rome sur leur compte ne nous permettent pas de douter un seul instant de l’authenticité des terribles tragédies dont ils ont été les sinistres héros.

Au mois de juin 1868, la compagnie de zouaves dont nous faisions partie, — le 3e dépôt commandé par le capitaine de Kermoal, — fut envoyée en garnison à Velletri, patrie d’Auguste, ville importante des anciens Volsques et située à trente-six milles environ au sud de la Ville éternelle. Cette région était devenue alors le rendez-vous des brigands. Les nombreuses chaînes de montagnes qui entourent cette province comme d’une ceinture offrent un refuge assuré à ces dépravés. Plusieurs fois les soldats du Saint-Père furent lancés à la poursuite des brigands ; mais ils revenaient bien souvent de la chasse la besace complètement vide. Le gibier avait disparu à l’approche du chasseur et s’était envolé dans une forêt inconnue. Comment veut-on qu’il en soit autrement ? Les brigands n’ont pas d’habitation fixe ; leur vie est tout à fait nomade. Un jour, ils s’installent dans une grotte profonde ; le lendemain, ils transportent leurs pénates dans un autre repaire situé à plusieurs milles de distance.

Ils connaissent parfaitement toutes les montagnes et les collines ; crevasses, grottes, cavités souterraines, défilés, tout leur est familier ; ils peuvent donner la topographie des rochers aussi facilement qu’un enfant récite son catéchisme de première communion. Il est plus difficile de mettre la main sur les brigands que d’abattre un orignal au milieu de nos vastes forêts. Vous croyez les saisir : vous n’êtes plus qu’à quelques arpents des fuyards, vous les voyez courir devant vous, et, tout à coup, il n’y a plus rien. Les brigands ont disparu comme par enchantement. On dirait qu’ils possèdent une vraie baguette de fée. Vous fouillez toutes les sinuosités, tous les coins et toutes les fissures des rochers sur lesquels ils glissaient, pour ainsi dire, il n’y a qu’un instant, et vous ne trouvez aucune trace de leur passage, aucun vestige, aucun indice qui puisse vous guider dans vos recherches. La montagne s’est entr’ouverte sous leurs pas pour les cacher dans ses entrailles, et toute empreinte s’est évanouie comme au passage des Israélites sur la mer Rouge.

Dans le cas où nous parviendrions à connaître la retraite des brigands, nous n’en serions pas plus avancés ; car, dès que le soldat commencerait à descendre dans leur antre ténébreux, les brigands prendraient la fuite par une autre issue secrète, qui est quelquefois placée sur le flanc opposé de la montagne, et iraient se nicher dans un autre édifice pierreux dont l’existence est ignorée du commun des mortels. Pour couper la retraite des brigands dans ce cas-là, il n’y aurait qu’un moyen : ce serait de cerner la montagne qu’ils occupent, et, une fois le cercle formé par plusieurs compagnies de soldats, de gravir lentement la colline en rétrécissant la circonférence. Mais l’exécution d’une pareille entreprise offre encore peu de garantie de succès. En effet, supposons qu’on vienne vous dire que les brigands sont campés sur telle montagne et qu’on les a vus à l’instant même. Aussitôt un bataillon se met en marche et se prépare à emporter la montagne d’assaut. Arrivés au lieu désigné, les militaires ne trouvent plus que des ronces et des épines, et voici pourquoi : les brigands, du haut de leur place forte, ont vu s’opérer le mouvement militaire, ou bien encore, un ami fidèle vivant au milieu même des habitants de la campagne est allé donner l’éveil aux montagnards ; et ceux-ci ont levé le pied légèrement et ont couru se cacher sur une autre montagne.

C’est ce qui arrivait ordinairement. Nous avons plusieurs fois fait la chasse aux brigands pendant que nous étions à Velletri, et presque toujours nos démarches sont restées infructueuses. Si, dans une de nos patrouilles, nous avons réussi à capturer cinq de ces monstres, c’est que nous les avons surpris au milieu de leurs orgies ou qu’ils ont été trahis par leurs compagnons ruraux. Nous appelons de ce nom les paysans que la crainte d’être immolés à la fureur des brigands rend muets, quand on veut avoir des informations sur les faits et gestes de ces bandits. La plupart des paysans et des bergers d’Italie, résidant au pied des montagnes, sont de petits brigands, qui font cause commune avec les grands.

Les brigands de la province de Velletri étaient d’une impudence et d’une hardiesse vraiment étonnantes. Ils venaient souvent dans les villes prendre le café, le soir, dans les hôtels les plus fréquentés, et ils échappaient souvent aux recherches les plus actives de la gendarmerie. Et pourtant la gendarmerie pontificale jouissait d’une excellente réputation d’habileté, de zèle et de fidélité. C’était le plus beau corps de police que nous ayons jamais vu. La ville de Velletri a eu plusieurs fois la visite des brigands ; en voici une preuve entre mille.

Un soir, nous étions de patrouille en compagnie de MM. Charles Trudelle et Napoléon Courteau, zouaves canadiens, et d’un zouave français dont nous avons oublié le nom. Cette patrouille était commandée, comme toutes les autres du reste, par un gendarme. En parcourant la plus grande rue de la ville, le Corso, s’il vous plaît, — chaque ville des États de l’Église a son Corso, — nous passons devant le Café du Soleil. Notre commandant ralentit le pas et jette un regard scrutateur sur la foule des buveurs qui encombrent le café, dont la porte est toute grande ouverte.

Nous remarquons alors que le gendarme est vivement excité ; mais tout de même nous continuons notre promenade militaire. Quelques arpents plus loin, nous nous arrêtons et nous faisons volte-face. Notre chef ''pro tempore nous recommande de marcher piano, piano, en arrivant au café. Un grand nombre de buveurs ont déjà déserté le restaurant ; il reste cependant encore cinq ou six joyeux convives assis à une table placée dans un coin assez obscur. Le gendarme s’arrête en face de la porte et nous donne l’ordre de faire halte et de fixer le sabre-baïonnette au bout de notre carabine. Cette halte et le dernier commandement donné à voix basse nous intriguent excessivement. Nous ne voyons rien qui puisse nécessiter une charge à la baïonnette, et pourtant notre commandant a des raisons pour nous faire tenir sur la défensive, tout prêts à recevoir l’attaque. Obéissons donc sans murmurer ; c’est la discipline qui le veut, et c’est pour la bonne cause qu’il nous faut obéir.

L’énigme s’explique bientôt ; car le gendarme nous donne le commandement de porter armes et d’entrer dans le café. Vous pouvez vous figurer facilement la surprise et la binette des habitués du café en voyant arriver cinq militaires armés jusqu’aux dents. L’un des convives, entre autres, nous paraît mal à l’aise, et c’est vers lui que nous nous dirigeons. Le gendarme lui frappe sur l’épaule en lui disant :

« Vous êtes mon prisonnier.

— Pour quelle raison ? » réplique l’homme interpellé par le gendarme.

Pour toute réponse, ce dernier lui ordonne d’ôter son habit, — une blouse de drap noir. Le buveur obéit sur-le-champ, mais en faisant une grimace. Le gendarme prend l’habit, le tourne, le retourne, et l’approche d’un bec de gaz. Une lettre apparaît entre la doublure et le dessus. En un clin d’œil, la doublure est enlevée d’un coup de sabre, et la lettre tombe au pied d’un zouave, qui la ramasse et la remet au gendarme. Notre commandant est satisfait de ses investigations ; il sait ce qu’il voulait savoir.

« Habillez-vous, dit-il au buveur, et suivez-nous à la prison. »

Le convive se fâche, frappe la table du poing, casse les verres et se met en état de résister à la patrouille, en se servant d’une chaise comme d’un bouclier. Le commandant reste impassible, les zouaves ne sont nullement effrayés des menaces de cet énergumène ; ils attendent l’ordre d’agir.

« Zouaves, commande le gendarme, en avant ! »

Nous avançons et nous pointons la baïonnette vers la poitrine du forcené. Sa résistance n’est pas de longue durée ; car, se voyant menacé d’une mort certaine, il demande grâce pour la vie et, devenu aussi doux que l’agneau, il promet de nous suivre. Nous le conduisons à la prison entre quatre baïonnettes.

Après avoir confié notre prisonnier au geôlier, nous reprenons notre course à travers la ville. Chemin faisant, nous demandons au gendarme la cause de l’arrestation que nous venons d’opérer.

« C’est, nous répondit-il, un brigand de la pire espèce que nous avons pincé ce soir. Il fait partie de la bande qui rôde depuis quelque temps aux environs de Cori, l’ancienne Cora, la patrie de Ponce-Pilate, et il était venu en cette ville chargé de remplir une terrible mission. Comme j’ai pu m’en convaincre par la lettre qu’il tenait cachée dans la doublure de son habit, ce brigand devait voler un enfant d’un des plus riches citoyens de cette ville, l’emporter dans les montagnes et demander ensuite une forte rançon. Heureusement que je le connaissais, car c’est un ancien résidant de Velletri qui, après avoir commis les crimes les plus horribles, avait échappé à la justice en se réfugiant dans les montagnes et en se joignant quelques jours plus tard à une bande de brigands. »

Deux semaines après son arrestation, notre brigand subit son procès et est condamné à être fusillé. Deux religieux se rendent à la cellule du condamné et offrent leurs services pour le préparer à la mort. Le malheureux pécheur refuse ; il ne veut pas entendre parler de Dieu. Les zélés religieux reviennent plusieurs fois à la charge, mais en vain ; leurs paroles de consolation sont accueillies par des jurements et des blasphèmes. Le cœur de ce brigand reste aussi dur que le roc.

La veille de l’exécution, les courageux apôtres entrent de nouveau dans le cachot du prisonnier et lui parlent avec des larmes dans la voix du sort épouvantable qui lui est réservé s’il meurt dans l’impénitence finale.

« C’est trop tard, reprend le brigand, et je suis trop criminel pour que Dieu me pardonne. Rien ne peut m’arracher des flammes de l’enfer, que je vois déjà entr’ouvert sous mes pieds. »

Les religieux redoublent de courage et d’efforts. Le brigand résiste toujours en répétant :

« C’est trop tard. »

Minuit sonne, et toujours la même obstination de la part de ce grand criminel. La nuit s’écoule au milieu des pleurs et des prières des dignes fils de saint François. Et le prisonnier continue de hurler qu’il est damné et que rien ne peut le sauver.

Il est 5 heures du matin. Encore trois heures, et le brigand va paraître chargé d’iniquités devant son souverain Juge. Les prêtres se jettent à ses pieds et le conjurent de réciter avec eux le Souvenez-vous de saint Bernard. À cette ardente supplication, le condamné porte les yeux vers la voûte de son obscur cachot, joint les mains sur sa poitrine oppressée, récite le Souvenez-vous, éclate en sanglots et tombe à genoux en criant :

« Mon Dieu, pardon ! »

La glace était rompue, et le brigand était converti. Il fait une confession générale, assiste au saint sacrifice de la messe, reçoit la sainte communion et, cinq minutes plus tard, tombe sur la voie publique frappé de six balles.

Avant de mourir, le condamné adresse la parole à la foule, énumère tous les crimes qu’il a commis pendant sa vie et demande pardon à tous ceux qu’il a offensés.

« Je meurs content, dit-il, car je meurs réconcilié avec mon Dieu, que j’ai tant outragé. Je dois ma conversion à la bonne Madone. Sur son lit de mort, mon père m’avait fait promettre de réciter le Souvenez-vous tous les jours. J’étais bien jeune alors, et je n’ai jamais manqué à ma promesse. C’est la Vierge Marie qui m’a ouvert les yeux et sauvé des flammes de l’enfer. Mes amis, priez toujours Marie, et elle vous tendra une main secourable dans les circonstances les plus pénibles. Adieu ! »

Et le converti entre dans l’éternité.