Légendes chrétiennes/Avant-propos

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AVANT-PROPOS
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J’avais d’abord songé à intituler ces deux volumes : Jésus-Christ en Basse-Bretagne ; mais, à la réflexion, le nombre des épisodes où Jésus-Christ intervient directement ne m’a pas paru assez considérable pour justifier entièrement un pareil titre, et je me suis arrêté à celui de : Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, qui m’a paru plus vrai. En effet, dans tous les morceaux dont se compose mon recueil, on voit intervenir des agents chrétiens, et le plus souvent catholiques, comme : le Père Éternel, Jésus-Christ, la sainte Vierge, les anges, les apôtres, les saints, les ermites, le diable, l’enfer, le purgatoire, le paradis, et autres ressorts du même ordre. Souvent, je le reconnais, ils sont purement artificiels et dus à la fantaisie des conteurs ; mais il est toujours intéressant de le constater et de noter les modifications et les déviations que le peuple fait constamment subir aux mythes primitifs et aux traditions orales, même les moins anciennes. Dans les nombreux récits de tout genre, mythologiques, légendaires ou autres, que j’ai recueillis dans nos chaumières et nos manoirs bretons, deux courants opposés, mais qui se croisent et se confondent souvent, sont faciles à constater : l’un chrétien, bien que, ordinairement, à l’origine, il découle d’une source païenne, altérée et obscurcie, dans ses voyages à travers les nations et les âges ; — l’autre, païen, mythologique d’ordinaire, et encore mélangé d’éléments étrangers, mais quelquefois aussi d’une pureté et d’une précision inattendues. La première catégorie a fourni la matière de ces deux volumes ; l’autre, plus riche et plus importante, je crois, du moins au point de vue scientifique, exigera plusieurs volumes, quatre ou cinq. On y trouvera des versions parfois assez bien conservées et fort intéressantes, des fables ou des mythes les plus répandus chez les différents peuples de l’Europe et de l’Asie, et qui, suivant un système d’interprétation fort en vogue il y a quelques années, mais aujourd’hui moins accrédité, s’expliqueraient facilement — trop facilement — par des phénomènes météorologiques et astronomiques, comme la lutte du soleil contre les nuages orageux, du jour contre la nuit, de l’été contre l’hiver, en un mot de la lumière contre les ténèbres, ou du mauvais principe contre le bon. Pour certains mythographes, tout conte merveilleux, vraiment populaire et ancien, recèle un mythe solaire, ou au moins météorologique.

Il doit y avoir une part de vérité dans ce système ; mais aussi, n’est-il pas poussé jusqu’à l’exagération, par M. de Gubernatis par exemple, et son école ?

Je ne veux pas insister sur ce point; mais je crois que le moment est venu pour les mythographes les plus justement renommés de la France et de l’étranger, les G. Paris, Michel Bréal, Frédéric Baudry, Ernest Renan, E. Cosquin, E, Rolland, Henri Gaidoz, Loys Brueyre, Reinhold Kœhler, Félix Liebrecht, Max Müller, Ralston, Comparetti, Stanislas Prato, etc., de résumer la question d’une manière synthétique, et de se mettre d’accord, après une enquête si longue et qui a produit tant de documents, venus de tous les points de la terre, — sur l’origine, la diffusion et l’interprétation scientifique de nos vieux contes populaires.

Notre mission, à nous autres collecteurs, doit se borner à fournir à la critique savante des matériaux d’une authenticité non douteuse et scrupuleusement réunis suivant la méthode qu’elle nous a recommandée : à elle de les étudier, de les comparer ensuite et de conclure. Les collecteurs, un peu déroutés et découragés par ces incertitudes et ces différences si radicales d’interprétation, doivent-ils s’arrêter ou continuer leurs recherches ?

Tous les récits contenus dans ces deux volumes, ou dans ceux qui les suivront, je les ai recueillis de la bouche des conteurs et conteuses de Basse-Bretagne et, le plus souvent, dans le pays de Lannion et de Tréguier, où les vieilles traditions se sont mieux conservées que dans aucune autre partie de la Bretagne, j’allais de commune en commune, cherchant et m’informant partout, séjournant souvent (car j’ai des parents, des amis ou des connaissances dans tout le pays), et chaque jour ma collection s’augmentait ainsi d’un vieux gwerz, d’un sône, d’une légende pieuse, d’un conte merveilleux, d’un récit facétieux, d’un proverbe, d’un dicton populaire, d’une devinaille ou d’une superstition curieuse, — car rien de tout cela ne me parait indifférent pour la science[1]. Souvent aussi je faisais venir à Plouaret, où j’avais établi mon quartier général, les conteurs et chanteurs entérites qui m’étaient signalés, à plusieurs lieues à la ronde. Je leur demandais de me débiter leurs contes ou de chanter leurs chansons, en breton, et comme ils en avaient l’habitude, au foyer des veillées d’hiver. Quelquefois encore, c’étaient de véritables veillées, avec un nombreux auditoire, aux manoirs de Keranborn ou du Melchonnec. Un crayon à la main, je reproduisais les chants et les récits, séance tenante, littéralement pour les chants, aussi exactement qu’il m’était possible pour les contes, et toujours en breton. J’ai de nombreux cahiers de ces textes primitifs, au crayon, et repassés ensuite à l’encre, pour les rendre plus durables, de sorte qu’il y a ainsi deux textes identiques superposés l’un à l’autre. Plus tard, je faisais une troisième transcription bretonne, en complétant et rectifiant ce que les premières avaient d’inachevé et de défectueux sur certains points. Enfin, venait la traduction.

J’aurais voulu pouvoir donner mes textes bretons avec la traduction en regard, pour des raisons que l’on comprendra facilement, sans qu’il soit nécessaire de les exposer ici ; mais c’eût été doubler l’économie matérielle de la publication, et je n’ai pu trouver un éditeur pour accepter ces conditions.

Quant à la fidélité dans la reproduction des récits, bien que je n’aie jamais ajouté ni retranché (sauf peut-être quelques répétitions tout à fait inutiles et insignifiantes), et que j’aie partout scrupuleusement respecté la fabulation et la marche de la narration, j’ai senti parfois la nécessité de modifier légèrement la forme et de remettre, comme on dit, sur leurs pieds quelques phrases et quelques raisonnements boiteux et visiblement altérés par les conteurs. Les frères Grimm eux-mêmes, qu’on donne comme des modèles à suivre, en agissaient ainsi, et souvent avec moins de discrétion, à l’égard des contes allemands. Et puis, il est des choses qui se disent bien en breton, et qu’on ne peut reproduire exactement en français.

J’ai aussi préféré la reproduction des variantes qui m’ont paru curieuses à la fusion de plusieurs versions en une seule, plus complète et plus harmonieuse, au point de vue littéraire.

Pour ce qui est des commentaires et des rapprochements, j’ai pensé qu’il convenait de ne pas leur donner trop d’extension et de s’en tenir d’ordinaire aux publications françaises, et plus spécialement à celles qui concernent la Bretagne, Si j’avais essayé de relever toutes les ressemblances avec les traditions analogues des autres nations, ou du moins celles qui me sont connues, comme M. Emmanuel Cosquin, par exemple, l’a fait avec tant de science, pour ses contes lorrains, je risquais, tout en restant incomplet, de dépasser de beaucoup les limites où je voulais me renfermer, et de voir l’accessoire empiéter sur le principal et le reléguer au second plan. C’est là, du reste, le rôle de la critique savante, et non le nôtre.

On remarquera peut-être que le nom de Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-Nord), revient souvent au bas des morceaux qui composent ces deux volumes, comme on le reverra fréquemment encore dans ceux qui les suivront. C’était, en effet, ma conteuse ordinaire, et je lui ai de grandes obligations, que je me plais à reconnaître ici. Cette pauvre fille est parfaitement illettrée. Elle ne sait ni lire ni écrire et ne connaît pas un mot de français. Et, à ce propos, je ferai cette remarque, que c’est toujours dans les classes pauvres et ignorantes que se sont conservées les traditions de notre passé le plus reculé, et qu’elles perdent tous les jours du terrain, en raison directe des progrès de l’instruction dans le peuple. Il faut donc se hâter de les recueillir, car, dans quelques années seulement, il serait déjà trop tard.

Avec une intelligence très-ordinaire, Marguerite Philippe est douée d'une mémoire excellente. Elle vous chante ou récite avec une assurance parfaite gwerziou, ou soniou, ou contes merveilleux, à discrétion, et sans jamais faire de confusion ou se trouver en défaut, soit pour les paroles, soit pour l’air. A elle seule, elle possède la somme presque complète des anciennes traditions orales du pays de Lannion et de Tréguier ; aussi, est-elle recherchée, dans les fermes et les manoirs de la contrée, pour charmer par ses chansons et ses récits merveilleux les longues heures des veillées d’hiver. Elle aime passionnément les vieux chants et les contes de fées (grac’hed koz), y croit assez volontiers et regrette l’heureux temps où les rois épousaient des bergères, où les animaux parlaient, étaient secourables à l’homme ; où les bonnes fées enfin aimaient et favorisaient de préférence les pauvres d’esprit et les disgraciés de la nature, comme elle. Elle est, en effet, infirme de ses deux mains, dont les doigts sont incomplets et repliés en dedans. Sa profession ordinaire est celle de pèlerine par procuration, (c’est-à-dire que, pour une très-modique rétribution, elle va en pèlerinage à toutes les fontaines de Basse-Bretagne dont l’eau est réputée pour quelque vertu salutaire, — car toute chapelle, chez nous, a son saint, saint national le plus souvent, venu d’Hibernie, au VIe ou VIIe siècle, et chaque saint a sa fontaine et sa spécialité pour la cure de quelque affliction physique ou morale. Ainsi, Marguerite est presque constamment sur les routes de Basse-Bretagne, dans toutes les directions, et partout où elle passe, elle écoute, elle interroge, s’enquiert des légendes, des chansons, des contes et autres traditions de chaque localité, et ne manque jamais une occasion d’augmenter son trésor poétique et merveilleux. Sa vie est des plus dures et des plus pénibles ; elle avait encore à sa charge, jusqu’à ces dernières années, un père octogénaire et infirme, et pourtant elle ne se plaint pas de son sort. Elle trouve sans doute de grandes consolations en chantant ses gwerziou tragiques, ses soniou amoureux, et en songeant aux merveilles et aux enchantements de ses contes de fées, dont elle ne désespère d’ailleurs pas de voir se réaliser un jour, en sa faveur, les merveilleuses promesses.

Aurons-nous un jour le recueil complet des contes merveilleux, des légendes et des récits de différente nature de notre Bretagne ? Je ne sais ; mais si trois ou quatre chercheurs résolus, comme M. Paul Sébillot[2], s’entendaient pour explorer chacun une région, avec le même dévoûment et la même méthode critique, je crois que, dans quelques années, notre pays, si riche en traditions du passé, n’aurait rien à envier à l’Allemagne et à l’Angleterre, où la moisson nous semble avoir été recueillie à temps et dans les meilleures conditions scientifiques.

Pour ma part, j’ai essayé de faire pour la Basse-Bretagne, et plus particulièrement pour le pays de Lannion et de Tréguier, ce que M. Sébillot fait avec tant de succès pour la Haute-Bretagne ou pays gallot. Mais, quelque nombreux et intéressants que soient les morceaux qui composent ma collection, je suis loin d’avoir épuisé la mine ; je n’ai même guère fait autre chose jusqu’aujourd’hui qu’en signaler l’importance et la richesse : que d’autres n’hésitent pas à y descendre à leur tour et à pénétrer plus avant, et je leur réponds que leur peine ne sera pas perdue, et qu’ils y trouveront encore des trésors enfouis.

Sur d’autres points de la France, l’enquête est poursuivie , avec le même zèle et la même méthode, par MM. Emmanuel Cosquin et le comte de Puymaigre, pour la Lorraine ; Jean Bladé,pour l’Agenais et l’Armagnac ; Achille Millien, pour la Nièvre ; Henri Carnoy, pour la Picardie, et d’autres encore dont les recueils ne tarderont pas à paraître.

Comme on le voit, le goût des récits merveilleux et des contes de fées, qui, de tout temps, ont été la littérature ordinaire et l’unique poésie de nos foyers rustiques, se réveille chez nous, après un assez long sommeil. Aux XVIe et XVIIe siècles déjà, ces fables gracieuses ou bizarres, aussi anciennes que l’humanité peut-être, avaient été fort en vogue, grâce à Charles Perrault, à Mme d’Aulnoy, Mr Leprince de Beaumont et quelques autres aimables écrivains du célèbre recueil : Le cabinet des Fées ; puis une indifférence complète et regrettable avait suivi. Nos pères ne cherchaient dans ces contes qu’un amusement et une distraction de l’esprit : ils y ajoutaient ordinairement, à l’adresse des enfants, des moralités, qu’on ne rencontre que très-rarement dans la bouche des conteurs populaires, lesquels ont reçu et transmis assez fidèlement la tradition, de génération en génération, Aujourd’hui, un élément scientifique s’y est mêlé, ou du moins y a été découvert, et en a considérablement augmenté l’importance, sinon l’attrait et la poésie. Lorsque le travail entrepris par la critique savante sur le sujet sera terminé, on sera étonné de voir quel rôle les contes ont joué dans le développement de la civilisation.

Voltaire lui-même, qui a consacré tant de volumes à combattre les superstitions universelles, n’était pas insensible aux charmes de nos vieux contes de fées, qui ont diverti et consolé tant de générations successives, depuis le berceau de l’humanité, et toute son ironie tombait et se fondait en sensibilité poétique, au récit des aventures de Cendrillon, du Petit-Poucet et du Petit-Chaperon-Rouge, comme le prouvent les charmants vers que voici, et que nous regardons comme une de ses plus gracieuses inspirations :


Ah ! l’heureux temps que celui de ces fables,
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables,
Dans son manoir, près d’un large foyer :
Le père et l’oncle, et la mère, et la fille.
Et les voisins, et toute la famille.
Ouvraient l’oreille à Monsieur l’aumônier,
Qui leur faisait des contes de sorcier.
On a banni les démons et les fées ;
Sous la raison, les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l’insipidité.
Le raisonner tristement s’accrédite :
On court, hélas ! après la vérité :
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite !


Quimper, le 20 juin 1881.



  1. A me voir ainsi constamment en voyage et toujours à pied, à travers nos campagnes bretonnes, un poète breton connu m’avait surnommé, et non sans une pointe de malice, Boudedeo Breiz-Izel, c’est-à-dire le Juif-Errant de la Basse-Bretagne.
  2. M. Paul Sébillot a déjà publié dans la collection de Maisonneuve et Cie — Littératures populaires de toutes les nations — un charmant volume des plus intéressants et des plus curieux, à différents points de vue, sous le titre de : Littérature orale de la Haute-Bretagne. Deux autres volumes de lui ont également paru chez l’éditeur Charpentier, à Paris, sous le titre de : Contes populaires de la Haute-Bretagne, et plusieurs autres paraîtront successivement, et sans tarder, tant chez notre éditeur, qu’ailleurs.