Légendes chrétiennes/La vache de la vieille femme

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François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.



PREMIÈRE PARTIE


LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE
[1].




I


la vache et la vieille femme.



Du temps que Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait son tour du monde accompagné de saint Pierre et de saint Jean, ils finirent par arriver aussi en Basse-Bretagne. Ils allaient partout, chez le pauvre comme chez le riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous les jours ils prêchaient dans les églises, dans les chapelles, et souvent sur les places publiques, devant le peuple assemblé, et ils donnaient maint bon conseil et recommandaient par dessus tout la charité et la tolérance.

Un jour, au fort de l’été, ils montaient une côte roide et longue. Le soleil était chaud ; ils avaient soif, et ils ne trouvaient pas d’eau. Arrivés au haut de la côte, ils aperçurent au bord de la route une petite maison couverte de chaume.

— Entrons dans cette chaumière pour demander de l’eau, dit saint Pierre.

Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la maison, ils virent une petite vieille femme assise sur la pierre du foyer ; et sur le banc à dossier, près du lit, un petit enfant tétait une chèvre.

— Un peu d’eau, s’il vous plaît, grand-mère ? demanda saint Pierre.

— Oui, sûrement, mes braves gens ; j’ai de l’eau, de bonne eau ; mais je n’ai guère autre chose aussi.

Elle prit une écuelle de bois, alla à son pichet, et présenta de l’eau fraîche et claire aux trois voyageurs. Ceux-ci, après avoir bu, s’approchèrent pour regarder le petit enfant qui tétait la chèvre sur le banc.

— Cet enfant n’est pas à vous, grand’mère ? demanda notre Sauveur.

— Non, sûrement, mes braves gens ; et pourtant, c’est tout comme s’il était à moi. Le cher petit ange est à ma fille ; mais, hélas ! sa pauvre mère est morte en le mettant au monde, et il m’est resté sur les bras.

— Et son père ? demanda saint Pierre.

— Son père vit, et tous les jours, de bon matin, il part pour aller travailler à la journée dans un manoir riche du voisinage. Il gagne huit sous par jour et sa nourriture, et c’est tout ce que nous avons pour vivre tous les trois.

— Et si vous aviez une vache ? dit notre Sauveur.

— Oh ! si nous avions une vache, alors, nous serions heureux. J’irais la faire paître par les chemins, et nous aurions du lait et du beurre à vendre, au marché. Mais je n’aurai jamais une vache.

— Peut-être bien, grand’mère, si Dieu le veut. Donnez-moi un peu votre bâton.

Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en frappa un coup sur la pierre du foyer en prononçant je ne sais quels mots latins ; et aussitôt il en sortit une vache mouchetée, fort belle, et dont les mamelles étaient toutes gonflées de lait.

— Jésus Maria ! s’écria la vieille en la voyant ; comment cette vache est-elle venue ici ?

— Par la grâce de Dieu, grand’mère, qui vous la donne.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes bons seigneurs ! Je prierai Dieu pour vous, matin et soir.

Et les trois voyageurs se remirent en route.


La vieille, restée seule, ne se lassait pas de contempler sa vache : — La belle vache, disait-elle, et comme elle a du lait ! Mais comment est-elle venue ici et d’où ? Si je ne me trompe, un de ces trois étrangers l’a fait sortir de la pierre du foyer, en y frappant un coup avec mon bâton... Le bâton m’est resté ; la pierre du foyer aussi est toujours là. Si j’avais une autre vache comme celle-ci !... Peut-être, pour cela, me suffira-t-il de frapper de mon bâton sur la pierre du foyer, comme l’autre… Je veux essayer...

Et elle frappa un grand coup de son bâton sur la pierre du foyer en prononçant quelques mots qu’elle croyait peut-être latins, mais qui n’étaient d’aucune langue. Et aussitôt apparut un énorme loup qui étrangla la vache sur la place.

Et la vieille, tout effrayée, de courir après les trois voyageurs, en criant : — Seigneurs ! seigneurs !... — Comme ils n’étaient pas encore loin, ils l’entendirent et s’arrêtèrent pour l’attendre.

— Que vous est-il donc arrivé, grand’mère ? lui demanda notre Sauveur.

— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez-vous sortis qu’un grand loup est arrivé dans ma maison, et il a étranglé ma belle vache mouchetée !

— C’est que vous avez appelé vous-même le loup, grand’mère. Retournez à la maison, et vous y retrouverez votre vache en vie et bien portante. Mais soyez plus sage, à l’avenir : contentez-vous de ce que Dieu vous envoie, et n’essayez pas, une autre fois, de faire ce que Dieu seul peut faire.

La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors seulement, elle reconnut que c’était le bon Dieu lui-même qui avait été dans sa maison[2].



  1. Nos paysans bretons sont convaincus que Jésus-Christ a visité la Basse-Bretagne, quand il faisait son tour du monde, disent-ils naïvement.
    Pourtant il existe un dicton breton qui s’exprime ainsi :

    En Breiz-Izel pa n’ez ân,
    Dour mad da Vreizis a roan.

    En Basse-Bretagne puisque je ne vais,
    De la bonne eau aux Bretons je donne.


    La tradition dit encore que, pendant qu’il voyageait sur la terre, Dieu donna le gouvernement des choses du ciel et de la terre à saint Mathurin, lequel s’en acquitta si bien qu’il ne dépendit que de lui de continuer et de devenir titulaire définitif, au lieu de suppléant ; mais le saint s’excusa en disant que cela lui donnerait trop d’occupation et de mal.

  2. Il se trouve quelque chose d’approchant dans le roman français le Renart, première branche, par Pierre de Saint-Cloud. L’auteur raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Ève du paradis terrestre, par un reste de pitié pour eux, et ne voulant pas les abandonner complètement, leur donna une baguette en disant qu’il suffirait d’en frapper la mer pour avoir aussitôt ce dont ils auraient besoin. Adam, pressé d’éprouver l’effet de la baguette merveilleuse, fit sortir du premier coup une belle brebis du sein des flots. Ève voulut l’essayer, à son tour. Mais aussitôt qu’elle en frappa la mer, il en sortit un loup qui se jeta sur la brebis et l’emporta au fond d’un bois. Ce que voyant Adam, il reprit la baguette des mains de sa femme et, d’un second coup, il fit paraître un grand chien qui courut après le loup et rapporta la brebis. — Puis, une foule d’animaux furent produits de la sorte, doux et apprivoisés, quand ils naissaient sous la baguette d’Adam ; indomptables, féroces ou pervers, quand ils naissaient sous la baguette d’Ève. Ce fut elle qui fit naître Renart, le type de la ruse, de la perfidie et de toutes les méchancetés.