Légendes chrétiennes/L’homme juste

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II


l’homme juste.



Il y avait une fois un pauvre homme de qui la femme venait d’accoucher et de lui donner un fils.

Il voulait que son enfant eût pour parrain un homme juste, et il se mit en route pour le chercher.

Comme il cheminait, son bâton à la main, il rencontra d’abord un inconnu, qui avait la mine d’un fort honnête homme, et qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Eh bien ! voulez-vous de moi ? Je suis à votre disposition, si cela vous plaît.

— Oui, mais… je veux un homme juste.

— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber ; je suis votre homme.

— Qui donc êtes-vous ?

— Je suis le bon Dieu.

— Vous juste, Seigneur Dieu !… Non ! non ! Partout, j’entends qu’on se plaint de vous, sur la terre.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ? Mais pour mille et mille raisons diverses.... Les uns, parce que vous les avez envoyés dans ce monde faibles, contrefaits ou maladifs, tandis que d’autres sont forts et pleins de santé, qui ne l’ont pas plus mérité que les premiers ; d’autres, et de fort honnêtes gens, comme j’en connais plus d’un, parce que, quoique travaillant continuellement et se donnant un mal de chien, vous les laissez toujours pauvres et misérables, tandis que leurs voisins, des fainéants, des hommes sans cœur, des bons à rien.... Non, tenez, vous ne serez pas le parrain de mon fils ; adieu !...

Et le bonhomme poursuivit sa route en grommelant.

Un peu plus loin, il rencontra un grand vieillard à longue barbe blanche.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda le vieillard.

— Chercher un parrain pour mon fils nouveau-né.

— Je veux bien lui servir de parrain, si vous voulez ; cela vous va-t-il ?

— Oui, mais il faut vous dire avant que je veux que le parrain de mon fils soit un homme juste.

— Un homme juste ? Eh bien ! je le suis, je pense.

— Qui donc êtes-vous ?

— Saint Pierre.

— Le portier du paradis, celui qui tient les clefs ?

— Oui, celui-là même.

— Eh bien ! alors... vous n’êtes pas juste non plus, vous.

— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre avec un peu d’humeur ; et pourquoi donc, s’il vous plaît, bonhomme ?

— Pourquoi ? Ah ! je vous le dirai bien : parce que, pour des peccadilles de rien du tout, pour des misères, vous refusez, m’a-t-on dit, votre porte à de très-honnêtes gens, des hommes de peine, comme moi. Et pourquoi ? Parce que, après avoir travaillé dur toute la semaine, ils boivent peut-être une chopine de cidre de trop le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore ? Vous êtes le prince des apôtres, le chef de l’Église, n’est-ce pas ?

Saint Pierre hocha la tête, en signe d’assentiment.

— Eh bien ! dans votre église, c’est comme partout ailleurs ; on n’y a rien que pour de l’argent, et le riche y passe encore avant le pauvre... Non, vous ne serez pas aussi, vous, le parrain de mon fils ; adieu !…

Et il poursuivit sa route, toujours grommelant.

Il rencontra alors un personnage qui n’avait guère bonne mine, celui-là, et qui portait une grande faux sur son épaule, comme un faucheur qui va à son travail.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda aussi celui-ci.

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Voulez-vous de moi pour parrain ?

— Il faut vous dire, avant, que je veux un homme juste.

— Un homme juste ! Vous n’en trouverez jamais de plus juste que moi.

— Ils me disent tous cela ; mais qui donc êtes-vous ?

— Je suis le Trépas[1].

— Ah ! oui ; alors, vous êtes vraiment juste, vous ; vous n’avez de préférence pour personne, et vous faites bravement votre besogne. Riche et pauvre, noble et vilain, roi et sujet, jeunes et vieux, faibles et forts.... vous les frappez tous, quand leur heure est venue, sans vous laisser attendrir ni fléchir par les larmes, les menaces, les prières ou l’or. Oui, vous êtes véritablement le juste, et vous serez le parrain de mon fils. Venez avec moi.

Et l’homme s’en retourna à sa chaumière, emmenant avec lui le parrain qu’il voulait donner à son fils.

Le Trépas tint l’enfant sur les fonts baptismaux, et il y eut ensuite, dans la chaumière du pauvre homme, un petit repas où l’on but du cidre et mangea du pain blanc, par extraordinaire.

Avant de s’en aller, le parrain dit à son compère :

— Vous êtes de fort braves gens, votre femme et vous ; mais vous êtes bien pauvres ! Comme vous m’avez choisi pour être le parrain de votre fils, je veux vous en témoigner ma reconnaissance en vous révélant un secret qui vous fera gagner beaucoup d’argent. Vous, compère, vous allez vous faire médecin, à présent, et voici comment vous devrez vous comporter : quand vous serez appelé auprès d’un malade, si vous m’apercevez au chevet du lit, vous pourrez affirmer que vous le sauverez, et lui donner comme remède n’importe quoi, de l’eau claire, si vous voulez ; il en réchappera toujours. Si, au contraire, vous me voyez avec ma faux au pied du lit, il n’y aura rien à faire, et le malade mourra sûrement, quoi que vous puissiez faire pour essayer de le sauver.

Voilà donc notre homme improvisé médecin, mettant en pratique le système de son compère le Trépas, et prédisant, toujours à coup sûr, quand ses malades devaient guérir ou mourir. Comme il ne se trompait jamais et que, d’ailleurs, les remèdes ne lui coûtaient pas cher, puisqu’il ne donnait que de l’eau claire à ses clients, quelle que fût la maladie, il était fort recherché et devint riche en peu de temps.

Cependant, le Trépas, quand il avait occasion de passer par là, entrait de temps en temps pour voir son filleul et causer avec son compère.

L’enfant grandissait et venait à merveille, et le médecin, au contraire, vieillissait et s’affaiblissait chaque jour.

Un jour le Trépas lui dit :

— Je viens toujours te voir, quand je passe par ici, et toi tu n’es encore jamais venu chez moi ; il faut que tu viennes aussi me rendre visite, pour que je te régale à mon tour et te fasse voir ma demeure.

— Je n’irai que trop tôt, répondit le médecin, car je sais qu’une fois qu’on est chez vous, compère, on n’en revient pas comme on veut.

— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retiendrai pas avant que ton heure soit venue ; tu sais que je suis l’homme juste par excellence.

Le médecin partit donc, une nuit, pour faire visite à son compère. Ils allèrent longtemps de compagnie, par monts et par vaux, traversant des plaines arides, des forêts, des fleuves, des rivières et des régions tout à fait inconnues au médecin.

Enfin, le Trépas s’arrêta devant un vieux château entouré de hautes murailles, au milieu d’une sombre forêt, et dit à son compagnon : « C’est ici. »

Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir régala d’abord magnifiquement son hôte, puis, au sortir de table, il le conduisit dans une immense salle où brûlaient des millions de cierges de toutes les dimensions, longs, moyens, courts, et dont les lumières étaient plus ou moins nourries, et jetaient plus ou moins de clarté. Notre homme resta d’abord tout étonné, ébloui et muet devant ce spectacle. Puis, quand il put parler :

— Que signifient toutes ces lumières, compère ? demanda-t-il.

— Ce sont les lumières de la vie, compère.

— Les lumières de la vie ? Qu’est-ce à dire ?

— Chaque créature humaine qui vit présentement sur la terre a là son cierge, auquel est attachée sa vie.

— Mais il y en a de longs, de moyens, de courts, de brillants, de ternes, de mourants.... Pourquoi ?

— Oui, c’est comme les vies des hommes : les unes commencent ; d’autres sont dans leur force et tout leur éclat ; d’autres sont faibles et vacillantes ; d’autres enfin sont près de s’éteindre…

— Comme en voilà un (un cierge) qui est long et haut !

— C’est celui d’un enfant qui vient de naître.

— Et cet autre, que sa lumière est brillante et belle !

— C’est celui d’un homme dans toute la force de l’âge.

— En voilà un qui va s’éteindre, à défaut d’aliment.

— C’est un vieillard qui se meurt.

— Et le mien, où est-il aussi ? Je voudrais bien le voir.

— Le voilà près de vous.

— Celui-là ?… Ah ! mon Dieu, il est presque entièrement consumé ! Il va s’éteindre !…

— Oui, vous n’avez plus que trois jours à vivre !

— Que dites-vous là ? Quoi, trois jours seulement !… Mais puisque je suis votre ami et que vous êtes le maître ici, ne pourriez-vous me durer mon cierge quelque temps encore… par exemple, en prenant un peu à celui d’à côté, qui est si long, pour l’ajouter au mien ?…

— Celui d’à côté, qui est si long, est celui de votre fils, et si j’agissais comme vous me le conseillez, je ne serais plus le juste que vous cherchiez.

— C’est vrai, répondit le médecin, en se résignant et en poussant un grand soupir...

Et il revint alors chez lui, mit ordre à ses affaires, appela le curé de sa paroisse et mourut trois jours après, comme le lui avait prédit son compère la Mort.

(Conté par J. Corvez, de Plourin, Finistère, 1816.)


La légende de l’Homme Juste n’est pas particulière à la Bretagne. Comme presque tous les vieux récits populaires, on la trouve un peu partout, plus ou moins complète, plus ou moins altérée.

Elle se trouve dans Grimm (Contes des enfants et de la maison, n° 44), sous le titre de la Mort et son Filleul, conte hessois. Commencement analogue à celui de la version bretonne. Le pauvre refuse successivement comme parrain le bon Dieu et le diable, et accepte enfin la Mort. Celle-ci fait de son filleul un grand médecin. Elle lui indique une certaine plante qui guérira certainement les malades quand il la verra, elle, la Mort, au chevet du lit. Si, au contraire, elle se tient au pied du lit, il n’y a rien à faire : le malade ne peut être sauvé. Le filleul, improvisé médecin, devient riche et célèbre. Appelé près du roi malade, il voit la Mort au pied du lit. Alors, il retourne le lit de manière à ce que la Mort se trouve au chevet, et le roi guérit. La Mort, quoique très-mécontente, lui pardonne pour cette fois ; mais, ayant recommencé le tour pour la princesse, malade aussi, elle le conduit dans une sorte de caverne, où il voit une multitude de lumières, etc.

Le reste comme dans le conte breton.

Comparez deux autres contes allemands de la collection S. W. Wolf, p. 365, et de la collection Prœhle, no 13.

Guillaume Grimm, dans ses remarques, cite une farce allemande de Jacques Ayres (dans son Opus theatricum, publié après sa mort, en 1605), qui ressemble beaucoup au conte hessois ; mais l’épisode des lumières y manque. Il mentionne aussi comme analogue un petit poème de Hans Sachs, de 1553.

Dans une collection de contes hongrois (Gaal Stier, no 4), même introduction. Le pauvre homme ne veut pas de Jésus pour parrain, « parce qu’il n’aime que les bons. » L’épisode des lumières existe. Le pauvre homme, et non son filleul, devient médecin. Cette partie, qui semble altérée, est inférieure à la partie correspondante du conte hessois.

Dans un conte sicilien, recueilli par Mlle  Gonzenbach (no 19), introduction différente. (Quelque temps après que la Mort a été marraine (ici ce n’est pas comme en allemand et en breton, où la Mort étant du masculin, elle est « parrain »), elle vient chercher le pauvre homme et l’emmène dans un sombre caveau où brûlent une multitude de lampes, etc. Dans ce conte, comme dans le conte breton, le filleul ne devient pas médecin.

L’épisode des lumières se trouve également dans un conte italien de Vénétie, publié par MM. Widter et Wolf, dans le Jahrbuch für romanische und englische Literatur.

Gueullette, dans ses Mille et un quarts d’heure, contes tartares, ou plutôt prétendus tels, a aussi, dans le quart Lxxiue, sous le titre de : Aventures d’un bûcheron et de la Mort, un pauvre homme, un bûcheron, qui prend la Mort pour parrain d’un de ses enfants nouvellement né, et qu’il voulait exposer aux bêtes féroces, à cause de sa misère. Le parrain lui fait connaître les vertus médicinales de certaines herbes qui guérissent nombre de maladies, et de plus, afin que ses arrêts de vie ou de mort soient toujours infaillibles, il lui dit que, quand il l’apercevrait au pied du lit de ses malades, ceux-ci guériraient, mais que rien au monde ne pourrait les empêcher de mourir, quand il le verrait au chevet du lit. Le bûcheron, devenu médecin, trompe aussi son confrère la Mort, en retournant le lit, quand le malade est désigné pour mourir, et il sauve ainsi les jours du grand Iskender, c’est-à-dire d’Alexandre-le-Grand.

L’épisode des lumières manque.

Il a été publié dans l’Almanach provençal de 1876, p. 60 et suivantes, une version provençale du même conte, très-rapprochée de la version bretonne, sauf l’épisode des lumières, qui y manque aussi.

On verra, dans la légende de la Mort et son compère, qui suit, confinent le médecin improvisé ayant voulu profiter du secret qu’il possédait pour se rendre immortel, la Mort, trompée plusieurs fois, finit par avoir sa revanche (voir aussi Revue celtique où la légende de L’Homme juste a été publiée pour la première fois, 3e vol., 1878, p. 383).

Sur les cierges ou lumières de vie, voir encore le Filleul de la Mort, dans les Contes d’un buveur de bière, de Ch. Deulin (lampes où sont les mèches de chaque mortel, plus ou moins vives et brillantes).

M. Paul Sébillot me dit avoir aussi recueilli à Saint-Cast, dans le pays gallot ou Bretagne non bretonnante, un conte où un garçon conduit par un squelette voit une plaine remplie de lumières de différentes longueurs.



  1. En breton, la mort personnifiée (ann Ankou) est du masculin, et c’est pour cela que notre homme la prend pour parrain à son fils, et non pour marraine ; c’est aussi pour la même raison que j’ai cru devoir traduire par le Trépas, au lieu de la Mort.