Légendes chrétiennes/Sans-Souci ou le maréchal-ferrant et la Mort

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QUATRIÈME PARTIE


la mort en voyage.




I


SANS-SOUCI
ou le maréchal-ferrant et la mort.



Il y avait une fois un soldat breton nommé Sans-Souci, à cause de son humeur joyeuse et de son heureux caractère, qui revenait de l’armée et s’en retournait dans son pays, à Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Les uns disent qu’il avait son congé en règle ; d’autres prétendent qu’il avait déserté ; mais peu nous importe.

Après une longue journée de marche, il se trouva, vers le coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait faim, et il n’avait pas d’argent, si bien qu’il résolut de demander à loger dans ce château.

Il frappa à la porte. Le guichet s’ouvrit, et le portier lui demanda :

— Que voulez-vous ?

— Je voudrais être logé, pour cette nuit seulement, car j’ai marché toute la journée, et je suis bien fatigué.

— Attendez là un peu, et je vais demander à mon maître s’il veut vous loger.

Et le portier se rendit auprès du châtelain, et lui dit qu’un soldat harassé de fatigue était à la porte et demandait à loger.

— Dites-lui de venir me trouver, répondit le seigneur.

Le portier fit entrer Sans-Souci et le conduisit devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon feu, dans la grande salle du château.

— Bonsoir, monseigneur, dit Sans-Souci en entrant.

— Bonsoir, mon garçon, répondit le châtelain. Que demandes-tu ?

— Je voudrais être logé, car je suis rendu de fatigue, et de plus, j’ai faim et pas d’argent.

— Je te logerai volontiers, et je te régalerai même bien, si tu n’es pas peureux et si tu veux passer la nuit dans une salle du château, qui est hantée par des revenants, des diables, ou je ne sais quoi. Toujours est-il qu’il y a là-dedans un tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que personne n’y peut tenir, et qu’il a fallu abandonner cette salle. Si tu parviens à chasser les revenants ou les diables, et à rendre la salle habitable, tu n’auras pas perdu ta peine, car je te récompenserai bien.

Sans-Souci répondit :

— Je veux tenter l’aventure, arrive que pourra. Je n’ai jamais été poltron, et je ne serais même pas fâché de voir un peu de près le diable, dont j’entends parler si souvent et que je ne connais pas encore. Peut-être n’est-il pas aussi méchant qu’on le dit, après tout.

— À la bonne heure ! reprit le seigneur, tu me parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors ta cuisine toi-même, à ta guise.

Sans-Souci s’installa dans la salle hantée, et des valets lui apportèrent un quartier de mouton cru, une miche de pain blanc et six bouteilles de vin vieux. Puis ils s’en allèrent, et il resta seul. Il commença par faire un bon feu et mettre son quartier de mouton à la broche. Puis il s’assit dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa pipe, déboucha une bouteille de vin et en but un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tranquillement, en regardant cuire son quartier de mouton, et en se disant :

— Ce que c’est que la peur ! On s’imagine qu’il y a ici des revenants, ou des diables, que sais-je, moi ?... Et voyez comme tout est silencieux et comme on est tranquille ! Je m’accommoderais bien, quant à moi, de ce logis, surtout si l’on me traitait toujours comme cela...

Et il se versa un second verre de vin et se disposait à le boire, quand il entendit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt tomba dans le feu, sans en paraître le moins du monde incommodé, un être étrange, un diable sans doute, qui le saisit, le lança au bas de la salle, aussi facilement que si c’eût été une bûche ordinaire, et s’assit à sa place, dans le fauteuil.

— Ah ! se dit Sans-Souci, il paraît que le sabbat va commencer ! mais, n’importe, nous verrons bien comment cela finira.

Et il se releva, et vint s’asseoir hardiment en face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au côté opposé du foyer. Mais à peine s’y fut-il installé, qu’il entendit de nouveau le même bruit dans la cheminée, et un second personnage, en tout semblable au premier, tomba encore dans le feu, puis se releva lestement, le lança encore au bas de la salle et s’assit ensuite dans le second fauteuil, en face de l’autre.

— Voici de singuliers compagnons ! se dit Sans-Souci, en se relevant ; mais mon rôti doit être cuit, et je vais le retirer du feu, de peur qu’ils s’avisent de vouloir le manger.

Il revint au foyer et se disposait à enlever son rôti, quand un troisième personnage, semblable aux deux premiers, dévala de la cheminée et le lança encore au bas de la salle, lui, sa broche et son rôti.

— Ah ! le jeu commence à m’ennuyer, dit-il en se relevant et en se grattant le derrière. Mais je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils paraissent aimer le feu, et entrer dans ce lit clos que je vois là. J’emporterai mon gigot, avec une bouteille de vin, et peut-être me laisseront-ils souper à mon aise.

Il se mit donc dans un lit qui était au bas de la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les trois diables (car c’étaient de vrais diables) vinrent à lui et lui parlèrent de la sorte :

— Ah ! Sans-Souci, l’homme sans peur, tu crois donc que nous allons te laisser tranquillement manger, boire et dormir, chez nous, tout comme si tu étais chez toi ? Tu te trompes, mon ami, et nous allons en finir avec toi.

— J’espère du moins, messeigneurs, répondit Sans-Souci, que vous ne me tuerez pas au lit, comme trois lâches, et que vous me laisserez me lever, afin que je puisse me défendre ? Vous êtes trois contre un.

— Oui, lève-toi, répondirent-ils.

Sans-Souci sauta hors du lit. La nuit précédente, ne trouvant pas où loger, il avait passé la nuit dans une église, et le matin, en partant, il avait rempli d’eau bénite une bouteille vide qu’il avait sur lui et qu’il avait achetée pleine de cidre. Dès qu’il fut sur ses pieds, il déboucha sa bouteille et se mit à asperger les diables d’eau bénite. Ceux-ci sautaient jusqu’au plafond, cherchaient à fuir et poussaient des cris affreux.

— Assez! assez ! criaient-ils ; laisse-nous partir à présent, Sans-Souci ! Pitié ! assez ! assez !

— Oui, si vous me promettez de ne plus revenir dans ce château.

— Oui, nous te le promettons ; nous n’y reviendrons plus jamais !

— Signez alors de votre sang.

— Oui, nous signerons de notre sang.

Et ils signèrent tous les trois de leur sang, sur un morceau de parchemin que l’on trouva par là, et alors Sans-Souci les laissa partir par où ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée. Après cela, il put souper tranquillement, puis il se remit au lit et dormit très-bien.

Le lendemain matin, le maître du château vint le voir, et il fut bien étonné de le retrouver en vie.

— Comment, tu vis donc encore ? lui dit-il.

— Mais oui, monseigneur, je vis encore, comme vous le voyez, et je n’ai même pas eu de mal.

— Et tu as passé toute la nuit ici ?

— J’ai passé toute la nuit ici.

— Et tu n’as rien vu d’extraordinaire ?

— Ah ! pour cela, si... J’ai eu affaire à de singuliers personnages ; mais rassurez-vous, car je vous en ai débarrassé pour toujours.

— Je ne puis te croire ; où est la preuve de ce que tu dis là ?

— Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est marqué dessus.

Et il lui présenta le parchemin que les trois diables avaient signé de leur sang.

Le seigneur l’examina et s’écria avec une grande joie :

— Ah ! quel service tu m’as rendu ! Demande-moi tout ce que tu voudras, pour ta récompense, et je te l’accorderai. Veux-tu la main de ma fille ?

— Monseigneur, je n’ai pas mérité tant d’honneur, et je n’aspire pas si haut. Je suis maréchal-ferrant de mon état, comme l’était mon père, et si vous voulez me rendre heureux, faites-moi bâtir une forge au bord de la grande route, et approvisionnez-la de fer et de charbon car je n’ai pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passeront, et je vivrai ainsi de mon travail, comme doit le faire tout honnête homme.

Le seigneur fit construire la petite forge au bord de la grande route. Sans-Souci s’y installa aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit, on entendait son marteau qui retentissait sur l’enclume, car il aimait le travail. Les pratiques ne manquaient pas, et il était content et heureux.


Un jour qu’il était à son travail, comme à l’ordinaire, en bras de chemise, les manches retroussées et la figure toute noire de charbon et de fumée, deux passants, deux étrangers, dont un vieux et un jeune, s’arrêtèrent pour le regarder.

— Tu travailles de bon cœur, Sans-Souci ! lui dit le plus jeune.

— Il faut travailler, messeigneurs, pour gagner sa vie, répondit-il.

Et il mettait le fer au feu, puis l’en retirait et le battait sur l’enclume, et la sueur lui tombait du front goutte à goutte. Les deux passants étaient en admiration devant lui.

— J’aime les travailleurs comme toi, Sans-Souci, reprit l’inconnu, et, pour te le prouver, fais-moi trois demandes, à ton choix, et je te les accorderai.

Sans-Souci sourit et le regarda du coin de l’œil, comme un homme qui n’a pas grande confiance.

— Demande premièrement le paradis, lui dit le plus âgé des deux voyageurs.

— Le paradis, mon brave homme, répondit-il, est à qui le gagne, et ne se donne pas si facilement, je pense.

— Tu as raison, Sans-Souci, reprit l’autre ; mais fais-moi tes trois demandes, et je te promets de te les accorder, quelles qu’elles puissent être.

— Eh bien ! j’ai souvent soif, à battre le fer sur mon enclume, et la fontaine est assez loin ; je voudrais bien qu’un vieux poirier que j’ai là, dans mon courtil, derrière la forge, portât des fruits en toute saison, même en hiver.

— Accordé, dit le jeune voyageur.

Et aussitôt le vieux poirier de Sans-Souci se couvrit de belles fleurs blanches, et, un moment après, il succombait sous le poids de belles poires toutes dorées, quoiqu’on fût en plein mois de janvier !

— Fais ta seconde demande, Sans-Souci, dit l’inconnu.

— Demande le paradis, à présent au moins, lui dit encore le vieillard.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre paradis, grand-père, lui répondit Sans-Souci ; le paradis est à qui sait le gagner, vous le savez bien, et j’espère qu’on ne me le refusera pas, après ma mort, si je l’ai gagné.

— Certainement, répondit le jeune étranger ; fais ta seconde demande, Sans-Souci.

— Eh bien ! je voudrais avoir là, au coin de ma forge, un bon fauteuil ; et toutes les fois que que quelqu’un s’assoirait dans ce fauteuil, je voudrais qu’il ne pût s’en relever que lorsque je le lui permettrais.

— Accordé.

Et le fauteuil se trouva aussitôt au coin de la forge.

— Fais, à présent, ta troisième demande.

— Ne manque pas de demander le paradis, cette fois au moins ! dit encore le vieillard.

— Je vous le répète, laissez-moi tranquille avec votre paradis, vieux radoteur ! Je demande, à présent, un jeu de cartes avec lequel je gagnerai toujours, quelle que soit la personne avec qui je jouerai.

— Accordé encore ! Tiens, voilà les cartes.

Et un jeu de cartes tout neuf se trouva aussitôt sur l’enclume.

Les deux voyageurs firent alors leurs adieux au maréchal-ferrant, et poursuivirent leur route. Je n’ai sans doute pas besoin de vous dire que le plus jeune était Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui voyageait alors en Basse-Bretagne, et l’antre saint Pierre, qui l’accompagnait partout dans ses voyages.


Il y avait plusieurs années que Sans-Souci avait reçu la visite de notre Sauveur et de saint Pierre, et il vivait heureux et content, travaillant toujours, quoique déjà vieux, lorsqu’un jour il reçut une autre visite moins agréable. C’était celle de l’Ankou (la Mort) lui-même. Il n’eut pas de peine à le reconnaître à sa faux et à ses os décharnés et blanchis. Cependant, il ne se troubla pas, et continua de travailler et de battre le fer sur son enclume, comme si c’eût été un client ordinaire. Mais l’importun visiteur, brandissant sa grande faux, lui dit :

— Allons ! Sans-Souci, prépare-toi à me suivre, car ton tour est venu.

— Mon tour de quoi donc ? répondit Sans-Souci, feignant de ne pas comprendre.

— Tu ne me connais donc pas ? Je suis l’Ankou, mon ami !

— Ah ! c’est vous qui êtes le grand Faucheur ? Bien ! bien ! J’ai souvent entendu parler de vous ; mais, excusez-moi, je ne vous connaissais pas, ma foi !

— Il n’y a pas de mal à cela ; mais allons ! viens vite, je n’ai pas de temps à perdre.

— Oui, oui, certainement, puisque mon tour est venu, dites-vous. Cependant, je ne voudrais pas partir comme cela, avant d’avoir ferré les chevaux que vous voyez là, à ma porte. Asseyez-vous là un peu, sur ce fauteuil ; ce sera l’affaire d’un instant, puis je vous suivrai où vous voudrez.

— Je suis pressée, et je n’ai pas le temps d’attendre ; je vais te donner le coup de grâce.

Et elle leva sa faux pour le frapper.

— Mais patientez donc un peu, vous dis-je ; qu’est-ce que cela vous fait ? vous saurez bien rattraper le temps perdu. Laissez-moi du moins finir de ferrer la haquenée de mon recteur (curé). Trois fers sont déjà posés ; il n’en manque plus qu’un, et, pour l’honneur de mon nom, je ne voudrais, pour rien au monde, laisser dans cet état le dernier cheval que j’aurai ferré, surtout celui de mon recteur ! Que dirait le bienheureux saint Éloi, quand je me présenterai devant lui, là-haut ? Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, vous dis-je ; ce sera fait en un clin d’œil !

La Mort s’assit dans le fauteuil. Sans-Souci fut alors rassuré, et il se remit au travail, en sifflant et en chantant. Il mettait le fer au feu, soufflait, puis le battait sur l’enclume, et ne se pressait point. Il finit de ferrer le cheval de son recteur, puis plusieurs autres après. La Mort, voyant cela, dit encore :

— Allons ! il faut partir, car j’ai beaucoup de chemin à faire encore aujourd’hui ; je ne puis attendre plus longtemps.

— Vous m’ennuyez à la fin ! Donnez-moi la paix et me laissez faire tranquillement mon ouvrage ! lui répondit Sans-Souci, quand il fut sûr qu’elle ne pouvait pas quitter son fauteuil.

Et il continua de travailler le reste de la journée, puis le lendemain, puis le surlendemain, puis pendant des mois et des années, et la Mort restait toujours clouée sur son fauteuil, et quand elle lui parlait de partir, il se contentait de siffler et de lui rire au nez ; et cela dura longtemps ainsi.

Bref, il y avait cent ans que la Mort était prisonnière de Sans-Souci, et personne ne l’avait vue, pendant tout ce temps-là, et l’on s’inquiétait de ce qu’elle était devenue. Bien plus, on la regrettait et on l’implorait partout, à présent, comme on la détestait et la maudissait, auparavant. On ne mourait plus, et l’on en était venu à regarder la vie comme le plus grand des maux. Enfin, le bon Dieu eut pitié des pauvres humains (C'est, sans doute, une expérience qu’il avait voulu faire) et il envoya l’ange de la Mort vers Sans-Souci, pour lui dire de rendre la liberté à la Mort.

Quand l’ange arriva dans la forge, il trouva Sans-Souci qui ferrait tranquillement des chevaux, selon son ordinaire.

— Comment, Sans-Souci, lui dit l’envoyé de Dieu, peux-tu retenir si longtemps la Mort prisonnière dans ta forge ? Voilà cent ans qu’il n’est mort personne, et partout on se plaint, dans l’enfer, dans le purgatoire, dans le paradis, mais surtout sur la terre ! Tout le monde veut mourir, à présent. On implore la mort comme l’unique remède à tous les maux, comme l’ange libérateur. Le bon Dieu m’a envoyé vers toi pour te dire de la mettre en liberté sur le champ.

— C’est ma foi vrai, répondit Sans-Souci ; il y a longtemps qu’elle est là assise, dans son fauteuil, et, comme elle dort et ne fait aucun bruit, je l’avais tout à fait oubliée. Je vais lui rendre la liberté et la laisser partir avec vous. Mais je suis pressé pour le moment. Voyez, que de chevaux à ma porte ! Le temps seulement de mettre quelques clous aux pieds de derrière de ce cheval blanc que vous voyez, et qui appartient au seigneur du château voisin, et je suis à vous. Mais asseyez-vous, en attendant, sur le fauteuil, à côté du grand Faucheur ; il y a place pour deux.

Et l’ange s’assit aussi dans le fauteuil, à côté de la Mort. Alors Sans-Souci ferma la porte de la forge sur la Mort et son ange, mit la clé dans sa poche et partit avec les cartes que le bon Dieu lui avait données, et dont il n’avait encore fait aucun usage. Il n’alla pas loin sans rencontrer un seigneur inconnu, d’une mine étrange, et qui, lui voyant un jeu de cartes entre les mains, l’accosta et lui dit :

— Veux-tu faire une partie avec moi, camarade ?

C’était Lucifer lui-même, qui, n’ayant plus rien à faire, s’ennuyait beaucoup.

— Je ne demande pas mieux, répondit Sans-Souci.

Et ils s’assirent sur une grande pierre, au milieu d’une grande lande, pour faire leur partie.

On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda alors :

— Quel sera l’enjeu ?

— Eh bien ! jouons âme contre âme, la tienne contre la mienne, répondit le diable.

Sans-Souci, étonné de cette réponse, l’examina des pieds à la tête, et, ayant remarqué qu’il avait des pieds fourchus, il reconnut que c’était au vieux Guillaume (le diable) qu’il avait affaire. Mais comme il avait confiance dans ses cartes, il se dit :

— N’importe ! tu ne sais pas ce qui t’attend, toi que l’on nomme le malin.

Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci gagna facilement la première partie.

— Continuons, dit l’autre : deux autres âmes contre les deux que tu possèdes à présent, la tienne et celle que tu as gagnée.

— Ça va ! répondit Sans-Souci ; distribuez les cartes.

Les cartes furent distribuées pour la seconde fois, et Sans-Souci gagna encore.

— Quatre autres âmes contre tes quatre ! dit l’autre, un peu dépité.

— Allons ! quatre autres âmes contre les quatre que j’ai déjà gagnées, répondit Sans-Souci.

Et il gagna encore.

Enfin, pour abréger, ils jouèrent ainsi pendant cent ans, toujours doublant l’enjeu, et Sans-Souci gagnant toujours. Songez quelle quantité d’âmes gagnées ! Il en gagna tant et tant qu’il finit par vider l’enfer ! Les âmes, à mesure qu’elles étaient délivrées, passaient de l’enfer dans le purgatoire, et il y en avait tant que, pour leur faire place, il fallut envoyer au paradis celles qui étaient déjà dans le purgatoire quand le jeu avait commencé.

Le joueur malheureux poussa alors un cri épouvantable ; il frappa du pied le rocher, et la trace y est encore visible, puis il disparut dans un abîme qui s’ouvrit pour le recevoir.

Cependant, la Mort était toujours prisonnière avec son ange, dans la forge de Sans-Souci, et, comme on ne mourait plus, les hommes étaient de plus en plus malheureux. On les voyait partout levant les mains et les yeux vers le ciel, et criant :

— Mourir ! mourir !... Ô Mort, ayez pitié de nous !

Sans-Souci, touché d’une si grande désolation, dit un jour :

— Ma foi ! j’ai assez vécu comme cela ! C’est toujours la même chose, dans ce monde : des bons et des méchants, des riches et des pauvres, beaucoup de misère et de mal partout, et nul n’est content de sa condition. Je veux aller voir, à présent, ce qu’il y a aussi de l’autre côté. Je vais délivrer la Mort.

Et il revint à sa forge. La Mort y était toujours sur son fauteuil avec son ange à côté d’elle.

Il les éveilla, car ils dormaient profondément, et leur dit :

— Il y a assez longtemps que vous êtes là à rien faire ; partez, à présent, et besognez bien, car on se plaint beaucoup de votre paresse, sur la terre et dans le ciel aussi.

Ils se levèrent aussitôt, sans attendre qu’on le leur dît deux fois, et la Mort, brandissant sa faux, depuis si longtemps inactive, commença par frapper Sans-Souci. Puis elle parut et se répandit par tout le monde, besognant rudement, de manière à rattraper le temps perdu. Elle multipliait ses coups avec une rapidité effrayante, comme une enragée, et les mortels tombaient et s’entassaient les uns sur les autres, comme l’herbe et les fleurs des champs tombent, drues et pressées, sous les coups des faucheurs, aux mois de juin et de juillet.

Cependant, l’âme de Sans-Souci était montée au ciel, et elle alla tout droit frapper à la porte du paradis : Toc ! toc !

— Qui est là ? cria saint Pierre, derrière la porte.

— Sans-Souci ! Ouvrez-moi, s’il vous plaît.

— Sans-Souci ?... Passe alors ; il n’y a pas de place pour toi ici.

— Pourquoi donc, monseigneur saint Pierre ?

— Te rappelles-tu le jour où, voyageant en Basse-Bretagne avec Jésus-Christ, nous te trouvâmes battant courageusement le fer sur l’enclume, dans ta forge, au bord de la route ? Le Seigneur te dit de former trois vœux, de lui faire trois demandes, et il te les accorderait, quelles qu’elles fussent.

— Oui, je me le rappelle très-bien.

— Je te conseillai, par trois fois, de demander le paradis. Mais tu ne m’écoutais pas : tu demandas d’abord qu’un vieux poirier que tu avais dans ton courtil portât des fruits en toute saison, puis un fauteuil d’où l’on ne pût se relever, une fois assis dedans, qu’avec ta permission, et enfin un jeu de cartes avec lequel tu gagnerais à tout coup. Tout cela te fut accordé. Mais tu ne parlas pas eu paradis, malgré mes conseils ; tu me traitas même de vieux radoteur. N’est-ce pas vrai ?

— C’est bien vrai, monseigneur saint Pierre ; mais oubliez tout cela, je vous prie, et laissez-moi entrer. Il ne manque pas de place chez vous, je présume ?

— Non, non, Sans-Souci, tu n’entreras pas.

— Et où donc voulez-vous que j’aille ?

— Où tu voudras ; chez le diable, si tu veux.

— Chez le diable ? Je le connais bien, et j’ai déjà eu affaire à lui. Où demeure-t-il donc ?

— À la deuxième porte, à gauche.

— C’est bien ; je vais aller le voir, car je ne le crains pas.

Et Sans-Souci alla frapper à la porte de l’enfer, qui était la deuxième, à gauche : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci, répondit-il.

— Sans-Souci ! Ah bien ! n’espère pas entrer ici, par exemple ! Nous n’avons pas oublié comment tu nous as traités, dans le vieux château d’où tu nous a chassés. Et puis, tu as vidé l’enfer et empêché d’autres d’y venir, en retenant la Mort si longtemps prisonnière sur ton fauteuil. Va-t’en vite ! va-t’en !

Et on lui ferma la porte au nez.

— Ah ! voici qui est drô1e ! dit Sans-Souci ; on ne veut de moi ni dans le paradis, ni dans l’enfer ! Il faut que je frappe encore à cette autre porte qui est là, au milieu ; peut-être me recevra-t-on là ?

Et il alla frapper à cette troisième porte. C’était celle du purgatoire : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci.

— Sans-Souci ! va-t’en, va-t’en vite, malheureux ! Tu nous as envoyé tout l’enfer ! Va-t’en vite ! va loin d’ici !

— Décidément, on ne veut de moi nulle part ! se dit Sans-Souci, bien embarrassé de savoir où aller. Je ne peux pourtant pas rester ici seul, dehors... Il faut que je trouve un logement quelque part, il n’y a pas à dire. Je vais encore frapper à la porte de saint Pierre ; il a, malgré tout, l’air bonhomme, et je trouverai bien quelque moyen de me faire ouvrir sa porte.

Et il alla frapper de nouveau à la porte du paradis : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria saint Pierre.

— Moi, monseigneur saint Pierre, répondit Sans-Souci.

— Moi n’est pas un nom ; comment t’appelles-tu ?

— Sans-Souci, monseigneur saint Pierre.

— Encore !... Mais je t’ai déjà dit que je ne t’ouvrirai pas : adresse-toi ailleurs.

— Mais, monseigneur saint Pierre, on ne veut m’ouvrir nulle part : laissez-moi entrer chez vous, je vous prie.

— Non, non ! tu n’entreras pas ici ; va-t’en, tu m’ennuies.

— Je vous en supplie, monseigneur saint Pierre, entr’ouvrez du moins votre porte un peu, si peu que vous voudrez, pour que je puisse jeter un coup d’œil par là et avoir une idée de ce que c’est que le paradis.

Le bon Dieu se trouvait en ce moment dans la loge du portier du paradis ; il était venu voir son vieil ami et causer avec lui, comme cela lui arrivait souvent. Il eut pitié du pauvre Sans-Souci, renvoyé de partout, et il dit à saint Pierre :

— Entr’ouvre un peu ta porte, Pierre, et laisse-le jeter un coup d’œil dans le paradis.

Et saint Pierre entr’ouvrit un peu la porte. Aussitôt Sans-Souci jeta son bonnet dans le paradis, aussi loin qu’il put. Puis il dit à saisit Pierre :

— Laissez-moi entrer, mon bon saint Pierre, je vous en prie.

— Tu n’entreras pas, et regarde bien, si tu veux, pendant que tu y es, car je vais refermer ma porte.

— Eh bien ! vous me laisserez du moins aller chercher mon bonnet ?

— Oui, car il est trop sale pour que je veuille y toucher ; mais dépêche-toi.

Et Sans-Souci entra, sans se le faire dire deux fois. Et il s’avança bien loin dans le paradis et se mit à courir.

— Arrêtez-le ! arrêtez-le ! criait saint Pierre.

Trois ou quatre anges coururent après lui pour l’arrêter. Mais Sans-Souci s’assit alors sur son bonnet et dit aux anges qui voulaient le faire sortir et à saint Pierre, qui était accouru, armé d’un bâton :

— Ne me touchez pas ! Je suis ici sur mon bien, et personne n’a le droit de m’en chasser.

Et comme saint Pierre le menaçait de son bâton :

— Ne me touchez pas, je vous le dis, saint Pierre.

Et se tournant vers notre Sauveur, qui regardait cette scène en souriant :

— N’est-ce pas, bon Dieu, vous qui êtes juste et qui connaissez les droits de chacun, n’est-ce pas que je suis dans mon droit, étant sur mon bien, et que ni saint Pierre ni personne n’a le droit de me chasser d’ici ?

Et le bon Dieu dit :

— Sans-Souci a raison. Laissez-le donc tranquille, puisqu’il ne fait de tort à personne.

— Ah ! avez-vous entendu, vous autres ? Le bon Dieu vous dit de me laisser tranquille, puisque je suis dans mon droit, et vous devez lui obéir.

Et voilà comment Sans-Souci entra dans le paradis, où il est sans doute encore. Puissions-nous tous aller un jour nous en assurer par nous-mêmes !

Amen ! répondirent les assistants[1].

(Conté par Jean le Person, cordonnier, au bourg de Plouaret.)



  1. Dans le conte de Moustache, que l’on trouve dans les Derniers Bretons, de Émile Souvestre, Ier vol., page 14) de la première édition, 1836, le héros rencontre aussi Jésus-Christ, saint Pierre et saint Paul voyageant en Basse-Bretagne, et déguisés en mendiants. Il partage avec eux son pain et reçoit en retour trois dons que Jésus-Christ lui dit de formuler à son choix. Ces trois dons consistent en une belle femme, un jeu de cartes qui gagne toujours et un sac pour y renfermer le diable. Comme dans notre conte, il loge dans un manoir hanté, y joue aux cartes avec plusieurs diables, les gagne tous, les fourre dans son sac et fait battre le sac sur l’enclume par tous les forgerons du pays ; puis, pour avoir délivré le manoir des diables qui le hantaient, le seigneur du manoir lui accorde la main de sa fille.
    Après sa mort, Moustache se présente aussi à la porte du paradis, puis de l’enfer, et nulle part on ne veut de lui. Il finit pourtant par s’introduire dans le paradis, par le même stratagème que dans notre conte, en y jetant son bonnet, en s’asseyant dessus et en réclamant le droit de rester sur son bien.
    Cette légende se retrouve un peu partout, avec de nombreuses variantes : pour la partie de cartes dont l’enjeu est des âmes damnées, voir, dans le recueil de Fabliaux ou Contes du XIIe et du XIIIe siècle, de Legrand d’Aussy : du Jongleur qui alla en enfer, aliàs : de saint Pierre et du Jongleur, t. II, p. 36. Comparez encore, pour la première partie, où il s’agit d’un château hanté, Sébillot, Contes populaires de là Haute-Bretagne, Jean-sans-Peur ; Deulin, Culotte verte ; Camoy, Bras d’acier, etc. Les trois souhaits (poirier chargé de fruits, fauteuil où l’on est forcé de rester, jeu qui gagne toujours) ont leurs similaires dans Deulin, le Grand choleur (orme sous lequel celui qui s’assied est forcé de rester, tablier de cuir d’où l’on ne peut faire déguerpir, crosse qui gagne toujours) ; la mort est aussi attrapée, mais moins complètement que dans le Poirier de Misère, du même auteur, qui ressemble beaucoup à la troisième partie de notre conte.
    L’épisode de la porte du paradis se retrouve dans Bras d’acier, de H. Carnoy, commenté par Kœhler (Zeitschrift für Romanische Philologie, t. III, p. 312); le Sac de la Ramée de Cénac-Moncaut ; Sébillot, Le Diable attrapé, n° xl ; Webster, Quatorze ; Jésus-Christ et le vieux soldat. À l’étranger, on la retrouve, outre les contes cités par M. Kœhler en Italie, cf. Monnier, p. 31-34 ; Prosper Mérimée, Federigo, dans Dernières nouvelles, p. 299, Paris, Michel Lévy, 1873, etc.