Aller au contenu

Légendes chrétiennes/L’ombre du pendu

La bibliothèque libre.


II


UN CONTE DE REVENANT


l’ombre du pendu.



Il y avait autrefois en la commune de Ploubazlanec, près de Paimpol-Goëlo, une jeune et jolie héritière nommée Yvonne Kerduff. C’était la perle du canton, et nulle autre ne pouvait rivaliser de beauté et de grâce avec elle, aux pardons et aux fêtes de Paimpol, de Kérity, de Loguivy et de Bréhat.

Trois jeunes gens lui faisaient la cour et se disputaient sa main : Alan Kerglaz, de l’île de Bréhat, Jean Kerlann, de Kérity, et Fanch Kertanhouarn, de Ploubazlanec. Deux d’entre eux, Jean Kerlann et Fanch Kertanhouarn, se prirent de querelle et se battirent, au pardon de Kérity. Jean Kerlann mourut des suites de cette batterie, et Fanch Kertanhouarn fut patibulé et pendu. Alan Kerglaz, resté seul des trois prétendants, et qui, selon la rumeur publique, avait aussi contribué à la mort de Jean Kerlann, eut alors le champ libre. Les fiançailles eurent lieu dans les quinze jours qui suivirent.

La veille des noces, le soir, en revenant de chez sa fiancée, comme Alan Kerglaz, un peu allumé par le cidre du beau-père et accompagné de son père, passait sur la lande où étaient dressées les fourches patibulaires, il aperçut le cadavre de Fanch Kertanhouarn qui s’y balançait au vent.

— Ah ! pauvre Fanch ! s’écria-t-il, quelle triste figure tu fais là, à présent, toi qui étais un si beau danseur et qui aurais sans doute épousé la belle Yvonne, s’il ne t’était arrivé malheur ! Eh bien ! quoique tu fusses mon rival, j’ai vraiment pitié de toi, à te voir ainsi la pâture des corbeaux et des hiboux…

— Tais-toi, tais-toi, malheureux ! lui dit son père, — et passons vite.

— Non, non, je veux auparavant l’inviter à ma noce.

— Ne fais pas cela, mon fils, au nom de Dieu ! On ne plaisante pas ainsi avec les choses saintes, car la mort est sainte.

— Laissez-moi donc ! Je veux l’inviter, vous dis-je.

Et s’avançant jusqu’à la potence, il prit le pendu par le gros orteil d’un de ses pieds, le secoua et dit :

— Eh ! camarade, entends-tu ? C’est moi qui vais épouser la belle Yvonne Kerduff : les fiançailles ont eu lieu ; la noce se fera demain, et je t’invite à nous accompagner à l’église, puis à prendre part au banquet. Tu viendras, n’est-ce pas ? Je sais que tu aimes le bon cidre, et il y en aura, et du meilleur. À demain donc ; je compte sur toi.

Le vieillard, scandalisé et effrayé, avait continué de marcher, sans attendre son fils. Quand celui-ci se remit en route, ayant cru entendre quelque bruit derrière lui, il détourna la tête, et il lui sembla voir le pendu qui le suivait, avec son gibet. Il eut peur et se mit à siffler, pour se donner du courage. Mais comme il croyait avoir toujours le pendu et son gibet sur les talons, il fut saisi d’une frayeur panique et prit sa course vers sa maison, où il arriva tout haletant et bouleversé. Il se mit au lit, sans rien dire à personne, et ne put dormir, car toute la nuit il lui sembla voir Fanch Kertanhouarn qui grimaçait au pied de son lit, pendu à son gibet.

Le lendemain, c’était le grand jour. Quand il se leva, il était si pâle, si défait et si triste, que tout le monde le crut malade.

Cependant les invités arrivèrent en leurs plus beaux habits. Les deux garçons d’honneur étaient des premiers arrivés, et l’on se mit en route vers la maison de la fiancée, qui n’était pas éloignée. Là il y avait aussi nombreuse et joyeuse société. Le cortège prit le chemin de l’église paroissiale, et, tout le long de la route, Kerglaz croyait toujours voir le pendu et son gibet devant lui, et à l’église, durant la messe, il était encore entre lui et sa fiancée ; mais lui seul le voyait. Après la bénédiction des anneaux, ce fut encore le pendu qui passa au doigt d’Yvonne l’anneau qu’il lui avait acheté, lui Kerglaz.

On revint à la maison de la nouvelle mariée, violons et fifres précédant le cortège, et les gens de la noce tirant des coups de pistolet, tout le long de la route. Le nouveau marié était toujours soucieux et pâle, et tout le monde s’en étonnait. Quand l’heure fut venue de se mettre à table, au moment où il allait s’asseoir à côté d’Yvonne, il crut voir encore à sa place le pendu à son gibet, horrible, tout sanglant, les yeux mangés dans leurs orbites par les corbeaux, le ventre ouvert et laissant échapper ses entrailles par une large plaie où grouillaient des vers hideux. Il poussa un cri effrayant et tomba à terre, comme un cadavre. On s’empressa autour de lui, on le porta sur un lit, et on rassura les convives, en leur disant que ce n’était qu’une légère indisposition.

Le festin n’en fut pas troublé davantage, et à mesure que les pots de cidre et les bouteilles de vin se vidaient, les conversations devinrent bruyantes, les voix s’élevant graduellement, et on finit, comme dans tous les repas de noces, par des chansons joyeuses. On se préoccupait peu du nouveau marié. Sa jeune femme, seule, était un peu triste et soucieuse. On dansa et on joua, à divers jeux en se levant de table, et, vers minuit, on conduisit la nouvelle mariée à la chambre nuptiale. Alan Kerglaz était un peu calmé et se disait mieux portant. Mais à peine Yvonne fut-elle couchée à ses côtés, que le pendu, dans l’état horrible que nous avons dit, vint encore se placer entre lui et elle. Il le voyait et le sentait, et faisait d’inutiles efforts pour le repousser. Il pleura toute la nuit, tourné vers la muraille. Yvonne avait beau l’interroger et lui demander quel pouvait être le sujet d’une pareille conduite, il ne lui répondait que pour l’assurer qu’elle y était tout à fait étrangère, et qu’il ne pouvait lui en dire davantage pour le moment. Au point du jour seulement, le pendu quitta le lit des nouveaux mariés, en disant à Alan Kerglaz :

« Tu m’as invité à ta noce, et j’y suis venu ; mais je veux te rendre ta politesse, et je t’invite à venir à ton tour, souper cher moi, ce soir. Trouve-toi, à minuit, dans le lieu où tu m’as fait ton invitation, et tu m’y reverras. Mais garde-toi de manquer au rendez-vous, ou malheur à toi, car je saurai bien te retrouver, en quelque lieu que tu te caches. À ce soir donc. »

Et il disparut par la fenêtre.

Toute la journée, le pauvre Alan fut dans un état à faire pitié. Il songea d’abord à s’enfuir au loin et à ne pas aller au rendez-vous. Mais le pendu lui avait dit qu’il le retrouverait, en quelque lieu qu’il pût se cacher, et cela le retint.

Puis il eut l’idée de se pendre ; mais il avait de la religion et renonça à ce projet. Enfin, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était encore d’aller au rendez-vous et de prier Dieu de l’assister. Il pria et pleura toute la journée, au grand étonnement de sa jeune femme et de toute sa famille, qui ne comprenaient rien à sa conduite, et, la nuit venue, il quitta furtivement sa demeure, vers les onze heures, pour aller au rendez-vous. Il marchait lentement, hésitant encore, et en récitant force prières et oraisons. En sortant d’un chemin creux qui débouchait sur la lande, il entendit comme le vagissement d’un petit enfant nouveau-né. Et en effet, la lune étant sortie de dernière un nuage, il aperçut à terre un petit enfant tout nu, comme s’il venait de naître, et qui paraissait près de mourir de froid.

— Pauvre petite créature ! s’écria-t-il, ému de compassion, quelle est la mère dénaturée et sans entrailles qui t’a ainsi abandonnée ?

Et il ôta son habit, en enveloppa l’enfant, le posa sur le gazon, au bord de la route, et dit :

— Je te mets là sous la protection de Dieu, et s’il me donne la grâce de revenir d’où je vais, je promets de t’adopter et de t’élever comme mon propre enfant, et tu ne manqueras jamais de rien pendant que je serai en vie. Mais, hélas ! mon pauvre enfant, je crains fort que je ne sois plus exposé que toi à mourir bientôt.

L’enfant prit alors la parole, au grand étonnement de Kerglaz, et parla ainsi :

— Merci, mon parrain ; je vous revaudrai cela !

— Tu m’appelles ton parrain, mon pauvre enfant ?

— Oui, vous êtes mon parrain. Ne vous rappelez-vous pas avoir tenu sur les fonts baptismaux, pour le faire chrétien, l’enfant naturel d’une pauvre fille de votre village nommée Fantic Kerloho ?

— Oui, je me le rappelle bien !

— Eh bien, je suis cet enfant. Je mourus peu de temps après avoir été baptisé, et je suis aujourd’hui dans le paradis, parmi les bienheureux. Dieu m’a envoyé à votre secours, dans le danger où vous vous trouvez présentement, pour que je puisse reconnaître le grand service que vous m’avez rendu, en me servant de parrain, alors qu’aucun autre ne voulait le faire. Écoutez-moi bien ; faites de point en point ce que je vais vous dire, puis ne craignez rien, car vous vous tirerez heureusement de la redoutable épreuve qui vous effraie tant, et non sans raison. Allez jusqu’au lieu du rendez-vous, et je vous accompagnerai. Je me coucherai à vos pieds ; vous vous tiendrez derrière moi et, quoi que vous voyiez ou entendiez, ne vous effrayez de rien, l’esprit du mal n’aura aucun pouvoir sur vous ; il ne vous verra même pas.

Alan Kerglaz fut réconforté par ces paroles de l’enfant. Il s’avança alors sur la lande, vers le gibet du pendu, et l’enfant marchait devant lui. Il faisait clair de lune ; les hiboux et autres oiseaux de nuit miaulaient et criaient de tous côtés d’une façon sinistre, et le vent balançait le corps du pendu à sa potence. Minuit sonna au clocher du village. Alors l’enfant se coucha par terre, aux pieds de Kerglaz, et lui dit :

— Voici l’heure ! Agenouillez-vous derrière moi, parrain ; priez Dieu de vous être en aide, et ne vous effrayez ni ne vous inquiétez de rien : il ne vous arrivera pas de mal.

Alan se mit à genoux derrière l’enfant. Aussitôt il entendit un vacarme épouvantable, des aboiements, des hurlements, des glapissements, des cris de toute sorte, comme d’une meute enragée et fantastique. Puis une troupe innombrable de diables horribles envahit la lande, et le pendu, à son gibet, les dominait et semblait les exciter. Ils cherchèrent et furetèrent partout, en criant : Hé ! Alan Kerglaz, es-tu exact au rendez-vous ? Nous venons te chercher ; où donc es-tu ? Il faut quitter, ta belle Yvonne, qui passera aux bras d’un autre, et venir avec nous, chez notre maître Satan, qui t’attend !...

Kerglaz se tenait à genoux derrière l’enfant, mourant de frayeur. Maintes fois, les diables passèrent et repassèrent à côté de lui, sans le voir, car son filleul le rendait invisible pour eux. Ne le trouvant pas, ils crièrent : Il n’est pas venu au rendez-vous ; allons le chercher chez lui et l’arracher du lit de sa jeune femme !

Et ils partirent avec un vacarme épouvantable. Ils entrèrent dans sa maison, par la cheminée, comme un tourbillon, cherchèrent et furetèrent dans tous les coins et recoins, et, ne le trouvant pas, ils s’en allèrent encore par la cheminée et emportèrent une partie du pignon de la maison qu’on n’a jamais pu relever depuis. Ils revinrent à la lande, y cherchèrent encore, mais toujours en vain ; et comme le chant du coq se fit entendre dans une ferme voisine, ils s’en retournèrent chez eux, dans l’enfer, furieux de n’avoir pas trouvé leur homme.

Alors l’enfant se leva et dit à Alan Kerglax :

— À présent, tout danger est passé, mon parrain, et vous pouvez vous en retourner chez vous, sans crainte ; les démons n’ont plus pouvoir sur vous. Pour moi, je retourne au ciel, où j’espère vous revoir, un jour, pour ne plus vous quitter.

Alan Kerglaz retourna alors chez lui, où il retrouva sa femme, son père et sa mère, et tous les gens de sa maison, dans une frayeur mortelle, et très-inquiets de lui. Il leur conta tout, et sa conduite étrange le jour et la nuit de ses noces, et sa disparition leur furent alors expliquées.

Alan et Yvonne vécurent le reste de leurs jours heureux et craignant Dieu, et ils firent dire plusieurs messes pour le repos de l’âme de Jean Kerlann, et l’ombre du pendu ne vint plus les tourmenter.

Ceci prouve qu’il ne faut jamais plaisanter avec la mort, et aussi qu’il est toujours bon de patronner les nouveaux-nés, pour les faire chrétiens, surtout les enfants des pauvres[1].

(Conté en breton, à l’île Bréhat, le 20 août 1873,
par un vieux tailleur nommé Lorgeré.)



  1. Cette dernière pensée se retrouve dans d’autres traditions bretonnes, et principalement dans un vieux guerz fantastique, que l’on peut lire à la page 65 du Ier volume de nos Guerziou Breiz-Izel, ou Chants populaires de la Basse- Bretagne, et où une personne est également sauvée par un enfant à qui elle a servi de parrain sur les fonts baptismaux et qui est mort depuis. Voici, en effet, ce que dit à une jeune fille l’âme de sa mère, qui était eu purgatoire :
    « Tu as tenu un enfant sur les fonts baptismaux, tu lui as donné mon nom, et c’est là ce qui m’a sauvée ! »
    Voir dans le premier volume des Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, page 358, aux corrections et additions.