Légendes chrétiennes/La fiancée de saint Pierre

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François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.




VII


la fiancée de saint pierre.


Une autre fois, ils étaient encore tous les trois en route, et ils parlaient de choses et d’autres, tout en marchant.

— Il faut que tu te maries, Pierre, dit tout à coup notre Sauveur.

— Me marier, à mon âge, maître ?

— Oui, oui, il faut que tu te maries.

— Mais qui donc voulez-vous que j’épouse, maître ?

— La première fille que nous rencontrerons sur notre chemin.

— Soit, puisque vous le voulez ainsi.

Peu après, ils rencontrèrent une fille laide et sale, une servante de ferme, en sabots et les jambes toutes couvertes de bouse de vache.

— Eh bien ! Pierre, dit notre Sauveur en la voyant, voici celle qui sera ta femme.

— Non, certainement, ce ne sera pas là ma femme ! répondit Pierre en faisant une grimace.

— Pourquoi donc ne veux-tu pas d’elle ?

— Pourquoi ? Voyez comme elle est laide et sale, et pas jeune même !

— Toi aussi tu n’es pas jeune, ni aussi beau garçon que tu le crois, peut-être. Eh bien, puisque tu ne veux pas de celle-là, ce sera la première que nous rencontrerons à présent.

— J’aime mieux cela, car je pense qu’il nous sera difficile de rencontrer plus mal.

Et ils continuèrent leur route et ne tardèrent pas à rencontrer une vieille fille, appuyée sur un bâton, le chef branlant, les yeux chassieux, et plus sale encore que la première. Notre Sauveur, en la voyant, sourit, et se tournant vers Pierre il lui dit :

— Eh bien ! voici alors ta femme !

— Jamais, répondit Pierre, en détournant la tête et en faisant une horrible grimace. Mieux valait encore la première ; mais je ne veux ni de l’une ni de l’autre.

— Je te trouve bien difficile, mon ami ; mais, n’importe. La première que nous rencontrerons, à présent, il faudra que tu la prennes, quelle qu’elle soit.

— Je le veux bien, et, quoi qu’il arrive, ce ne sera toujours rien de pis.

Et ils continuèrent leur route et rencontrèrent bientôt une autre vieille, courbée sur un bâton noueux et ayant bien de la peine à traîner un pied devant l’autre ; elle était, de plus, bossue, borgne, n’avait dans la bouche que deux dents longues et noires et qui tremblaient à chaque pas qu’elle faisait. On eût dit une véritable sorcière. Et avec cela elle était couverte de haillons si sales, si puants, que rien que de la voir donnait la nausée.

— Pour le coup, Pierre, voici ta femme, dit notre Sauveur.

Le pauvre Pierre poussa un grand soupir, détourna la tête de dégoût et ne dit pas un seul mot.

— Il n’y a pas à dire, reprit notre Sauveur, il faut que tu l’épouses, puisque tu as dédaigné les deux autres, qui valaient peut-être mieux. Vous serez mariés dans le prochain bourg que nous rencontrerons.

Ils continuèrent leur route, accompagnés de la vieille qui, malgré son âge et son état misérable, était tout heureuse de trouver à se marier enfin. Mais Pierre ne voulait pas marcher à côté d’elle, ni même la regarder ; et notre Sauveur le plaisantait et le priait d’être plus galant avec sa fiancée, et de lui donner le bras. Il marchait à quelques pas derrière, la tête basse et tout triste.

Ils arrivèrent ainsi à une forge. Il y avait là un forgeron très-renommé dans le pays, et à qui l’on ne parlait qu’avec respect et en l’appelant toujours : grand forgeron, le premier de tous les forgerons.

— Entrons un peu dans cette forge, dit notre Sauveur à ses compagnons de route.

Ils entrèrent tous les quatre, et Jésus-Christ dit au maître forgeron :

— Me permettrez-vous, forgeron, de faire une trempe saine[1] sur votre enclume, car moi aussi je suis forgeron.

Le forgeron regarda d’un air dédaigneux celui qui lui parlait de la sorte, haussa les épaules et ne répondit point. Mais son aide dit :

— Ce n’est pas de la sorte, mon brave homme, que l’on parle à mon maître, car sachez bien que c’est le premier forgeron qui soit au monde, et qu’il n’y en a pas un autre qui l’égale, ni même qui en approche.

— Comment donc faut-il parler à votre maître ?

— De cette façon, le chapeau à la main : « Salut à vous, grand forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ? »

— C’est bien, répondit notre Sauveur ; je vais alors lui parler comme vous dites.

Et, son chapeau à la main, il dit :

— Salut à vous, forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ?

— Avec plaisir, à présent que vous me parlez comme il convient, répondit le forgeron.

La mère du forgeron, vieille et caduque, se chauffait auprès du feu. Jésus-Christ la pria de s’éloigner un peu, et, prenant alors la fiancée de saint Pierre, il la jeta dans la fournaise.

— Jésus, que fais-tu là, méchant ? s’écria la mère du forgeron en voyant cela.

— Laissez-moi faire, grand’mère, et ne vous inquiétez de rien ; c’est pour son bien, comme vous le verrez bientôt.

— À la bonne heure ! pensait saint Pierre ; me voilà délivré de la vieille sorcière.

Peu après, notre Sauveur retira la vieille du feu avec des tenailles, et, la mettant sur l’enclume, comme une masse de fer rouge que l’on retire de la fournaise, il dit :

— Allons, prenez-moi chacun un marteau, et frappez ferme !

Et ils prirent tous des marteaux et battirent la vieille sur l’enclume, tout comme si c’eût été du fer ; saint Pierre surtout frappait de bon cœur.

Puis, notre Sauveur la remit au feu, puis l’en retira, et on la battit de nouveau sur l’enclume. Et ainsi par trois fois. La fiancée de Pierre, à force de passer au feu et d’être battue sur l’enclume, perdit sa bosse et ses autres difformités, et devint une femme jeune, belle et gracieuse, si bien que voilà tous les assistants émerveillés.

— Eh bien ! forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons, êtes-vous capable d’en faire autant ? demanda notre Sauveur au maître de la forge.

Il ne répondit rien et ne revenait pas de son étonnement.

— Alors, bien que vous vous fassiez appeler maître forgeron, le premier des forgerons, vous avez trouvé votre maître, il me semble ?

— C’est possible ; mais j’essaierai quand même, car j’ai de la peine à croire qu’il existe un forgeron au monde capable de faire quelque travail du métier que je ne puisse faire moi-même.

Les trois voyageurs partirent alors, et la jolie femme les suivit.

Saint Pierre était tout heureux, à présent, de se voir une fiancée si jeune et si belle, et il ne se faisait plus prier pour approcher d’elle. À peine eurent-ils quitté la forge, que le maître forgeron dit :

— Je ferai aussi ce qu’a fait cet homme-là, et il ne sera pas dit que j’ai trouvé encore mon maître.

Et, prenant sa vieille mère, il la jeta au feu. Mais, hélas ! quand il la retira de la fournaise pour la battre sur l’enclume, à chaque coup qu’ils frappaient, lui et son compagnon, le sang jaillissait de tous côtés avec des morceaux de chair rôtie et d’os broyés. Et ils frappaient de plus belle ; mais ils avaient beau faire, ils ne voyaient pas arriver la femme jeune et belle qu’ils attendaient. Voilà le forgeron désolé d’avoir tué sa mère, et inquiet des suites qui pouvaient en résulter pour lui. Il courut après les trois étrangers. Il les vit de loin qui gravissaient une côte et leur cria :

— Hé ! hé ! ne m’entendez-vous pas, seigneurs étrangers ?...

Ils entendaient bien, mais ils faisaient exprès la sourde oreille et continuaient de marcher. Alors le forgeron changea de langage, et il criait :

— Maître, cher maître, au nom de Dieu !...

— Qu’y a-t-il, mon brave homme ? demanda enfin Notre-Seigneur. Et il s’arrêta.

— Hélas ! il m’est arrivé un grand malheur !

— Que vous est-il donc arrivé, maître forgeron, le premier des forgerons ?

— Ma mère, ma pauvre mère est morte !

— Comment cela ?

— Hélas ! j’ai voulu faire comme vous pour la rajeunir, et je l’ai tuée !

— Comment ! ne m’aviez-vous pas dit que vous étiez maître forgeron et que vous n’aviez pas votre pareil au monde ?

— Hélas ! oui ; mais, d’après ce que je vois, je ne sais rien au prix de vous ; je vous demande pardon.

— Aimiez-vous bien votre mère ?

— Oh ! oui, je l’aimais bien, sûrement.

— Et vous la regrettez ?

— Oui, je la regrette du fond du cœur ; rendez-moi ma pauvre mère !

— Eh bien, retournez à la maison, et vous y retrouverez votre mère en vie et bien portante. Mais, une autre fois, soyez plus modeste, et ne dites pas que vous n’avez pas de maître sur la terre.

Le forgeron revint à sa forge et y trouva sa mère qui se chauffait, assise sur son escabeau de bois, au coin du feu, selon son habitude ; et ce fut une bonne leçon pour lui d’être moins orgueilleux, à l’avenir.

— Et saint Pierre fut-il marié ? demanda un des auditeurs.

— L’histoire ne le dit pas, répondit la conteuse ; mais je crois pourtant qu’il fut marié, car j’ai entendu parler du fils de saint Pierre, et il existe même un joli conte qui porte ce titre[2].





  1. À rapprocher de la légende de saint Éloi, que l’on trouvera plus loin.
  2. On trouvera ce conte plus loin, sous le titre de : Le Fils de saint Pierre.