Légendes chrétiennes/Le brigand et son frère l’ermite

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III


le brigand et son frère l’ermite.



Il y avait une fois un fermier nommé Fanch Kerloho, qui avait été payer son terme à son seigneur. Celui-ci était gravement malade dans son lit et ne put lui donner quittance ; mais il lui dit :

— Je vous donnerai quittance, quand je serai guéri ; allez à la cuisine, faites-vous servir à dîner, et soyez sans inquiétude.

Le fermier dîna bien à la cuisine du château, puis il s’en retourna chez lui. Sa femme lui demanda, quand il rentra, s’il rapportait une quittance en échange de son argent.

— Je ne rapporte pas de quittance, lui répondit-il, car le seigneur est bien malade sur son lit, et il n’a pas pu m’en faire une ; mais il m’a bien promis de l’écrire et de me l’apporter lui-même, dès qu’il sera guéri.

— Vous avez eu tort de livrer votre argent sans quittance, répondit la femme, car on ne sait pas ce qui peut arriver.

Et elle parut mécontente et bougonna un peu.

Quelques jours après, le seigneur mourut. Le fermier et sa femme assistèrent à son enterrement et prièrent Dieu pour son âme, bien qu’il eût été toujours très-dur pour eux. Son fils aimait le jeu et le plaisir, et dépensait beaucoup. Comme il avait besoin d’argent, il fit dire à tous ses fermiers de venir lui en apporter, promettant de faire une remise à ceux qui le paieraient d’avance. Fanch Kcrloho fut invité à se présenter comme les autres. Il se rendit au château et se présenta devant son jeune maître, quand son tour fut venu.

— Vous n’avez pas payé votre terme, lui dit le nouveau seigneur.

— Faites excuse, monseigneur ; j’ai payé à votre père, selon mon habitude, le jour même de la Saint-Michel.

— Vous n’êtes pourtant pas porté sur son cahier comme ayant payé. Avez-vous une quittance ?

— Non, je n’ai pas de quittance, car votre père était bien malade sur son lit, quand je vins le payer, et il ne pouvait pas écrire ; mais je vous assure et je jurerai même au besoin que j’ai payé mon terme, deux cents écus, en belles pièces de six livres.

— Tout cela est bel et bien ; mais, si vous n’avez pas de quittance, c’est que vous n’avez pas payé, et il me faut de l’argent.

— Je jure, devant mon Dieu mort pour nous sur la croix, que j’ai payé et que je ne dois rien.

— Vous n’êtes pas homme à livrer votre argent sans quittance, et si vous l’avez fait, tant pis pour vous, car il faut que vous m’apportiez deux cents écus avant huit jours ; sinon, je ferai vendre tout chez vous. Allez, et apportez-moi la quittance ou l’argent.

Le pauvre fermier s’en retourna chez lui, tout triste, et raconta la chose à sa femme.

— Je te l’avais bien dit, lui cria-t-elle ; nous voilà ruinés !

Et elle cria, pleura et fit une scène terrible. Le pauvre homme la laissait faire et dire, et ne soufflait mot, si bien qu’elle finit par s’apaiser.

Le lendemain matin, après avoir bien réfléchi à son cas, il alla trouver son confesseur et lui conta tout. Le prêtre l’écouta attentivement et lui dit ensuite :

— Je ne sais quel conseil vous donner ; mais j’ai un frère ermite qui vit depuis longtemps dans une forêt, où il fait pénitence de ses péchés de jeunesse, et qui reçoit tous les jours la visite de son bon ange. Allez le trouver de ma part, et je suis persuadé qu’il trouvera le moyen de vous tirer d’embarras.

Fanch Kerloho se rend auprès du saint homme et lui conte son cas.

— Je demanderai à mon bon ange, dit l’ermite, ce que vous devez faire. Si votre ancien seigneur est dans le paradis ou même dans le purgatoire, tout peut s’arranger, et il vous sera possible d’obtenir encore votre quittance ; mais, s’il est dans l’enfer, hélas ! il n’y a plus d’espoir, et tout est perdu. Passez la nuit avec moi, dans mon ermitage ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu que j’ai, et demain matin, au lever du soleil, je recevrai comme d’habitude la visite de mon bon ange, et je l’interrogerai sur votre affaire.

Le fermier passa la nuit avec l’ermite, partagea son frugal repas, qui se composait de légumes et de quelques fruits sauvages, avec de l’eau, puis il se coucha sur un lit de mousse et d’herbes sèches. Le vieillard, lui, se coucha sur la terre nue, avec une pierre sous la tête, et murmura des prières durant toute la nuit. Le lendemain matin, au point du jour, Fanch le vit encore agenouillé au seuil de son ermitage, tourné vers le levant, et les yeux et les mains levés vers le soleil. Puis il vit encore un bel ange radieux qui descendit auprès du vieillard, s’entretint avec lui quelque temps à voix basse et reprit ensuite son vol vers le ciel. L’ermite resta encore quelque temps en prière, les yeux et les mains levés vers le ciel, immobile comme une statue de pierre, puis il vint vers son hôte.

— Eh bien, mon père ermite ? lui demanda celui-ci.

— Hélas ! mon fils, votre ancien maître est dans l’enfer, et mon bon ange ne peut y aller chercher votre quittance.

— Je suis perdu, alors ! s’écria Kerloho.

— Écoutez ; ne vous désolez pas ainsi, car il n’est peut-être pas impossible de vous faire avoir encore votre quittance. J’ai un frère brigand qui a fait tout le mal qu’il est possible de faire dans ce monde, et qui ira certainement en enfer, et sans tarder, car il est déjà vieux. Allez le trouver dans la forêt qu’il habite avec sa bande de scélérats, ou plutôt de diables. Contez-lui votre cas, et il vous enseignera le chemin de l’enfer (car il le connaît bien), pour aller réclamer votre quittance ; peut-être même ira-t-il vous la chercher lui-même. Quel que soit le résultat de votre voyage, venez m’en rendre compte, au retour.

Fanch Kerloho remercia l’ermite de son hospitalité et de ses conseils, puis il se remit en route à la recherche du brigand. Il parvient à le trouver, avec beaucoup de mal, lui expose le motif de sa visite et lui parle de son frère l’ermite, qu’il vient de quitter.

— Ah ! mon frère l’ermite, le vieil imbécile ! s’écrie le brigand. N’a-t-il pas de honte, un saint homme comme il l’est, qui se dit l’ami de Dieu et reçoit tous les jours la visite de son bon ange, d’avoir à demander un service à un brigand comme moi, couvert de tous les crimes possibles, et qui est sur la route de l’enfer, comme il le dit fort bien ? Mais rassurez-vous, mon brave homme, car je ferai pour vous ce qu’il ne peut faire, lui. Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je vous dirai, et vous pourrez réussir encore à avoir votre quittance de votre seigneur, qui ne valait guère mieux que moi, de son vivant. Retournez à la maison ; prenez une bouteille d’eau bénite au bénitier de l’église de votre village. Cherchez alors une jeune femme allaitant son premier enfant ; priez-la de vous remplir une burette du lait de ses seins. Faites-vous faire ensuite par un sellier un fouet de cuir, avec de nombreux nœuds et pesant dix-huit livres ; vous le ferez bénir par votre curé, puis vous reviendrez me trouver avec tout cela, et je vous dirai ce qu’il vous faudra faire ensuite.

Le fermier retourne chez lui ; il se procure facilement la bouteille d’eau bénite, le lait de jeune femme allaitant son premier enfant et le fouet de cuir pesant dix-huit livres, et il retourne avec tout cela chez le brigand. Celui-ci appelle alors un de ses serviteurs, qui était laid et noir comme un démon, et lui dit, en lui montrant Fanch Kerloho :

— Portez-moi cet homme en enfer.

— C’est bien, maître ! répondit le serviteur.

— Écoutez encore, avant de partir, dit le brigand au fermier, et faites exactement et de point en point comme je vais vous dire : ce serviteur que voilà vous portera jusque dans l’enfer, et n’ayez pas peur de lui, car quelque laid et noir qu’il soit, il ne vous fera pas de mal. Là vous verrez votre ancien seigneur assis sur un siège d’or entouré de feu et de flammes de tous côtés. Demandez-lui quittance du dernier terme que vous lui avez payé, et que son fils vous réclame de nouveau. Il vous en donnera d’abord une qui ne sera pas bonne. Refusez-la, et exigez-en une autre. Il vous en donnera une autre, qui sera encore fausse. Vous entendrez partout autour de vous des cris affreux, des gémissements et des grincements de dents, qui sortiront de bassins remplis d’huile bouillante et de plomb fondu, et où sont retenues les âmes des réprouvés. Des diables hideux entretiennent le feu dessous. Ne vous laissez pas trop émouvoir ni effrayer, et aspergez ces bassins avec le lait de femme que vous avez dans cette burette, et quand les diables essaieront de s’y opposer, jetez-leur à la figure de l’eau bénite que vous avez dans votre bouteille, et cinglez-les à tour de bras avec le fouet béni par votre recteur. Ils pousseront alors des cris affreux et vous crieront de vous en aller. Mais continuez de les asperger d’eau bénite et de les cingler avec votre fouet, jusqu’à ce que vous ayez une quittance bien en règle. Quand vous la tiendrez, vous pourrez vous en revenir, et nul ne s’y opposera. Cependant, avant de partir, vous ferez attention à un siège vide que vous verrez à la droite de votre ancien seigneur, et vous pourrez lui demander à qui il est destiné. Faites bien exactement comme je viens de vous dire, et vous pourrez réussir ; mais malheur à vous aussi si vous vous écartez sur quelque point de mes recommandations ! Vous pouvez partir à présent.

Alors, le noir et hideux serviteur du brigand conduisit Fanch Kerloho jusqu’à l’entrée d’une caverne qui se trouvait dans le bois. Là, il fit entendre un sifflement, et aussitôt deux diables hideux arrivèrent et demandèrent :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Mon maître vous adresse cet homme, pour que vous le conduisiez chez vous, où il a affaire.

Un des diables prit le fermier sur son dos et s’enfonça avec lui en courant dans la caverne sombre. Quand il se sentit fatigué, il remit son fardeau à son camarade, qui le suivait, et ils alternaient ainsi, de temps en temps, et ils allaient toujours s’enfonçant sous la terre, dans les plus profondes ténèbres. Au bout de plusieurs heures de ce voyage souterrain, Kerloho aperçut enfin une petite lumière devant lui, et à mesure qu’il avançait, la lumière allait grandissant. Il finit par arriver à une immense salle remplie de feux et de flammes, et de diables hideux, qui entretenaient le feu sous une infinité de chaudières et de sièges d’or et d’argent, sur lesquels étaient assis des rois, des princes et des seigneurs de toute sorte et de tous les pays. Sur un de ces sièges, il reconnut son ancien seigneur. Des flammes s’échappaient de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles, de partout, et il ne put s’empêcher de frémir d’horreur et d’épouvante à cette vue. Partout autour de lui c’était des gémissements et des cris affreux arrachés par la douleur. Il vit aussi les chaudières dont lui avait parlé le brigand, et il lui sembla que des milliers de grenouilles y chantaient. Il jeta dessus quelques gouttes du lait de femme qu’il avait dans une burette, et les chants devinrent joyeux, de plaintifs qu’ils étaient. Il crut comprendre que les pauvres âmes qui y étaient enfermées se trouvaient soulagées, et il continua ses aspersions. Mais une troupe de diables courut sur lui, menaçants et portant à la main des fourches de fer rougies au feu. Il ne perdit pas la tête, et, prenant sa bouteille d’eau bénite, il se mit à les en asperger, puis à les cingler avec son grand fouet béni par son recteur. Les diables hurlaient et se tordaient sous son fouet et l’eau bénite, et lui criaient :

— Va-t’en vite ! va-t’en loin d’ici !...

— Je ne m’en irai pas avant d’avoir obtenu ma quittance.

— Demande-la à ton ancien seigneur que voilà, et va-t’en !

Et son ancien seigneur lui tendit un papier en lui disant :

— Voici ta quittance, et retourne chez toi, vite.

Il prit le papier, l’examina et dit :

— Elle n’est pas bonne ; il m’en faut une autre.

Et le voilà encore de jeter du lait de femme sur les chaudières et de l’eau bénite sur les diables, et de les cingler de plus belle avec son grand fouet, et ils sautaient et hurlaient en criant :

— Grâce ! grâce ! On va te donner une bonne quittance, et va-t’en, vite.

Son ancien seigneur lui tendit en effet un second papier. Mais, après l’avoir examiné, il dit encore :

— Elle ne vaut pas mieux que l’autre !

Et le voilà de nouveau de lancer de l’eau bénite autour de lui et de manier son grand fouet.

— Donnez-lui une bonne quittance, et qu’il s’en aille ! criaient les diables, qui n’en pouvaient plus.

Son ancien seigneur lui présenta un troisième papier, et, l’ayant examiné, il dit :

— À la bonne heure, celle-ci est bonne.

Et il la mit dans sa poche. Puis il demanda à son ancien seigneur :

— Dites-moi encore, avant que je m’en aille, à qui est destiné le fauteuil vide que je vois là, à votre droite, et où l’on ne doit pas avoir froid, il me semble ?

— Ce siège est destiné au brigand qui vous a envoyé ici, et il doit venir l’occuper, sans tarder.

Son ancien seigneur lui dit encore :

— Vous allez retourner sur la terre et voir mon fils. Racontez-lui tout ce que vous avez vu ici, et dites-lui qu’il est grand temps qu’il change de vie ; autrement, il viendra augmenter le nombre des malheureux qui habitent dans ces tristes lieux. Mais, comme il ne vous croirait sans doute pas, voici une lettre que vous lui donnerez et qui contient mes recommandations. Vous pouvez vous en aller, à présent ; vous serez reconduit sain et sauf jusqu’à l’entrée de la caverne.

Les deux mêmes diables qui l’avaient amené le reconduisirent à l’endroit où ils l’avaient pris, et il se hâta de se rendre auprès du brigand, ayant sur lui sa quittance bien en règle, et de plus la lettre de son ancien seigneur à son fils.

Quand le brigand le vit revenir, il s’empressa de lui demander :

— Eh bien ! as-tu ta quittance ?

— Oui, je l’ai obtenue avec beaucoup de mal ; mais enfin la voici.

Et il la présenta au brigand. Celui-ci l’examina de près, puis il la rendit à Kerloho en lui disant :

— C’est bien ; elle est en règle. Mais, dis-moi encore, as-tu bien remarqué le siège vide qui est à la droite de ton ancien maître, et as-tu demandé à qui il est destiné ?

— Oui, je l’ai bien remarqué, et l’on m’a dit qu’on vous attend pour l’occuper.

— Je le savais, — et il poussa un soupir ; — mais va, à présent, porter au fils de ton ancien seigneur la quittance et la lettre que tu as reçues de son père, puis reviens me trouver ici.

Et Fanch Kerloho se rendit au château de son jeune seigneur et lui présenta d’abord la quittance en disant :

— Voici, monseigneur, la quittance de votre père, que j’ai été lui demander dans l’enfer, où il se trouve.

— Tu mens impudemment, et je te ferai pendre ! dit le seigneur, furieux.

— Si vous ne me croyez pas, monseigneur, prenez encore connaissance de cette lettre, que votre malheureux père m’a donnée pour vous, et vous verrez que je ne mens pas.

Et il lui présenta la lettre de son père. Il la prit, l’ouvrit et reconnut avec étonnement que c’était bien l’écriture de son père. Mais, quand il la lut, son étonnement redoubla encore, et il n’était plus aussi insolent. Dans cette lettre, son père lui disait, en effet, que son fermier, Fanch Kerloha, lui avait payé son terme, mais qu’il n’avait pu lui en donner quittance, pour cause de maladie. Puis il lui recommandait de changer de vie, d’être charitable, doux et humain envers les pauvres gens, et de prier et de faire pénitence, sous peine d’aller le rejoindre dans l’enfer, d’où il lui écrivait.

Cette lettre l’effraya beaucoup ; il distribua tout son bien aux pauvres, et s’adonna à la prière et à la pénitence, pour racheter l’inhumanité et les désordres de ses jours passés.

Quant à Fanch Kerloho, après avoir rassuré sa femme, en lui faisant part de la bonne nouvelle, il retourna voir le brigand dans la forêt, comme il le lui avait promis. Le brigand lui dit :

— J’ai congédié mes camarades, car l’heure de la pénitence et de l’expiation est venue. Puisque vous avez pu aller en enfer et en revenir, peut-être ne m’est-il pas impossible aussi d’être sauvé. Aidez-moi, dans cette terrible épreuve, et que le cœur ne vous manque point. Écoutez-moi, et faites de point en point ce que je vais vous dire. Vous me briserez d’abord tous les membres, à coups de bâton, puis vous m’arracherez avec une tenaille de maréchal-ferrant les ongles des mains et des pieds, un à un, puis vous m’arracherez encore les yeux...

— Dieu ! que me dites-vous là ? s’écria Kerloho,. saisi de frayeur.

— Je vous en prie, faites ce que je vous demande, et gardez-vous d’y faillir... Avez-vous donc oublié le siège vide que vous avez vu dans l’enfer, à la droite de votre ancien seigneur ?... Après m’avoir brisé les membres et arraché les yeux, ainsi que les ongles des mains et des pieds, vous me brûlerez sur ce bûcher, que j’ai construit moi-même à cet effet. Quand tout sera consumé, vous trouverez parmi les cendres un os calciné. Prenez cet os ; mettez-le dans le petit cercueil que voilà et que j’ai préparé également, puis déposez ce cercueil sur le mur du cimetière de l’église la plus voisine, et laissez-le là, pendant que vous assisterez à une messe que vous ferez dire à mon intention. Pendant cette messe, un combat se livrera autour du petit cercueil renfermant l’os, entre une colombe blanche et un corbeau noir. La colombe blanche fera tous ses efforts pour faire tomber le cercueil dans le cimetière en le battant à coups d’aile, et le corbeau travaillera à le rejeter du côté opposé, en dehors du cimetière. Si la colombe l’emporte, je serai sauvé ; mais si elle est vaincue, hélas ! j’irai en enfer occuper le siège que vous savez, et il sera inutile de prier pour moi. Vous sentez-vous le courage de faire ce que je vous demande ?

— Je ferai mon possible, répondit Kerloho, effrayé.

— C’est bien ; laissez-moi faire une dernière prière, puis mettez-vous à la besogne, sans autre retard.

Le brigand s’étendit, la face contre terre, les bras en croix, pria quelque temps, puis il se releva et dit :

— Et maintenant, mon frère, mettez-vous à l’œuvre avec courage.

Alors Fanch Kerloho prit un grand bâton préparé à cet effet et commença par lui briser tous les membres ; puis il lui arracha les yeux et les ongles... Plus d’une fois, il sentit son cœur faiblir ; mais le martyr, qui supportait tout avec un courage inouï, lui disait alors :

— Courage, mon frère, et rappelez-vous le siège que vous avez vu dans l’enfer !

Et il se remettait à l’œuvre. Bref, quand le bûcher où il jeta le corps mutilé et tout sanglant fut entièrement consumé, il en remua les cendres, y trouva un os, comme on le lui avait dit, l’enferma dans un petit cercueil et le déposa sur le mur du cimetière ; puis il entra dans l’église pour assister à la messe qu’il y fit célébrer par le recteur de la paroisse. Quand la messe fut achevée, il sortit de l’église, tout inquiet et pressé de voir si c’était la colombe blanche ou le corbeau noir qui était resté vainqueur. Ô joie ! c’était la colombe blanche, car le petit cercueil se trouvait à présent dans le cimetière. Il en rendit grâces à Dieu et se rendit aussitôt auprès du frère du brigand, l’ermite de la forêt, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Contrairement à son attente, le vieillard en témoigna plus d’étonnement que de joie, et il dit même :

— Comment ! mon frère le brigand est sauvé ? lui qui a commis tous les crimes possibles !... Oh ! pour lors, je suis bien sûr d’être sauvé aussi, moi ; je regrette même de m’être donné tant de mal inutilement, puisqu’on peut être sauvé si facilement, et je ne serai pas si sot que de rester une heure de plus dans ce bois !

Il n’avait pas fini de parler, qu’un énorme fracas se fit entendre au ciel, et le tonnerre tomba sur lui et le tua raide !

Hélas ! son âme n’alla pas au paradis, avec celle de son frère le brigand, car pendant que celui-ci était mort dans la pénitence, l’humilité et la contrition, lui se glorifiait et allait jusqu’à douter de la justice de Dieu.

Quant au fils du seigneur, quand il connut le sort des deux frères, le brigand et l’ermite, il se retira dans la solitude, pour prier et faire pénitence, et il mourut comme meurent les saints.

{{droite|(Conté par Barbe Tassel, de Plouaret, novembre 1873.)


Le dernier épisode de cette légende rappelle le fabliau : L’Hermite qui s’accompaigna d’un ange, dont on trouvera une version plus loin.

M. Sébillot m’écrit au sujet de ce conte :

« J’ai deux versions d’une partie de ce conte. Dans la première, intitulée : Bénédicité, que je publierai dans ma deuxième série de Contes populaires, un fermier va en enfer, porté par le diable, chercher le reçu de son maître, et il doit n’accepter aussi que le troisième ; mais le diable avait mis pour condition qu’il aurait pour lui « ce que le fermier ne savait pas qui était dans sa maison. » C’était un fils qui, après diverses aventures, va chercher jusqu’en enfer quittance du pacte imprudent de son père. Dans le second récit, le fermier va en enfer, sans condition, en mettant le pied sur celui d’une personne qu’il rencontre le soir ; il ne doit aussi accepter que le troisième papier. Le conte finit quand il est rentré en possession de son reçu. »

Dans Redgauntlet, roman de W. Scott, Willie le voyageur raconte une légende écossaise d’un fermier qui n’a pas eu quittance et qui va la chercher, non en enfer, mais dans une maison où le conduit un inconnu et où il voit son ancien maître, qui lui donne un reçu.

Le frère brigand a son similaire dans le Brigand Madey, conte slave traduit par Chodzko.