Légendes chrétiennes/Le fils de saint Pierre

La bibliothèque libre.
François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.




XI


le fils de saint pierre.


Ll y avait une fois un seigneur et une dame fort riches et gens de noblesse. Ils n’avaient pas d’enfants, quoiqu’ils fussent mariés depuis longtemps, et cela les chagrinait beaucoup et les rendait malheureux.

Dans le bois qui entourait leur château, il y avait une vieille chapelle dédiée à saint Pierre, et la dame y allait tous les jours faire sa prière, devant l’image du saint, lui demandant de vouloir bien intercéder pour elle auprès de son ami le bon Dieu, pour qu’il daignât lui accorder un enfant.

La chapelle était si vieille, qu’elle menaçait ruine, et tous les hiboux des environs y avaient établi leur demeure. Voyant cela, le seigneur et la dame résolurent de la faire réparer, et ils appelèrent des ouvriers pour en renouveler la toiture, consolider les murailles, qui étaient toutes lézardées, et peindre à neuf les saints. Tout le temps que durèrent ces travaux de restauration, la dame ne cessa d’aller chaque jour s’agenouiller devant l’image du saint patron et de lui adresser sa prière, comme devant. Un des peintres dit un jour à ses camarades, assez haut pour être entendu de la dame :

— Elle aura beau prier ce vieux saint vermoulu ; celui-là ne lui fera pas avoir d’enfant. Que ne s’adresse-t-elle plutôt à un de nous ? Alors, elle pourrait bien avoir garçon ou fille.

La dame avait bien entendu ces paroles, et elle sortit et ne dit rien. Mais, pendant le reste du jour et toute la nuit qui suivit, elle ne fit qu’y songer, et, quelques jours après, ce ne fut plus au saint qu’elle s’adressa, mais bien au peintre lui-même, qui était jeune et assez joli garçon.

Environ neuf mois après, elle donna le jour à un fils. Son mari, qui ne se doutait de rien de ce qui s’était passé, en était heureux et fier, et il voulut que l’enfant fût appelé le fils de saint Pierre, parce qu’il était convaincu qu’il l’avait obtenu par l’intercession du saint.

On baptisa le nouveau-né ; il fut appelé Pierre, et il y eut au château un grand festin, auquel furent invités tous les nobles et les riches du pays ; mais les pauvres n’y eurent aucune part, car la dame était peu charitable.

L’enfant fut confié à une nourrice, et il venait à merveille. Quand il fut parvenu à l’âge de douze ans, on l’envoya à l’école, dans la ville la plus voisine. Les écoliers lui demandèrent qui était son père, et il leur répondit :

— Saint Pierre.

— Saint Pierre, le portier du paradis ?

— Oui, saint Pierre, le portier du paradis.

Et les voilà de crier tous ensemble :

— Ho ! ho ! ho !… le fils de saint Pierre ! le fils de saint Pierre !…

Et tous les jours, ils le poursuivaient et l’abasourdissaient ainsi de leurs cris, de sorte qu’il n’avait aucun plaisir parmi eux. Voyant cela, il s’échappa par dessus un mur, retourna chez ses parents, et leur conta pourquoi il était revenu. Alors, il ne faisait que jouer et se promener tous les jours. Cependant, comme sa mère était peu tendre pour lui, souvent il accompagnait le petit pâtre du château, qui avait à peu près son âge, sur une grande lande où il faisait paître les moutons, et ils y passaient le temps à courir, à chanter et à jouer à différents jeux. Un jour qu’ils étaient assis au bord d’une petite rivière, qui passait au bas de la lande, laissant pendre leurs pieds nus au fil de l’eau, et se tressant des mitres d’évêques avec des joncs des marais, tout en chantant, ils virent venir à eux deux hommes qu’ils ne connaissaient pas et qui leur parurent être des étrangers. L’un d’eux était grand, âgé, et sa barbe était longue et blanche ; l’autre était plus jeune, et pourtant le premier était plein de déférence pour lui. C’étaient saint Pierre et notre Sauveur Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne. Quand ils furent près des deux jeunes garçons, notre Sauveur leur dit :

— Auriez-vous la bonté, jeunes pâtres, de nous faire passer l’eau ?

— Vous êtes un peu grands pour nous, répondit le petit pâtre.

— Peu importe ; prenons-les sur notre dos, et faisons-leur passer l’eau, à cause du vieux, répondit Pierre, le fils de la dame.

Et ils prirent chacun un des deux voyageurs sur leur dos et entrèrent avec eux dans l’eau. Le fils de saint Pierre (nous l’appellerons ainsi), qui portait le vieillard, c’est-à-dire saint Pierre, fut étonné de trouver sa charge beaucoup plus légère qu’il ne l’avait supposé, et il fut vite rendu de l’autre côté. Mais son compagnon, quoique plus grand et plus fort que lui, était écrasé sous son fardeau, et, au bout de quelques pas, n’en pouvant plus, il dit à celui qu’il portait :

— Comme vous êtes lourd ! Je ne puis vous porter plus loin ; descendez, je vous prie, ou je tomberai avec vous dans l’eau.

— Du courage, mon garçon ; encore quelques pas, et tu n’auras pas lieu de regretter ce que tu auras fait pour moi, lui dit notre Sauveur.

Et, avec beaucoup de peine, il atteignit aussi l’autre bord ; mais il était tout brisé, et il se jeta, à terre en disant :

— Jamais je n’ai vu d’homme aussi lourd que vous ! Qui donc êtes-vous ?

— Ne sois pas étonné, mon enfant, de m’avoir trouvé si lourd, lui dit notre Sauveur, car avec moi tu portais le monde entier sur tes épaules ; je suis le bon Dieu lui-même, et, sans tarder, tu viendras me voir au paradis !

— Et vous, vieux père, demanda Pierre au vieillard, qui êtes-vous aussi ?

— Je suis saint Pierre, mon enfant, le portier du paradis.

— Saint Pierre ! Mais, alors, vous êtes donc mon père ?

— Ton parrain, peut-être, si tu te nommes Pierre, mais non ton père, car je n’ai jamais eu d’enfant. Quoi qu’il en soit, viens me voir au paradis, et, quand tu arriveras, je te recevrai bien.


Et les deux voyageurs poursuivirent leur route, laissant les deux enfants bien étonnés de leur aventure. Au coucher du soleil, ceux-ci revinrent au château, comme d’habitude ; mais le jeune pâtre était si fatigué, si rompu, que son compagnon fut obligé de le porter sur son dos, et, en arrivant, il se mit au lit et ne s’en releva plus. En effet, il mourut quelques jours après, et alla tout droit an paradis, où le bon Dieu lui fit bon accueil.


À partir de cette rencontre, le fils de saint Pierre ne faisait qu’y songer, nuit et jour, si bien que l’envie lui prit d’aller voir son père, saint Pierre, au paradis, et un jour, il fit part de ce désir à son père et à sa mère. Ceux-ci, le père surtout, lui dirent que c’était folie, et le dissuadèrent d’entreprendre un voyage qui ne pouvait le mener à rien. Mais tous leurs conseils et leurs prières furent en pure perte. Le voyant inébranlable dans une résolution qui leur paraissait si insensée, ils lui donnèrent de l’argent à discrétion, et il partit. Il ne savait quel chemin prendre ni quelle direction suivre, et il allait au hasard, à la grâce de Dieu.

Après avoir marché ainsi pendant environ un mois, un jour, la nuit le surprit dans une grande forêt. Il monta sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait pas de la lumière quelque part. Il aperçut une faible lueur, au loin, et aussitôt il descendit et marcha dans la direction de la lumière. Il finit par se trouver auprès d’une hutte faite de branchages d’arbres, de genêts et de fougères. Il en poussa la porte, qui céda facilement, vit une petite vieille femme qui était seule dans cette misérable habitation et lui dit :

— Auriez-vous la bonté de me donner l’hospitalité pour la nuit, grand’mère ? Je me suis égaré dans le bois, et je ne connais pas le pays.

— Hélas ! mon enfant, je suis si pauvre, que je n’ai qu’un lit et rien à vous donner à manger...

— Au nom de Dieu, laissez-moi passer la nuit dans votre hutte, grand’mère, car la forêt est pleine de bêtes fauves, et je les entends hurler et rugir de tous les côtés ; je ne suis pas difficile, et je coucherai sur la pierre du foyer.

— Entrez, alors, mon fils ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai.

Pierre entra. Il avait dans sa poche un peu de pain, et il le partagea avec la pauvre vieille qui, depuis longtemps, n’avait pas mangé de pain. Mais il sentait si mauvais dans l’habitation, qu’il était obligé de se boucher le nez, et il finit par dire :

— Dieu, comme ça sent mauvais ici !

— Ce n’est pas étonnant, mon fils, répondit la vieille. Le corps de mon pauvre homme est là, dans son cercueil, depuis trois semaines, et c’est lui qui pue de la sorte !

— Comment ! vous conservez un corps mort dans votre maison, pendant trois semaines ! Pourquoi donc ne le faites-vous pas enterrer ?

— Hélas ! mon fils, vous en parlez bien à votre aise : je n’ai pas d’argent, et les prêtres, ici, ne font rien que pour de l’argent.

— Moi, j’ai encore un peu d’argent, et demain matin, j’irai trouver le curé, et votre homme sera enterré.

— Que Dieu répande sur vous ses bénédictions, mon fils ! répondit la vieille, en pleurant de joie.

Pierre pria pour le mort, puis il s’étendit sur la pierre du foyer et dormit aussi bien que s’il eût été dans un lit de plume.

Le lendemain matin, de bonne heure, il se rendit chez le curé du bourg le plus voisin, et lui donna tout l’argent qui lui restait, pour enterrer le mari de son hôtesse et dire une messe pour le repos de son âme. La pauvre veuve l’embrassa comme son fils, lui souhaita bonne chance, et il se remit en route, après avoir assisté à la messe et à l’enterrement.

Il arriva sans tarder à un bras de mer, et le voilà embarrassé, car comment aller plus loin, puisqu’il n’y avait là ni passeur ni bateau ? Mais, comme il regardait tristement la mer, un homme tout nu sortit tout à coup de l’eau, s’avança vers lui et parla de la sorte :

— Où voulez-vous aller, jeune homme ?

— Voir mon père, saint Pierre, le portier du paradis.

— Eh bien ! montez sur mon dos, et je vous ferai passer l’eau.

Pierre ne voulait d’abord pas écouter le conseil et accepter le service d’un être si étrange.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Je suis, lui répondit l’homme nu, celui que vous avez fait enterrer, ce matin, et, pour reconnaître le service que vous m’avez rendu, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Montez sur mon dos, et ne craignez rien.

Pierre, un peu rassuré, bien que cela lui parût fort singulier, monta alors sur le dos de l’homme nu, et celui-ci le transporta, sans mal, de l’autre côté de l’eau.

— Ai-je encore loin à aller ? lui demanda-t-il.

— Non : sans tarder, vous apercevrez un château magnifique ; c’est là le paradis. Frappez à la porte, et saint Pierre lui-même vous ouvrira. Au retour, vous me trouverez encore ici, pour vous faire repasser l’eau.

— Merci ! répondit Pierre.

Et il continua sa route. Il traversa alors une prairie émaillée de belles fleurs parfumées, et le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les papillons voltigeaient de fleur en fleur, et ses membres, tout à l’heure fatigués et lourds, se trouvèrent soudain légers et dispos, et une grande joie remplit son cœur. Au milieu de la prairie, était un château magnifique, entouré de hautes murailles. Il alla droit au château et frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Moi. Ouvrez-moi la porte, mon père saint Pierre !

Le bon Dieu était là, qui était venu faire visite à son vieil ami saint Pierre, et, en entendant ces paroles, il dit :

— Écoute ! écoute, Pierre. Comment ! tu as donc un fils ? Tu ne m’avais pas dit cela...

— Moi, un fils ?... Je n’ai jamais été marié, répondit saint Pierre.

Mais l’autre frappait toujours sur la porte, à tour de bras : dao ! dao ! dao !... et le portier du paradis, impatienté, lui cria :

— Allez-vous-en, mon ami ; celui que vous cherchez n’est pas ici.

Le bon Dieu, qui savait tout, dit alors au portier du paradis :

— Il faut ouvrir à ton fils, Pierre ; je veux le voir.

Saint Pierre entrouvrit un peu sa porte. Le jeune homme la poussa violemment et, entrant précipitamment, il s’élança au cou du vieux portier et l’embrassa avec transport, en disant :

— Quelle joie, quel bonheur de trouver enfin mon père ! Il y assez longtemps que je suis en route, et ce n’est pas sans beaucoup de mal et de peine que j’ai pu arriver jusqu’à vous, mon père chéri.

— Pourquoi m’appelles-tu ton père ? dit le saint, d’assez mauvaise humeur.

— Pourquoi je vous appelle mon père ?... Mais tout le monde m’appelle le fils de saint Pierre, et c’est bien vous qui êtes saint Pierre, je pense ?... Vous êtes donc mon père, puisque tout le monde le dit... Et puis, ne vous rappelez-vous pas aussi que je vous fis passer une rivière, en vous portant sur mon dos, et que vous me dîtes alors que vous me recevriez bien, quand je viendrais vous voir chez vous ?

— Ah ! c’est toi, mon garçon ? Je ne te reconnaissais pas ; j’ai du plaisir à te voir, certainement ; mais ne m’appelle pas ton père, car je ne suis que ton parrain.

Le bon Dieu riait de bon cœur, et comme il voyait que saint Pierre n’était pas content d’entendre le jeune homme l’appeler son père, il dit à celui-ci :

— Viens avec moi, mon garçon ; je veux te faire visiter ma maison et te montrer ton ami le jeune pâtre, qui me fit passer l’eau, car il est ici aussi.

Et il le conduisit au haut du château, et ouvrant une porte, il lui dit :

— Regarde !...

D’abord, il fut presque aveuglé par l’éclat de la lumière, puis il vit une grande salle ou plutôt un jardin rempli d’anges blancs et de gens de tout âge et de toute condition, et ils étaient tous joyeux et heureux. Les uns chantaient les louanges de Dieu et formaient des chœurs mélo- adieux ; d’autres se promenaient parmi les belles fleurs parfumées, et d’autres devisaient entre eux, sous de beaux arbres chargés de pommes d’or et d’autres fruits de toute sorte. Les prophètes et les apôtres étaient là aussi, assis en cercle sur de beaux sièges dorés, et au-dessus d’eux, sur un siège plus élevé et plus brillant, était le Père Éternel. Au-dessous de son siège, il en vit un autre, qui était aussi bien beau et bien brillant ; mais il était vide.

— À qui est donc ce beau siège ? demanda-t-il au bon Dieu.

— À ton père, mon enfant, parce que c’est un homme craignant Dieu et charitable envers les pauvres.

Parmi les anges, il reconnut aussi son ami le jeune pâtre, et il voulut aller l’embrasser.

— Pas encore, lui dit le bon Dieu, en le retenant ; plus tard, tu viendras aussi habiter ma maison, et alors tu ne seras plus séparé de lui ; allons ailleurs, à présent.

Mais le jeune homme ne pouvait assez contempler et admirer toutes les belles choses qu’il voyait, et notre Sauveur fut obligé de le prendre par la main et de l’entraîner. Ils descendirent d’un étage, et le bon Dieu ayant ouvert une autre porte, il vit une autre salle ou jardin, qui n’était pas aussi beau que le premier, et pourtant il était bien plus beau qu’aucun autre qu’il eût jamais vu sur la terre. Là, il y avait aussi des gens de tout âge et de toute condition, se promenant et devisant, ou chantant les louanges de Dieu. Mais tous ils paraissaient un peu tristes et inquiets, et semblaient désirer quelque chose. Hélas ! c’était là le purgatoire, et ce qu’ils désiraient, c’était la vue de Dieu ! Il lui sembla y reconnaître plusieurs personnes, et entre autres le curé qui avait refusé d’enterrer le mari de la vieille qui lui avait donné l’hospitalité dans la forêt, parce que la pauvre femme n’avait pas d’argent. Il était mort depuis, car il y avait déjà longtemps que Pierre était dans le château : il était demeuré plus d’un an en extase à contempler le paradis, bien qu’il lui semblât n’être pas resté plus d’une demi-heure.

Ils descendirent encore un étage plus bas, et le bon Dieu ouvrit une troisième porte. Aussitôt Pierre recula, en poussant un cri d’effroi. Il vit une fournaise remplie de feu, et des diables hideux ravivaient les flammes et y retenaient, avec des crocs et des fourches d’acier, les malheureux qui essayaient d’en sortir. Et c’était des cris affreux, des hurlements, des grincements de dents, des malédictions et des blasphèmes épouvantables ! Au milieu du feu, à l’endroit le plus terrible, Pierre aperçut un siège d’acier, avec des flammes tout autour, et dessous et dessus.

— À qui est réservé ce siège ? demanda-t-il avec effroi à son conducteur.

— À ta mère ! lui dit le bon Dieu, parce qu’elle a mené mauvaise vie, et qu’elle a été toujours dure et sans cœur pour le pauvre.

— Mon Dieu, que dites-vous là ? Et ne m’est-il pas possible de sauver ma mère, à quelque prix que ce soit ?

— Hélas ! non, mon enfant ; on ne sort pas de l’enfer !

— Ah ! puisque vous êtes le bon Dieu et que rien ne vous est impossible, faites que ma mère ne soit pas damnée à jamais ! J’aimerais mieux prendre sa place sur le siège maudit...

Le Seigneur fut touché, tant sa douleur était sincère, et il lui dit :

— À cause de ton amour pour ta mère, qui est grand et sincère, je ferai en ta faveur ce que je n’ai jamais fait pour nul autre, et si tu accomplis exactement la pénitence que je te donnerai, je t’accorderai sa grâce[1].

— Ah ! parlez, Seigneur ; il n’y a pas de pénitence si dure au monde que je ne sois disposé à accepter, pour sauver ma mère !

— Écoute donc bien, car voici à quelle condition je consens à t’accorder ce que tu demandes : on te mettra autour des reins une ceinture de fer, garnie de pointes aiguës en dedans, pour te déchirer la chair ; cette ceinture sera fermée par une petite clé que l’on jettera au fond de la mer, et tu la garderas sur ton corps, jusqu’à ce que cette clé soit retrouvée pour l’ouvrir. De plus, il te faudra vivre d’aumônes seulement, et tu ne parleras jamais à personne du supplice qui te tourmentera et te fera maigrir jusqu’à n’avoir plus que la peau et les os. Dis, es-tu homme à faire tout cela ?

— Oui, et pis encore, s’il le faut, pour sauver ma mère !

On lui mit autour des reins la ceinture de fer garnie de pointes aiguës ; on la ferma, puis on lui en remit la clé, afin qu’il la jetât lui-même dans la mer, lorsqu’il la traverserait, en retournant dans son pays. Alors il partit. Quand il fut arrivé au bord de la mer, il y retrouva l’homme qu’il avait fait enterrer ; il monta encore sur son dos, pour passer l’eau, et, quand il fut au milieu du bras de mer, il y jeta la clé de sa ceinture. L’homme nu l’ayant déposé sur le rivage opposé, lui fit ses adieux et lui exprima l’espoir de le revoir dans les joies éternelles, c’est-à-dire dans le paradis, où il allait à présent être admis lui-même.

Pierre se dirigea alors vers son pays. Sa ceinture lui faisait souffrir un supplice continuel, surtout quand il marchait ; pourtant, il ne s’en plaignait jamais. Souvent, il n’avait pour toute nourriture que quelques racines d’herbes et les fruits sauvages qu’il pouvait trouver le long de la route ; et, toutes les nuits, il couchait à la belle étoile, avec une pierre sous sa tête, en guise d’oreiller. Il était devenu si maigre, qu’il ressemblait à un squelette ambulant, et ceux qui le voyaient passer sur les chemins le prenaient pour l’Ankou[2] et fuyaient, saisis de frayeur. À force de marcher et de souffrir, il finit par arriver dans son pays. Quand il fut près de chez lui, il rencontra sur le grand chemin son père, qui attendait les pauvres et les pèlerins qui viendraient à passer, afin de les emmener dans son château. Il ne reconnut pas son fils ; mais il le prit néanmoins par la main et le conduisit au château. Il lui fit faire un bon feu pour se chauffer (car le temps était froid), et resta dans sa société, le soignant et causant avec lui comme avec un vieil ami. Il voulut même le faire asseoir à sa table, quand fut venue l’heure du repas. Mais la dame dit, d’un ton de mépris :

— Ça ne mangera pas à ma table, j’espère bien ; il pue comme une charogne ; je pense qu’il sera à sa place dans la cuisine, si les domestiques veulent le souffrir.

Le vieux seigneur n’osa pas résister, et il sortit lui-même avec son pauvre, et mangea avec lui à la cuisine. Après souper, il voulut le faire coucher dans une chambre près de la sienne, car il se sentait attiré vers ce pauvre, sans savoir pourquoi, et son cœur battait avec force. Mais la dame dit encore, d’un ton courroucé :

— Cet animal-là ne couchera pas dans le château ! Conduisez-le à l’étable aux vaches !

Le seigneur n’osa encore répliquer, et il fallut obéir. Le pauvre resta au château, car il était si faible qu’il ne pouvait se tenir sur ses jambes, et tous les jours le seigneur allait le visiter, et il lui portait en cachette du pain blanc, de la viande et du vin ; il restait longtemps près de lui, et lui prodiguait les soins les plus empressés et les plus affectueux.

Un jour, il lui fallut s’absenter pour quelque temps, et, avant de partir, il recommanda à ses valets de bien traiter son cher pauvre et de ne le laisser manquer de rien. Mais, à peine fut-il parti, que sa femme fit appeler un garçon d’écurie et lui donna un peu d’argent pour tuer le pauvre et mettre son corps en terre, dans le bois qui touchait au château ; ce qui fut fait.

Quand le seigneur revint de voyage, son premier soin fut de demander des nouvelles de son pauvre. On lui répondit qu’il était parti, de sa propre volonté, et qu’on ne l’avait pas revu depuis. Cette réponse l’étonna et ne le rassura pas. Un jour qu’il se promenait dans le bois, avec son chien, celui-ci se mit à gratter la terre, au pied d’un vieux chêne ; il le siffla et l’appela ; mais le chien n’obéissait pas, contrairement à son habitude, et il continuait de fouir la terre. Le seigneur alla jusqu’à lui et vit, avec étonnement, qu’il avait mis à découvert un bras d’homme. Il courut au château prendre une pelle et une pioche, et déterra un homme tout entier, qu’il reconnut facilement pour être son pauvre. Par un miracle de Dieu, il n’était pas encore mort ! Il le chargea sur ses épaules et le transporta au château. Il le coucha dans un bon lit, dans la chambre d’un pavillon isolé, et n’en dit rien à personne. Tous les jours, il lui préparait lui-même à manger et passait presque tout son temps près de lui.

Un jour, le seigneur voulut donner un grand dîner dans son château, et il y invita toute la noblesse du pays. Quand tous les convives furent placés à table, il sortit et revint, un instant après, tenant son pauvre par la main, et il le fit asseoir à côté de lui. Quand la dame vit cela, elle devint tout d’un coup aussi blanche que la nappe qui était devant elle, puis elle se leva de table et sortit de la salle, toute troublée. D’autres dames, la croyant indisposée, la suivirent. Mais son mari ne s’en émut pas : il était tout occupé à servir son pauvre.

— Que désirez-vous manger ? lui demanda-t-il ; je veux vous servir moi-même.

Un grand poisson était là, sur un plat d’argent, et le pauvre dit, en le montrant du doigt :

— Je mangerais volontiers de ce poisson.

— Quel est le morceau que vous préférez ? lui demanda encore le seigneur.

— La tête, s’il vous plaît.

Le seigneur lui servit la tête, et il y trouva une petite clé, qu’il reconnut aussitôt pour être celle de la ceinture de fer qu’il portait toujours autour des reins. Il prit la clé avec empressement, puis il se leva et parla de la sorte, en s’adressant à son hôte :

— Dites-moi, seigneur charitable et compatissant, n’aviez-vous pas un fils qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit un jour pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, vraiment, répondit le vieux seigneur, étonné.

— Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Hélas ! non.

— Eh bien ! c’est moi qui suis votre fils, et j’ai été en effet au paradis, voir saint Pierre, mon autre père ; j’y ai aussi vu le bon Dieu, et je vous apporte de bonnes nouvelles, et à ma mère aussi, quelque dure qu’elle ait été pour moi.

Le père se jeta dans les bras de son fils et le serra fortement sur son cœur, et ils pleuraient de joie tous les deux. Puis, s’adressant à un serviteur :

— Dites à votre maîtresse d’accourir, pour embrasser son fils, qui est revenu !

La dame revint, peu rassurée, et son fils lui parla de la sorte :

— N’aviez-vous pas un fils, qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, répondit-elle, en baissant la tête.

— C’est moi qui suis ce fils, et j’ai été au paradis ; j’ai visité aussi le purgatoire et l’enfer, et dans l’enfer, ma pauvre mère, j’ai vu votre siège, au milieu d’un feu horrible ! Mais, rassurez-vous pourtant, car, grâce à mon amour pour vous, Dieu m’a accordé de pouvoir vous sauver du feu éternel, au prix d’une pénitence bien dure et de douleurs inouïes.

Et lui présentant la petite clé trouvée dans le poisson :

— Prenez cette clé, ma mère ; ouvrez avec elle ma ceinture, et vous verrez alors ce que j’ai souffert pour vous !

Elle prit la clé et ouvrit la ceinture. Alors on vit un spectacle horrible et digne de pitié. Le corps du pauvre pénitent était tout lacéré et dépecé par les pointes aiguës, à un tel point qu’on voyait ses entrailles à nu ! Il n’en restait plus, pour ainsi dire, que le squelette ! Aussi, s’affaissa-t-il à terre et mourut sur le champ. Deux anges blancs arrivèrent aussitôt dans la salle, qui emportèrent l’âme bienheureuse au ciel.

Quant à la mère, elle pleura amèrement et changea de caractère et de vie. À partir de ce moment, le château fut changé en un hôpital, où l’on recevait indistinctement tous les malades, les pauvres et les pèlerins, et le châtelain et la châtelaine les soignaient eux-mêmes et les pansaient, comme de véritables infirmiers.

Peu après, ils moururent aussi, et ils allèrent au paradis rejoindre leur fils.

Puissions-nous tous y aller aussi un jour ! Amen ! répondit l’auditoire[3].

(Conté par Marguerite Philippe, 1870.)



  1. On sait qu’une des croyances favorites du moyen âge était la toute-puissance de la foi et de la pénitence finale.
    Un rapprochement curieux à faire, c’est celui de la seconde partie de ce conte avec la légende de saint Grégoire le Grand, dans le Gesta Ramanorum, chap. lxxix, page 197 de l’édition Jannet, Paris, 1858.
  2. L’Ankou, c’est la mort personnifiée.
  3. Cet épisode de la pénitence finale avec la ceinture garnie de pointes, et la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, se rencontre également dans un autre conte breton. Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, et que l’on trouvent plus loin.
    Dans la légende de saint Grégoire le Grand, nous avons également la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, au bout de dix-sept ans.
    L’épisode du mort resté sans sépulture et venant au secours du héros du conte, qui lui a fait rendre les derniers devoirs, est assez commun dans les récits populaires. On le retrouve dans Straparole, dans les contes slaves, et aussi dans des contes bretons de ma collection, et avec cette seule différence que le mort s’y présente sous la forme d’un renard.
    Il existe également dans Souvestre : L’Heureux Mao ; Sébillot, Le Petit roi Jeannot, conte gallot ; W. Webster, Le Merle blanc, Jean de Calais, légendes basques.
    Un conte basque du recueil de M. Webster présente de nombreuses analogies avec le nôtre, quant à la marche générale. Il est intitulé : Le Cilice, et se trouve pages 206-209 des Basque Legends ; en voici l’analyse : Un gentilhomme fait vœu d’aller à Rome, s’il a un fils ; sa femme lui donne peu après un fils. Quand l’enfant arrive à l’âge de sept ans, il voit que son père est triste, et il finit par apprendre que c’est parce que sa femme n’a pas voulu le laisser accomplir son vœu.
    L’enfant se met en route, et, après avoir voyagé sept ans, il arrive chez le Saint-Père, qui le fait entrer dans une chambre où il reste une heure (il croit y être resté deux heures), puis dans une seconde chambre, où il demeure deux heures, et il pense y être resté trois heures. Il entre dans une troisième chambre, où le Saint-Père l’enferme pendant trois heures. Il croit n’y être resté que trois minutes. Alors, le Pape lui dit que la première chambre est l’enfer, la seconde le purgatoire, et la troisième le paradis.
    Dans le paradis (troisième chambre), il avait vu son père, et sa mère se trouvait dans la première, c’est-à-dire en enfer. Il veut la sauver à tout prix, et le Pape lui met un cilice fermé par un cadenas dont il jette la clé à l’eau.
    Il revient, après un long voyage, chez son père, qui lui demande des nouvelles de son fils. Sa mère veut le mettre à la porte ; mais le père le garde à dîner et dit à sa domestique d’aller acheter le meilleur poisson du marché aux poissons ; le garçon va avec elle pour le voir vider, et il y trouve la clé du cilice.
    La mère essaie de le noyer, mais il s’échappe et ne dit rien. Un jour, il lui demande si elle reconnaîtrait bien son fils.
    — Oui, dit-elle, à une marque qu’il a sur la poitrine.
    Il se découvre ; mais la marque n’existe plus, parce que sa poitrine était toute meurtrie. Peu après, ils meurent tous les trois, et la domestique voit leurs âmes s’envoler, sous la forme de trois colombes blanches.
    L’épisode du fils, mendiant, malade et inconnu chez ses parents, rappelle l’histoire de saint Alexis