Légendes chrétiennes/Saint Éloi et Jésus-Christ

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DEUXIÈME PARTIE


le bon dieu, la sainte vierge, les saints
et le diable
voyageant en basse-bretagne.




I


saint éloi et jésus-christ.



Saint Éloi était forgeron et maréchal-ferrant de son état, comme tout le monde le sait[1]. On dit qu’il avait, sa forge au bord d’une grande route et qu’il ferrait, outre les chevaux des fermiers et des seigneurs du pays, ceux des voyageurs qui passaient. Comme il était un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous les côtés, et de fort loin quelquefois. Aussi, s’était-il fait représenter sur son enseigne en train de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu modeste au bas : Éloi, forgeron et maréchal-ferrant, maître des maîtres, maître sur tous.

Un jour, un voyageur passant devant sa forge s’arrêta pour lire l’enseigne, et, après l’avoir bien considérée, il sourit, puis entra et se présenta au maître comme un compagnon forgeron cherchant de l’ouvrage. Éloi avait besoin précisément d’un ouvrier forgeron, pour le moment. Il interrogea un peu l’inconnu sur ce qu’il savait faire.

— Je sais faire tout ce qui concerne l’état, lui répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de charrues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le reste.

— Combien de fois mettez-vous le fer au feu pour faire un bon fer à cheval ?

— Je ne l’y mets jamais plus d’une fois.

— Une seule fois?

— Oui, une seule fois.

— Moi aussi, je peux le faire en une fois ; mais je préfère l’y mettre deux fois ; c’est plus sûr. Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont il faut renouveler les quatre fers, et son maître l’attend impatiemment.

Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et retroussa ses manches de chemise. Puis, prenant du fer, il le mit dans le feu, souffla, l’en retira quand il fut rouge, et le battit sur l’enclume.

En un clin d’œil, il eut forgé ses quatre fers. Éloi le regardait faire et se disait à part soi :

— Voici un bon ouvrier !

L’inconnu alla ensuite au cheval, qui était attaché à un anneau fiché dans le mur, à la porte de la forge, et il lui coupa et détacha net un pied.

— Que faites-vous là, malheureux ? lui demanda vivement Éloi.

— Comment, maître, vous ne travaillez donc pas de cette façon ? C’est pourtant bien plus commode et plus vite fait. Voyez, cela va être terminé en un instant.

Et il serra le pied du cheval dans un étau, cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le remit à l’animal, comme devant, et lui en coupa un second, qu’il travailla de la même manière, puis un troisième, puis le quatrième. Eloi regardait en silence et n’en revenait pas de son étonnement.

— Qu’est-ce donc que cet homme ? pensait-il.

— Eh bien ! maître, lui dit le compagnon, quand il eut fini, que pensez-vous de mon travail ? Examinez-le, je vous prie.

Éloi leva, l’un après l’autre, les quatre pieds du cheval, examina bien les fers et la manière dont ils étaient cloués, et trouva que tout était parfait.

— C’est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et je te prends à mon service. J’emploie aussi cette méthode, quelquefois ; je préfère pourtant l’autre, celle de tout le monde ; je la crois plus sûre.

En ce moment, un homme entra tout essoufflé dans la forge et dit :

— Venez vite, vite, maître ! Mon cheval est malade à mourir ; je ne sais ce qu’il a ; il se jette violemment à terre, se roule sur le dos les quatre fers en l’air, puis il se relève et se jette encore à terre... C’est pitié de voir comme il souffre, le pauvre animal ! Venez vite, vous dis-je.

— Tu sais aussi soigner les animaux malades ? demanda Éloi au compagnon.

— Oui, maître, je sais aussi soigner les animaux malades, les chevaux surtout.

— Eh bien ! vas avec cet homme, et guéris-lui son cheval.

— Je le ferai, maître, avec le secours de Dieu.

Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan.

Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur dont le cheval venait de perdre un fer en route, et il demandait qu’on lui en mît un autre bien vite, car il était pressé.

Éloi se dit :

— Il faut que j’expérimente, sans plus tarder, la méthode de mon nouveau compagnon ; c’est plus commode et plus expéditif, et cela ne me paraît pas difficile. J’ai fait attention à la manière dont il s’y est pris, et je ferai comme lui de point en point.

Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du cheval auquel il manquait un fer, le serra dans l’étau, y appliqua un fer neuf, puis il se mit en devoir de le remettre en place à l’animal. Mais, hélas ! il avait beau faire, le pied n’adhérait pas à la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de sang qu’il s’affaiblissait à vue d’œil et que, ne pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui lui restaient, il finit par fléchir et tomber à terre, épuisé et râlant. Le seigneur, son maître, était furieux, et criait et menaçait de passer son épée au travers du corps du maréchal. Celui-ci ne savait où se fourrer pour échapper à cette colère bruyante.

Heureusement pour lui que son nouveau compagnon arriva à point pour le tirer d’embarras.

— Hâte-toi de me venir en aide ! arrive vite ! vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu’il l’aperçut.

Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de suite ce dont il s’agissait.

— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m’aviez dit que vous connaissiez parfaitement ma méthode ; et c’est ainsi que vous l’appliquez !

— J’aurai, sans doute, négligé quelque petite chose, balbutia Éloi, tout honteux ; mais hâte-toi de terminer l’ouvrage et d’arranger tout.

— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois.

Et le compagnon prit le pied du cheval, l’appliqua à sa place, où il se ressouda facilement, et l’animal se releva alors aussi bien portant et aussi dispos que s’il ne lui était rien arrivé.

Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu’il voyait, regardait son compagnon, qui lui parla alors de la sorte :

— Vous avez mis sur votre enseigne : Maître sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître sur tous est de trop, car vous voyez bien qu’il s’en peut trouver qui en savent encore plus long que vous. Adieu, et que cette leçon vous profite.

Et l’inconnu s’en alla, et Éloi, resté immobile et la bouche béante à le regarder, aperçut une auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit, alors seulement, que ce compagnon inconnu qui faisait des choses si merveilleuses n’était autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il brisa son enseigne et en mit une autre à sa place, plus modeste, et où l’on lisait seulement ces deux mots : Éloi, maréchal-ferrant. Il se convertit aussi au christianisme, car il était païen, et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne, et ailleurs aussi (i).


____________(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.)



(i) Saint Éloi est l’objet d’un culte particulier et très-répandu en Basse-Bretagne. On l’invoque surtout comme protecteur des chevaux, et, le jour de sa fête, et la nuit qui précède surtout, on voit sur les routes de longues files de chevaux se dirigeant vers les nombreuses chapelles qui lui sont consacrées, dans le pays. On les asperge et lave avec de l’eau de la fontaine du saint ; on leur en fait boire aussi, et on suspend aux murs de la chapelle, à l’intérieur, des crins arrachés à leurs queues, et souvent même des queues entières. Les mêmes pratiques superstitieuses ont lieu pour les bœufs et les vaches, dans les chapelles dédiées à saint Cornéli, ou Corneille, à Carnac, par exemple, et à saint Herbot, près de Huëlgoat.

J’ai vu, il y a une dizaine d’années, dans l’église du Ploëgat-Moysan, près du Ponthou (Finistère), une statue de saint Éloi qui traduisait, aux yeux la légende que l’on vient de lire. Il y était figuré, en effet, en maréchal-ferrant, les manches retroussées, les bras nus, portant un tablier de cuir et tenant sur l’enclume un pied de cheval détaché de l’animal et auquel il adapte un fer. Le cheval lui-même était à côté, s’appuyant sur trois pieds seulement.

Dans nombre d’églises ou de chapelles de Basse-Bretagne se voit encore la représentation de cette scène, entre autres dans la jolie chapelle dédiée à saint Éloi, dans la commune de Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Cf. la légende irlandaise recueillie par M. Kennedy, dans son recueil : Fire-side stories of Ireland, sous le titre de : Comment saint Éloi fut puni du péché d’orgueil. M. Loys Brueyre, qui l’a traduite et insérée dans son très-intéressant livre : Contes populaires de la Grande-Bretagne, l’accompagne de commentaires savants dont voici une partie :

« Une vieille poésie anglaise, réimprimée par Carrew Hazlitt (Carrew Hazlitt, Early popular poetry, vol. III), nous donne une des formes de la légende précédente sous le titre : Le Forgeron et sa dame. « Cy commence un traité du forgeron qui se forgea une dame neuve. »

« Cette légende est la reproduction, sous une forme chrétienne, d’une ancienne tradition Scandinave. L’ange gardien qui, sous les traits d’un forgeron, vient rabattre l’orgueil de saint Éloi, n’est autre que le fameux forgeron Vœlundr de l’Edda, dont tous les poèmes Scandinaves, allemands et anglo-saxons nous ont transmis les hauts faits, et qui a laissé son nom à une grotte du comté de Warwick. L’épisode de la jambe du cheval cassée, puis ressoudée, ne se retrouve pas dans les fragments de poèmes sur Wœlundr ; mais, dans un grand nombre d’histoires apparentées à cette légende, nous rencontrons des épisodes analogues à celui-ci. Un conte d’Asbjœrnsen (traduction Dasent) fait accomplir par un maître forgeron le même exploit que par l’ange gardien (dans la version bretonne, c’est Jésus-Christ lui-même) de saint Éloi. Il est même plus habile encore, car d’une vieille femme il peut faire une jeune fille, en la jetant dans sa fournaise. (Voir, pour cet épisode de la vieille femme changée en jeune fille, en la jetant dans une fournaise, la légende de La Fiancée de saint Piern, page 26 du présent volume.)

« La mythologie grecque reproduit le même mythe, sous différentes formes. Ainsi, Cérès, voulant rendre immortel son fils Triptolème, le couchait, chaque nuit, au milieu d’un foyer ardent. Suivant Pindare, Thétis en faisait autant à Achille ; Médée, digne sœur de Circé, rendit la jeunesse au vieil Eson, mais elle persuada aux filles de Pélias de couper le corps de leur père et de le faire bouillir dans un chaudron, afin de le rajeunir, ce qui ne leur réussit pas aussi bien. »

M. Jean Bladé, dans son intéressant recueil : Contes populaires recueillis en Agenais, donne également une légende où Jésus-Christ, voyageant avec saint Pierre et saint Jean, arrive chez un forgeron (on ne dit pas que ce soit saint Éloi) et lui donne aussi une leçon de savoir-faire et d’humilité, en détachant le pied d’un cheval pour le ferrer plus commodément ; puis viennent d’autres épisodes qui manquent à la version bretonne. Comparez encore les deux contes russes : Le Forgeron et le démon ; Le Pope aux yeux avides, du recueil de Ralston.

M. J. Quicherat croit entrevoir, dans le culte dont saint Éloi est généralement l’objet de la part des forgerons et des maréchaux-ferrants, un indice et comme un écho lointain d’un culte qui s’attachait, à l’origine, à quelque divinité gallo-romaine ou celtique, et dont le sens a été détourné au profit du christianisme, comme cela se voit très-fréquemment, tant pour les anciennes légendes et traditions populaires que pour les monuments de l’antiquité gauloise ou romaine restés l’objet d’un culte païen, dont on ne pouvait détacher les populations, comme la croix entée sur le menhir, la chapelle chrétienne bâtie sur un dolmen, les anciennes fontaines sacrées mises sous le patronage de la sainte Vierge ou des saints. Voici les paroles mêmes de M. Quicherat sur ce sujet, dans la Revue des Sociétés savantes :

« Pour moi, je ne serais pas éloigné de croire qu’il y eut dans l’Olympe gallo-romain un dieu ou un génie forgeron du fer de cheval. Les singuliers attributs de saint Éloi, dans l’imagerie du moyen âge, m’ont suggéré cette opinion. Vainement la vie du célèbre évêque de Noyon a été écrite par un autre évêque, son contemporain, avec la plus rare exactitude ; vainement cette biographie présente, sans interruption ni lacunes, l’enchaînement des travaux du saint, d’abord comme orfèvre attaché à l’administration des finances de Dagobert, et ensuite comme apôtre de la Belgique ; le peuple, transportant sur sa personne des réminiscences d’un autre temps, a fait de lui un maréchal-ferrant. Les peintres et les sculpteurs ont ajouté à son costume d’évêque le tablier de cuir ; au lieu de crosse, ils lui ont mis dans la main droite un marteau, tandis que de l’autre main il lui ont fait tenir un pied de cheval. Pour comble de bizarrerie, ce pied est détaché de l’animal, qui figure presque toujours, à quelque distance, ayant l’une de ses jambes de derrière coupée au jarret. Cette scène ne se rapporte à aucun texte, et les traditions débitées à son sujet ne sont que des légendes forgées à posteriori pour expliquer l’image. Il n’y a rien à dire, sinon qu’on voit là un de ces mythes païens qui, malgré les efforts de l’Église, ont pris place dans le christianisme. Trouvera-t-on que c’est abuser de la permission des rapprochements que d’établir un lien de parenté entre les fers votifs des sépultures antiques et les croyances perdues dont notre art religieux a conservé la dernière expression ? »





  1. Saint Éloi, l’ami du bon roi Dagobert, n’était pas un vulgaire forgeron, mais bien un orfèvre fort habile pour son temps. Le peuple, pour le rapprocher davantage de lui, l’a fait forgeron et maréchal-ferrant, dans ses traditions, par assimilation au forgeron Véland, de la mythologie Scandinave.