Légendes chrétiennes/Le pain changé en une tête de mort

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II


le pain changé en tête de mort.



Il y avait une fois deux hommes, deux riches cultivateurs de la même paroisse, qui paraissaient être bons amis ; et pourtant, en réalité, ils ne souhaitaient guère de bien l’un à l’autre. L’un s’appelait François Caboco, et l’autre Hervé Kerandouf.

François Caboco dit un jour à Hervé Kerandouf :

— N’iras-tu pas, lundi, à la foire de la Roche-Derrien ?

— Si vraiment, répondit Hervé ; j’ai un poulain à acheter, et j’irai à la foire pour voir si je trouverai ce qu’il me faut.

— Eh bien ! moi aussi ; j’ai besoin d’une vache, et si tu veux, nous irons ensemble, reprit Caboco.

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, je passerai par chez toi, de bon matin, lundi.

— C’est entendu ; mais viens un peu avant le jour, afin que nous arrivions de bonne heure à la foire.

— C’est bien ; j’arriverai un peu avant le jour.

Le lundi matin donc, François Caboco heurtait de son bâton à la porte de Hervé Kérandouf, avant que le soleil fût levé, et ils prirent ensemble le chemin de la Roche-Derrien. Comme ils gravissaient la grande côte de Berlinkenn, avant qu’il fît encore bien clair, — car c’était au mois de novembre, où les jours sont si courts, — Caboco tira tout à coup son couteau de sa poche, l’ouvrit et dit à Kérandouf :

— Fais ta dernière prière, car tu es au moment de perdre la vie !

— Est-il possible que tu veuilles me tuer de cette façon, François Caboco ?

Mais aussitôt, sans dire un mot de plus, le méchant le frappa au cœur et le tua raide. Puis il lui prit son argent dans sa bourse et, après avoir traîné son corps dans la douve, au bord du chemin, il continua sa route.

Mais, à partir de ce moment, une grosse mouche vint voltiger et bourdonner autour de sa tête, et il avait beau la chasser, elle revenait toujours obstinément, et il ne pouvait s’en débarrasser. Il se mettait en colère et jurait comme un diable ; mais c’était bien en vain : la mouche le poursuivait toujours, voltigeant et bourdonnant autour de sa tête. Cela lui parut singulier.

Il arriva à la Roche-Derrien et acheta un beau poulain, avec l’argent qu’il avait volé à Kérandouf, puis, sans s’arrêter davantage en ville, il reprit la route de la maison. La mouche le poursuivait toujours, et, durant toute la journée, elle n’avait pas cessé un seul moment de voltiger, en bourdonnant, autour de sa tête. La nuit même elle ne le quitta pas, et il ne dormit goutte. Alors il commença à avoir peur ; il se disait :

— C’est sans doute l’âme de Hervé Kérandouf ! Si elle me poursuit ainsi le reste de mes jours, je serai bien malheureux !

Le lendemain, il vaqua à ses occupations ordinaires, alla travailler aux champs, et la mouche le suivait toujours, et il ne pouvait l’atteindre, malgré tous ses efforts. Le jour suivant, ce fut la même chose, puis tous les jours et toutes les nuits. Il n’en dormait ni ne mangeait plus. Il devint triste et soucieux, et maigrit d’une manière effrayante. Enfin, il se décida à aller trouver un prêtre et à lui avouer tout en confession. La mouche le suivit jusque dans le confessionnal, et le prêtre entendait son bourdonnement, sans la voir. Quand il eut fait l’aveu de son crime, le confesseur lui dit :

— Cette mouche doit être l’âme de Hervé Kerandouf ; demandez-lui ce qu’elle vous veut, et faites comme elle vous dira de faire.

Et Caboco demanda à la mouche :

— Dis-moi, mouche, pourquoi tu me poursuis de la sorte, sans me laisser un instant de repos, ni le jour ni la nuit. Que veux-tu ? Parle, si tu le peux, et je ferai ce que tu me demanderas.

Et la mouche répondit :

— Il me faut ma revanche de l’assassinat de la côte de Berlinkenn ! Le premier morceau de pain que tu mangeras à la Roche-Derrien, où nous devions dîner ensemble le jour de la foire, sera cause de ta mort.

— Holà ! pensa alors Caboco, on ne me verra pas de si tôt manger du pain, ni même autre chose, à la Roche-Derrien !

Il avait dans la ville de la Roche-Derrien un oncle assez riche, qui mourut peu après ceci, sans laisser d’enfants. Il fut invité à assister à l’enterrement, comme les autres membres de la famille. Mais il ne s’y rendit pas, et ses parents disaient :

— Voyez donc François Caboco, qui n’est pas venu à l’enterrement de son oncle ! Mais quand il s’agira de partager ses biens, oh ! alors, il ne restera pas chez lui, sûrement.

Quand fut venu le temps de partager entre les héritiers l’argent et les biens laissés par l’oncle de Caboco, on fit connaître à celui-ci le jour où il fallait se rendre à la Roche-Derrien, chez le notaire. D’abord, il n’osa pas y aller, et il fit dire qu’il était malade. Comme il fallait qu’il fût présent, on prit un autre jour ; il y alla cette fois. Quand chacun eut reçu sa part et que tout fut terminé chez le notaire, tous les héritiers devaient dîner ensemble, dans la meilleure auberge de la ville. Mais Caboco partit aussitôt, pour s’en retourner chez soi, malgré toutes les instances que l’on fit pour le retenir. Il acheta, chez un boulanger, un peu de pain blanc, et le mit dans un sac qu’il avait emporté de la maison, afin de le manger sur la route, tout en marchant, une fois qu’il aurait quitté la ville. La mouche voltigeait et bourdonnait toujours autour de sa tête, et à mesure qu’il avançait, il sentait son sac, qu’il portait sur l’épaule gauche, devenir plus lourd, et bientôt il lui sembla qu’il y avait dedans, non plus un pain, mais une grosse pierre.

— Que veut dire ceci ? se disait-il en lui-même.

Et il n’osait pas ouvrir son sac, pour en retirer le pain. Quand il arriva à la côte de Berlinkenn, du sang commença à tomber goutte à goutte du sac sur ses talons, et la mouche voltigeait autour de lui et bourdonnait plus que jamais. Les gens qui passaient, en voyant le sang dégoutter de la sorte, disaient :

— Jésus ! qu’est-ce que cet homme-là a donc dans son sac ?

Quelqu’un lui dit :

— Hé ! l’homme, qu’est-ce que vous avez donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ?

Caboco ne répondit rien et continua son chemin ; mais il se sentit pris d’une grande frayeur.

Un peu plus loin, on lui demanda encore :

— Qu’avez-vous donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ? Vous êtes tout couvert de sang.

Il ne répondit rien encore ; mais il perdit la tête et se mit à courir à toutes jambes. On l’arrêta ; on lui enleva son sac, on l’ouvrit, et on fut bien étonné d’y trouver une tête de mort !

Le pain s’était changé en une tête de mort !

— C’est la tête de Hervé Kérandouf ! s’écria quelqu’un ; oui, c’est elle, je la reconnais bien ! C’est cet homme qui l’a assassiné ! Il faut le livrer à la justice !

On fit prévenir les archers de la Roche-Derrien, et Caboco fut conduit en prison.

Il fut jugé et condamné à être pendu et brûlé, et ses cendres furent jetées au vent.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)